Capture écran de la session de test du Reading Club, en juin 2013, à partir d’un texte sur le P2P de Michel Bauwens, les couleurs représentent les interventions des différents "lecteurs". © DR
< 20'10'13 >
“Avec le Reading Club, la lecture n’est pas un impensé”
On pourrait croire (à tort), que le “Reading Club” est un mélange de “Fight Club” et de “Bookfighting” (les batailles de livres du collectif orléanais Labomedia). Sauf que l’activité du “Reading Club” est avant tout la lecture, mais une lecture active, en réseau, participative, collaborative et performative.
Ce projet, Annie Abrahams et Emmanuel Guez l’ont voulu nomade et partagé, et ont sollicité, outre des institutions IRL comme la Bpi du centre Pompidou ou le Jeu de Paume à Paris, des partenaires “réseaux”, à l’instar de Furtherfield, centre d’art et de ressources numériques londonien, et de Poptronics. Quand Annie Abrahams (net-artiste exigeante et dont Poptronics aime le travail) nous a parlé du “Reading Club”, il ne nous a pas fallu longtemps pour accepter la proposition ! Cette “arène interprétative” avait le goût de l’expérimentation.
En juin a ainsi débuté le premier test (auquel j’ai participé). Puis, au cours de l’été et début septembre, le dispositif a été affiné et rendu public. Ce lundi et mardi 21 et 22 octobre, la quatrième session en ligne, depuis Furtherfield, choisira pour textes originels un extrait du “Hacker Manifesto” de McKenzie Wark, et des bribes des “Arpanet Dialogues”, ces conversations pré-chatrooms des années 1970 auxquelles ont participé Yoko Ono, Marcel Broodthaers, Jane Fonda ou encore un certain gouverneur Ronald Reagan.
Annie Abrahams et Emmanuel Guez ont tous deux le goût de l’expérimentation. La preuve ? Pour répondre à quelques questions afin de présenter leur projet, ils ont aussi sec organisé une session du “Reading Club” entre eux ! Ce que vous lirez ci-dessous est donc la version finalisée de cette session. Le processus d’écriture est visible sur le site du Reading Club (en cliquant sur la flèche en haut à droite).
“Reading Club” est une “expérience de lectures performatives en ligne”. Dans cet énoncé, quel terme privilégiez-vous ?
L’expérience, aussi bien du point de vue de l’acte de lire (et d’écrire) en commun que, pour le spectateur d’assister activement à ces moments de lecture grâce au chat. L’expérience, également dans le sens où le pilotage du projet et les différentes sessions du Reading Club nous font expérimenter différentes conditions de lecture et d’écriture.
La lecture est généralement considérée comme quelque chose d’un peu désuet (cf les crises du livre et de l’écrit dont l’édition ou l’éducation se plaignent régulièrement depuis l’avènement du numérique). Est-ce pour réhabiliter la lecture que vous avez imaginé “Reading Club” ?
Avec le “Reading Club”, la lecture n’est pas un impensé, un arrière-plan. Le texte peut être facilement décomposé et recomposé. C’est toute la radicalité du texte qui devient visible. Les mots, le texte permettent ce que les images peuvent seulement indiquer. Il est plus proche de la temporalité de la pensée, amène une certaine lenteur, un retour au slow. Le texte donne de la place à la réflexion. L’image globalise, fuit partout, englobe, mais ne voyage pas.
Vous invitez des critiques, des artistes, des performers à participer collectivement, en partage, à l’expérience “Reading Club”. Pourquoi ?
Parce que sans participation, le “Reading Club” ne fonctionnerait pas ! C’est un dispositif qui est fait pour des gens qui aiment lire, qui aiment écrire et qui aiment partager. Ces trois actions sont réunies et objectivées au sein d’un même temps et un même espace. Mais le “Reading Club” n’est pas réservé aux mondes de l’art et de la littérature. Nous aimerions proposer un “Reading Club” à un public plus large sur une durée plus longue, par exemple, une série de sessions pendant 10 à 12h d’affilée.
Vous expliquez que “Reading Club” est inspiré des “Reading Group” de Brad Troemel et du “Department of Reading” de Sönke Hallman. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces expériences ?
Ces deux projets mettent au centre des textes existants et demandent d’y prêter attention, de les lire ensemble et puis d’en discuter. Troemel faisait ça plutôt dans le contexte assez classique d’un workshop, qui s’appelait Reading Group, sur des intervalles irréguliers. Hélas, les archives ont disparu du net. Le projet “Department of Reading” (2006) de Sönke Hallman est en revanche beaucoup plus proche du nôtre. C’est une interface, une combinaison d’un chatbot, écrit en python et un wiki, développé pour ralentir et explorer l’acte de lire et écrire dans un groupe.
Ayant participé à la première expérience de “Reading Club”, j’ai été surprise de la latitude d’intervention des “lecteurs” sur le texte, transformant cette session test de lecture partagée en session d’écriture, ou plutôt en “battle” d’écriture. Un jeu très amusant, stimulant, agaçant, aux règles simples, et qui a abouti à la réécriture totale et fatalement à l’émergence d’un tout autre texte à l’arrivée. Aviez-vous prévu ce “jeu de massacre” à revoir en couleurs ?
