Deuxième jour du récit d’expédition polaire d’Agnès de Cayeux et Maëlla Mickaëlle, journal de bord du projet d’installation en VR « 360 notes prises au Nord », réalisé cet été au Groenland pendant 5 semaines.
Cimetière de Nuuk, photographié à la Game Boy. Riches et pauvres ont droit à la même croix blanche, et à la vue sur l’océan. © Copyleft
< 27'06'23 >
Carnet de bord du cercle polaire, jour 2, Cimetery

Deuxième jour de l’expédition polaire d’Agnès de Cayeux et Maëlla Mickaëlle au Groenland, sur les traces de l’imaginaire arctique pour réaliser « 360 notes prises au Nord ». En amont de ce projet de film en 360 pour la VR, Poptronics accueille ici leur carnet de bord, fragments de la bande-son à venir illustrés d’un reportage rétrogaming – les photos sont réalisées sur une Game Boy, la console de jeux de la fin des années 1980.

Jour 2. Cimetery

Où il est question des deux cimetières de Nuuk, capitale du Groenland : l’ancien, situé au pied du nouveau datacenter, et le nouveau, à deux pas de l’ancien datacenter. Et de rêveries empruntant aux Hétérotopies de Michel Foucault et à un songe de Franz Kafka.

(liminaires)

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Ici, en France, un ancien cimetière, c’est un vieux cimetière, un truc qui date, avec une histoire dédiée, noble de ce nom, situé en plein centre d’un bourg, aux abords d’une église du XIème siècle par exemple. Ici, au Groenland ou ailleurs, sur ces îles sans terre, sans possibilité de caveaux, de forages pour corps morts, un ancien cimetière est un endroit où nous ne pouvons plus entasser les corps. Un endroit décédé. Ainsi, il y a les anciens et les nouveaux cimetières.

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Je me repose dans l’ancien cimetière de Nuuk, là, juste au pied du nouveau data center, près du fjord. Ces corps et ces données – stockées là. Le nouveau cimetière, lui, se trouve sur la route de Sioqqinneeq, à l’abri des regards et des vents. C’est ainsi que les morts et les données se côtoient sur cette masse rocheuse. Il faut quelques secondes pour effacer un monde, écrit le poète.

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Je me suis accroupie dans le nouveau data center, j’ai enregistré le mouvement de nos serveurs, je suis restée là à plus de 85 décibels, j’ai attendu des heures entières. Il faut quelques secondes pour effacer un monde, écrit le poète. Puis, je suis allée marcher sur cette plage à l’orée de l’ancien cimetière. Que ferons-nous de nos données lorsque nos banquises auront disparu, lorsque nos datacenters ne seront plus que d’antiques cimetières de souvenirs de 0 et de 1 ?

(rêveries)

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Elle courait le long de la route, je ne la voyais pas, je remarquais seulement sa façon de se balancer en courant, de laisser voler son voile, de lever le pied, j’étais assise au bord du champ et contemplais l’eau du ruisseau. Elle courait à travers les villages, des enfants étaient aux portes, ils la regardaient venir et la suivaient des yeux.

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Je traversais une ville glacée avec mon père. Nous arrivâmes devant une porte, descendîmes d’un tramway sans sentir que nous descendions et entrâmes par cette porte. Derrière elle s’élevait une paroi raide que mon père escalada presque en dansant, ses jambes flottaient tant la montée lui était facile. Il y avait aussi une certaine absence d’égards envers moi dans le fait qu’il ne m’aidait pas, car je n’arrivai en haut qu’avec la peine la plus extrême, à quatre pattes, après être retombé fréquemment comme si la paroi s’était faite plus raide à mesure que je grimpais. Ce qui rendait la chose la plus pénible, c’était que la paroi était couverte d’excréments humains qui restaient accrochés par paquets sur moi, surtout sur ma poitrine. Le visage penché, je le regardais et passais la main dessus. Quand je fus arrivé en haut, mon père, qui sortait déjà de l’intérieur d’un bâtiment, me sauta au cou, m’embrassa et me serra contre lui. Il portait un froc que je me rappelle bien avoir vu autrefois, démodé, court, rembourré à l’intérieur comme un sofa.

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L’espace ne fait qu’un depuis l’horizon jusqu’à l’intérieur de ma chambre atelier ; et le bateau qui passe vit dans le même espace que les objets autour de moi. Le mur de la fenêtre ne crée pas deux mondes différents.

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Ma terrible fatigue et ma joie, comment l’histoire se déroulait sous mes yeux, j’avançais en fendant les eaux. À plusieurs reprises durant cette nuit, j’ai porté le poids de mon corps sur mon dos. Comme tout peut être dit, toutes les idées, si insolites soient-elles, sont attendues par un grand feu dans lequel elles s’anéantissent et renaissent. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut écrire avec cette continuité, avec une ouverture aussi complète de l’âme et du corps.


(Re)lire l’épisode 1 du Carnet de bord polaire par ici.

agnès de cayeux 

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