Entretien exceptionnel avec Alain Damasio, auteur de « la Horde du Contrevent », qui raconte comment il a transposé son univers littéraire dans le jeu vidéo « Remember Me » (première partie).
Auteur en 1999 de « la Zone du Dehors », bouillonnant roman de science-fiction anarchiste, le Français Alain Damasio se retire ensuite en Corse pour façonner seul, pendant trois ans, un livre-monde sans équivalent : « la Horde du Contrevent », paru en 2004 et aujourd’hui écoulé à plus de 120 000 exemplaires.
À la croisée de Nietzsche, Miyazaki, Mallarmé et Deleuze, ce chef-d’œuvre des littératures de l’imaginaire nous transmet quasi physiquement, via une narration polyphonique et une écriture pleine de musicalité, les idées de lien, de mouvement, de combat collectif.
Depuis, Damasio a cofondé Dontnod, studio de jeu vidéo parisien à l’origine des singuliers « Remember Me » (2013) et « Life is Strange » (2015). Dans la première partie de cet entretien-fleuve exceptionnel, il retrace cette aventure lancée grâce à un milliardaire bulgare…
« Remember Me », jeu vidéo, bande-annonce, 2013 :
Pouvez-vous nous raconter la naissance de Dontnod ?
Quand je me joins au projet, cela fait déjà un an qu’Oskar Guilbert (directeur général, ex-Ubisoft), Aleksi Briclot (directeur artistique, célèbre illustrateur), Jean-Maxime Moris (directeur créatif, ex-Ubisoft) et Hervé Bonin (directeur de production) se réunissent tous les mercredis pour discuter. Le thème est celui de la dérive (d’où le titre originel de « Remember Me », « Adrift »), qui touche beaucoup Hervé, féru de science-fiction qui vient d’atteindre la quarantaine. Aleksi, que j’ai rencontré aux Utopiales à Nantes, me dit qu’ils réfléchissent à un jeu vidéo situé dans un Paris futuriste inondé. Ils recherchent un scénariste. J’accepte.
« Remember Me », jeu vidéo, plongée dans le « Néo-Paris » :
Pourquoi ?
Le jeu vidéo est aujourd’hui le média numéro 1 par lequel les gamins s’auto-éduquent, se lient les uns aux autres, construisent leur imaginaire et leur rapport au monde… Seuls des lettrés s’intéressent à « la Horde du Contrevent ». Le jeu vidéo, lui, est encore très populaire et corrélé à l’industrie du divertissement. Je souhaite alors le porter vers quelque chose de plus noble, de plus spéculatif, politique et critique surtout, à la façon des romans du XIXe siècle qui tiennent à la fois du feuilleton et de l’interrogation sur la société. Par ailleurs, j’adore l’excitation associée à la création d’entreprise et aux débuts de projets.
« Le début de Dontnod, c’est le miracle d’un milliardaire qui accroche à l’équipe et croit en nous »
En 2008, vous fondez Dontnod. Comment financez-vous la société ?
Hervé et Oskar déposent une technologie sur les fluides en 3D qui gagne un prix et une subvention de 50.000 euros au concours national d’aide à la création d’entreprises de technologies innovantes. Ensuite, il y a le quasi-miracle d’une rencontre avec un mécène bulgare, qui va accrocher au projet, croire en l’équipe et nous soutenir pendant sept ans en risquant une partie de sa fortune pour nous.
« Strange Days », bande-annonce du film de Kathryn Bigelow (1995), influence majeure de « Remember Me » :
Par quoi commencez-vous ?
À partir de l’univers en réalité augmentée proposé par Hervé, j’établis une première bible narrative de 200 pages. J’imagine un moteur implanté dans le névraxe cervical qui enregistre tout ce que l’on perçoit, le Sense Engine, abrégé en Sensen. Cet outil de digitalisation des instants vécus se généralise à 90% de la population.
À partir de cette idée, proche de « Strange Days », j’édifie une société dans laquelle toute l’économie se fonde sur les souvenirs – de stars, de badauds, de snuff… –, qui sont une marchandise-clé stockée et commercialisée par la mégacorporation Memoreyes. Évidemment, cela ne suffit pas à poser un conflit dramatique propice à un jeu vidéo, donc au sein de ce monde, je place des révoltés, des pirates capables d’implanter, effacer ou voler des fragments mémoriels, et qui comprennent bien que Memoreyes manipule notre identité (qu’elle soit collective ou individuelle). Ce qui me mène à l’héroïne, une hackeuse qui remixe l’esprit des gens pour changer leur comportement.
Hélas, nous nous apercevons rapidement que certaines idées sont inutilisables (l’injection et la suppression de souvenirs sont des actions trop simples, trop brutales), et nous y greffons des briques de gameplay : combat, traversal (déplacements, sauts, grimpette…), etc.
EXCLUSIF : le premier document rédigé par Alain Damasio pour « Remember Me » :
« L’écriture en équipe du premier script de “Remember Me” est si forte et usante que j’en fais des crises d’épilepsie »
C’est alors que vous faites appel à une équipe de scénaristes.