Il faut prendre en compte que la session à laquelle tu participais était une session de test pendant notre résidence au Zinc (Marseille). Nous avions soigneusement choisi quel lecteur allait travailler sur quel tesxte (sic), mais l’interface a connu de nombreux bugs. Nous avons été alors obligés de faire un seul tesxte avec un groupe de lecteurs très hétérogènes. C’est vrai que l’utilisation de la couleur amène à jouer avec le côté visuel de l’interface, surtout si le texte est tourné sur lui-même, propose une réflexion qui se mord la queue.
Comment avez-vous réglé les curseurs et établi, voire modifié, les règles du jeu de “Reading Club” ?
Le réglage n’est pas fixe. Nous redessinons à chaque session les modalités de lecture, les règles du jeu. Nous pouvons agir sur l’identification des lecteurs (en supprimant la couleur, ils deviennent anonymes), sur la durée, la longueur et le nombre de caractères. Par exemple, une courte durée ne permettra pas beaucoup de réflexion. Une faible dépassement du nombre des caractères obligera les lecteurs à jouer sur les lettres plutôt que sur des phrases, etc. Le choix des lecteurs par rapport au texte originel choisi est également important. Nous savons par exemple qu’un performeur cherchera à occuper l’espace, à faire “trembler” l’interface.
Vous évoquez la notion d’“arène interprétative” dans la présentation du projet. On ne peut s’empêcher de penser à la violence des commentaires, des twittos, des phrases les plus agressives jetées en pâture sur l’Internet par la blogosphère etc., bref, à cette autre arène textuelle qu’est le Web dans son ensemble, et encore plus le Web 2.0 des réseaux sociaux. Dans quelle mesure “Reading Club” est-il une critique, une mise en abîme de cette arène-là ?
Le “Reading Club” ne critique pas cette agressivité que tu décris. Par ailleurs, le “Reading Club” n’est pas un dispositif critique, mais plutôt quelque chose qui rend possible une nouvelle forme de critique, réalisée en commun. Ce que révèle le “Reading Club”, c’est qu’une lecture et une écriture en commun passent par l’émotion, par des tensions, par des lignes de force, mais aussi par une certaine euphorie. Tout acte d’écriture implique une certaine violence symbolique. Cette violence se traduit ici par la maîtrise de l’espace d’écriture (n’oublions pas que le nombre de caractères est limité). Il reste qu’à la fin, il y a un texte et toute la session que nous conservons en archive et qui est visible grâce à une timeline. Ils matérialisent la pensée, les affects, les émotions des lecteurs à ce moment-là.
Quel est le statut du texte final, qui en est l’auteur, et d’après les différentes expérimentations menées (dans des configurations simples ou multiples, de la Friche à la Bpi de Beaubourg), comment ce statut est-il questionné ?
Nous avons notre spécialiste, Antoine Moreau, l’un des fondateurs de la Licence Art Libre, sous laquelle nous avons placé toutes les productions du Reading Club. Le texte final d’une session nous intéresse moins que le processus de lecture et les stratégies d’écriture qui l’accompagnent. Pour répondre à la question, disons que le texte final est à la fois le produit du dispositif que nous avons conçu et d’un processus qui est l’œuvre des lecteurs invités, sans oublier l’auteur du texte originel – vous remarquerez que nous n’avons pas utilisé le concept d’“original”–. Nous sommes donc plusieurs auteurs...
Le rendez-vous, la performance, le texte… Autant de concepts qui sont mis à mal sur les réseaux informatiques, où l’émiettement des pratiques, la consultation et production massive d’images (vidéo, photo) pousse dans une toute autre direction. Votre projet n’a-t-il pas quelque chose de “démodé”, qui défend l’écriture (celle d’un auteur, celles des lecteurs), le poids des mots plutôt que le choc des photos ?
Si la question, c’est “sommes-nous old fashion”, nous répondons que c’est opposer le texte à l’image qui est ringard (ça ne se voit pas mais on est en train de rire). Si tu regardes la timeline, tu peux voir comme le film d’une pensée en commun en train de se faire.
Le choix des textes est-il le fruit de longues discussions ? Les auteurs sont plutôt (pour ce qui concerne les premières éditions de “Reading Club”) des personnalités engagées (artistes ou chercheurs). S’agit-il d’inventer une forme de controverse 2.0 ?
Pas nécessairement, les textes sont choisis en commun avec le partenaire de la session. Parfois ça prend beaucoup de temps, parfois nous avons tout de suite une intuition qui plaît à tous les partenaires. Nous aspirons à ce que les textes choisis reflètent les préoccupations de la structure ou l’institution qui accueille la session (et les nôtres). Nous ne cherchons pas la controverse, elle est déjà là tout le temps, partout. Nous voulons plutôt créer une situation de confrontation, poser au lecteur la question de savoir comment choisir sa place, son attitude envers les autres qui traitent et maltraitent le texte en même temps que lui, de le mettre dans la situation de voir évoluer une pensée à laquelle il participe, mais qu’il ne maîtrise pas.
“Reading Club” s’internationalise avec cette nouvelle édition depuis Furtherfield. Comment gérez-vous la question de la langue ? A la Bpi, le texte choisi était signé Mez, une artiste, qui, expliquez-vous, “écrit ses noms et ses textes comme des noms d’applications et comme des lignes de codes informatiques”. Une solution à la question de la traduction ?
La langue est celle du texte d’origine. La différence existe.
Regardez Mez 3.9.11 _i_dentity_x _or[s]c[h]ism_ (2005-09-29 06:17) (à lire ici).
Recueilli par annick rivoire
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