Oui. Après cette année de boulot en solo, je souhaite écrire mon troisième roman, et je me rends compte que je ne pourrai pas mettre en place un univers entier rapidement. Dontnod me fournit un budget, et je bosse pendant huit mois à mi-temps avec sept personnes : Stéphane Beauverger, auteur de science-fiction édité comme moi par La Volte et qui a une immense expérience dans le jeu vidéo chez Ubisoft ; Léo Henry, un vrai gamer écrivain ; son compère Jacques Mucchielli, philosophe politique et écrivain, hélas décédé en 2011 ; ainsi que des professionnels du cinéma et de la série télévisée qui nous apportent une perception aigüe des enjeux visuels et narratifs : les réalisateurs Amine Mestari et Bruno Raymond-Damasio (mon frère), les scénaristes Jean-Luc Cano et Eline Le Fur (« Plus belle la Vie »).
Ensemble, nous refaisons toute la société en (et d’ici) 2084 : technologie, politique, divertissements, énergie… S’y ajoutent 15 fiches sur les personnages principaux et 25 sur les monstres (seuls trois ou quatre d’entre eux seront conservés). Les deux derniers mois, nous façonnons le script tous ensemble, une expérience si forte et usante que j’en fais des crises d’épilepsie !
La bible définitive totalise 1.000 pages A4, un truc énorme avec plein d’images ensuite compacté en 200 pages et traduit en anglais. Je pense que peu de jeux vidéo ont été aussi fins et approfondis sur ce point.
À quel degré participez-vous à la direction artistique ?
Avec Aleksi Briclot et Michel Koch, nous définissons trois types d’architecture : le Deep Paris (favelas et bidonvilles inondés), le Mid Paris (« modulaire », avec des ensembles augmentés soit horizontalement soit verticalement, notamment inspirés des travaux très fluides de l’Irakienne Zaha Hadid, mais aussi de Jean Nouvel, Christian de Portzamparc et d’autres récipiendaires du prix Pritzker) et le High Paris (immenses gratte-ciels façon Dubaï, imprégnés de space opera). Dans le jeu, le High Paris est le plus classique : il rappelle plutôt les skylines des villes américaines des années 70.
On sent qu’une histoire hante les lieux de « Remember Me ».
Oui. D’emblée, Aleksi Briclot et Michel Koch souhaitent modeler un espace habité, réaliste, fonctionnel. Les espaces du Mid Paris, où le joueur circule, sont très chouettes. Autour de la Place Saint-Michel, on a des blocs haussmanniens « futurisés » par des touches de design, des hologrammes, une lumière particulière… On reconnaît Paris, la fontaine, l’ange Gabriel. C’est la ville de Dontnod, ils la comprennent, Aleksi y vit et y sort tous les soirs, il la respire et cela se sent.
Le résultat est très beau, vraiment AAA (un jeu triple A répond aux plus hauts standards de production, ndlr), mais en suis-je satisfait ? Non, nous pourrions aller beaucoup plus loin. Quand je bâtis un univers, j’ai en tête une cohérence globale, et quand l’équipe ajoute des caméras de surveillance, je proteste. Pour moi, la société de contrôle du futur, ce n’est pas cela : les gens ont des puces implantées en eux, ils sont tracés directement et on n’a plus besoin de les filmer.
Finalement, les caméras sont restées.
Malheureusement. Mais je le comprends : pour le joueur, elles constituent, associées à des drones volants, une façon très simple de rendre visible le thème de « Remember Me ».
Quand on regarde une capture d’écran ou une bande-annonce, on saisit tout de suite ce dont le jeu parle.
Oui. Alors que dans le scénario d’origine, les autorités contrôlent tes déplacements dans Paris en fonction de ton niveau d’hygiène, des virus et maladies que tu portes, etc.
Comme les portiques dans « la Zone du Dehors »…
Sauf que là, cela permet d’écarter les pauvres au nom de la sécurité sanitaire. C’est une idée passionnante de Jacques Mucchielli et d’Amine Mestari, que nous allons ensuite essayer de réinventer via des scans mémoriels (pour accéder à tel quartier, on doit prouver qu’on en a des souvenirs, donc qu’on y habite), en vain – ce sera trop complexe à exécuter.
Dans la postface de « la Zone du Dehors », vous dites que le livre a été écrit dans « un but, unique : comprendre, en Occident, à la fin du XXe, pourquoi et comment se révolter ». En imaginant la société du futur de « Remember Me », avez-vous approfondi cette question ?
Oui, sur un point : les réfugiés environnementaux, ces gens nés dans des régions dévastées à cause du climat. Quand ils essaient de migrer, ils sont repoussés [ils n’ont pas encore d’existence juridique]. C’est une injustice criante qui devrait susciter une empathie immédiate. Nous avons consulté des simulations et d’ici la fin du siècle, avec l’élévation du niveau de la mer, le Bangladesh par exemple sera en partie rayé de la carte, ainsi que pas mal d’îles.
Notre Néo-Paris est donc entourée d’eau et surélevée, et cent mètres en-dessous du « meriphérique », où circulent des bateaux, se déploient des sortes d’ilots de survie. Ceux-ci sont peuplés de réfugiés climatiques qui tentent de s’approcher de la digue et de pénétrer dans la ville via les égouts. Ce thème n’apparaît presque plus dans le jeu final.
Quand présentez-vous « Remember Me » à des éditeurs ?
À la Game Developers Conference de San Francisco, en 2009. Sony est séduit. Nous passons le premier greenlight en août, ils nous disent non, exigent d’orienter davantage le jeu vers le genre action RPG. En octobre, ils nous approuvent.
« Sony a des problèmes budgétaires et renonce à six projets, dont “Remember Me” »
Et, fin 2010, des compromis s’imposent…
Oui. Le grand patron de Sony Monde nous dit qu’il ne comprend pas grand-chose au memory remix, qui autorise le joueur à réarranger les souvenirs des personnages. Et en cascade, le directeur de Sony Europe, qui nous soutenait un mois auparavant, se retourne, de même que le producteur qui avait dit amen à toutes les milestones (étapes de développement définies à l’avance par un contrat liant le développeur et l’éditeur, ndlr) depuis dix mois. David Smith (« LittleBigPlanet ») prend la manette et suggère de fusionner hacking et memory remix.
Dans la foulée, l’équipe refonde le personnage qui n’est plus un hacker révolutionnaire, mais un assassin mémoriel. Je m’y oppose autant que je peux, car j’ai peur que nous nous fassions écraser par « Assassin’s Creed » sur ce créneau, et que le sujet du jeu, la lutte contre une forme de gouvernementalité, s’efface.
Les rues de Néo-Paris, par Michel Koch.
En définitive, Sony abandonne « Remember Me », qui est repris par Capcom. Pourquoi ?
Sony a des problèmes budgétaires. Le producteur qui nous suit doit renoncer (« killer » comme ils disent poétiquement) à six projets. Il apprécie beaucoup le jeu mais il nous lâche car nous sommes le prototype même du jeu risqué : nouvelle propriété intellectuelle, nouvelle équipe, nouveau studio.
La raison principale pour laquelle Scylla Cartier-Wells, la « méchante » de « Remember Me », déteste le monde entier est une… simple blessure à la jambe causée par un accident de voiture, dont elle tient sa fille pour responsable. Ce « trauma fondateur » m’a paru particulièrement faible. C’est d’autant plus gênant que cette révélation intervient à la fin du jeu et en constitue le cœur émotionnel : en piratant la mémoire de Scylla, l’héroïne, Nilin, découvre que celle-ci est sa mère, et que son père, le « méchant », a construit le Sensen afin d’effacer chez Nilin les souvenirs douloureux liés à l’accident. Ce « trauma » vient-il du scénario d’origine ?
Non. L’idée que Scylla ait une jambe artificielle y était depuis le début, mais liée à des expérimentations extrêmes sous shoot mémoriel. Les contraintes de production, qui sont énormes en matière de coût, ont obligé Stéphane Beauverger à travailler sur quatre memory remix seulement et à en concevoir un en « poupée russe », qui réutilise des scènes cinématiques déjà tournées. L’idée était astucieuse, assez dickienne même, et connaissant l’équation qu’il devait résoudre, je trouve qu’il s’en est bien sorti, mais effectivement, cela fonctionne comme une révélation un peu forcée dans le récit.
La liberté scénaristique en jeu vidéo est un trompe-l’œil : beaucoup des « choix » que nous faisons sont là pour raccorder des ilots de level design, réduire le nombre de scènes cinématiques, alléger les coûts. Le scénario originel de « Remember Me » est un thriller cinématographique de 4 heures environ, écrit en équipe et assez virtuose à mes yeux. Il était juste impossible à réaliser en jeu vidéo, ou alors avec le triple de notre budget.
« Remember Me » décrit surtout un trauma familial qui a pour conséquence et arrière-plan un univers totalitaire. Le regrettez-vous ?
Oui, bien sûr. C’est un sujet de grogne rétroactive et de frustration pour moi parce que je rêvais d’un jeu beaucoup plus puissant et habité politiquement, beaucoup plus dérangeant aussi sur ce plan. Là encore, Stéphane Beauverger a fait le maximum dans les conditions de production qui étaient les nôtres.
La dimension subversive et révolutionnaire des terroristes devait travailler de l’intérieur l’univers dystopique de « Remember Me » et Stéphane y tenait aussi beaucoup. Quand il a repris la direction narrative en 2010, il a tenté de faire vivre le maximum de contenu politique dans l’univers de Néo-Paris, notamment en s’appuyant sur une narration sonore et environnementale (tags, ambiances, contenus cachés, cris des leapers…), mais il a eu très peu d’espace pour la développer, énormément de contraintes à gérer et peu de ressources dialogiques. Le gameplay, orienté combat et traversal, se prêtait mal à une réflexion plus poussée. Et il fallait assurer une conduite minimale de récit concentrée sur l’héroïne pour que l’aventure conserve un sens.