Ils étaient les stars de l’E3 2015, le salon international du jeu vidéo à Los Angeles du 16 au 18 juin. Pourtant, les casques de VR ont encore du chemin à faire pour enrichir l’expérience de « présence ». Nicolas Barrial, un vétéran de « Second Life » qui documente sur son site depuis plus de dix ans l’évolution de la réalité virtuelle, établit pour Poptronics un état de l’art des recherches neuro-scientifiques sur la téléprésence, la nausée, l’effet de latence
Le projet VIEW de la Nasa en 1985, l’ancêtre de l’Oculus Rift. © DR
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De la nausée à la présence, la réalité sur la réalité virtuelle

La réalité virtuelle héberge une sensation inédite avec d’autres médias : la présence. Cette notion ésotérique, qui compte encore peu d’initiés, est considérée comme le vecteur idéal de contamination pour trouver de nouveaux adeptes. En quête d’un fondement neuro-scientifique à cette impression d’y être, et alors que je pensais rencontrer le cerveau, j’ai rencontré le corps.

En 2012, l’équipe en charge du développement de l’Oculus Rift fut confrontée à un phénomène qui aurait pu donner un coup d’arrêt à la réalité virtuelle grand public : la nausée. Ce qui sonnait comme un roman de Jean-Paul Sartre était en fait la motion sickness, autrement dit le mal des transports. Pas terrible, mais c’était aussi le signe que la réalité virtuelle des casques était « psychoactive ».

Le problème ne réside pas tant dans le fait de se déplacer dans un contenu virtuel tout en restant assis et donc immobile, mais plutôt que se crée un décalage que l’on appelle « latence » lorsque l’on tourne la tête, le temps que le décor s’aligne numériquement. La latence peut être assimilée à un ralentissement, le fameux « lag » bien connu des joueurs en ligne.

Living with Lag, l’expérience suédoise qui a testé la latence dans la vraie vie :

Carrément malade

On ne parle pas seulement d’une détérioration de l’expérience. Avec un écran sur les yeux, la latence rend carrément malade. Ce qui faisait dire à Brendan Iribe, le CEO d’Oculus : « Les gens sont prêts à faire beaucoup de sacrifices pour la technologie mais la nausée n’en fait pas partie. » Le plus cocasse, c’est qu’au bureau d’Oculus, le boss était le plus sensible au phénomène.

Peut-être aurait-il dû s’enquérir de cette étude de l’armée américaine datant de 2005 traitant du mal des simulateurs dont souffraient les soldats : « Peu sont morts du mal des transports (sic) mais, dans ses griffes, certains ont voulu mourir », pouvait-on lire. Surtout, le document citait parmi ses références un article de 1992 qui prophétisait : « Le mal des simulateurs peut-il être un frein à la diffusion des environnements virtuels ? »

Cet article signé du chercheur italien Biocca et publié dans la revue « Presence : Teleoperators and Virtual Environnements », faisait émerger une notion nouvelle, cette « présence » qui allait bientôt devenir le Graal de la réalité virtuelle –et sans doute tirer d’affaire nos amis d’Oculus, car nous allons voir que la nausée et la présence sont les deux faces d’une même pièce.


S’il y a prudence, il y a présence. © MiddleVR

La « présence » en VR, que l’on peut traduire simplement par la « sensation d’y être », a fait l’objet d’études dès le début des années 1990, à l’heure des premiers appareils d’immersion tête haute. La plupart des publications à son sujet sont d’ailleurs réunies dans cette revue aux éditions du MIT.

En version originale, la définition de la « présence » connaît quelques variantes : « Social presence : the sense of “being together with another” » (Heeter, 1992) ; « The sense of being there » (Lombard & Ditton, 1997) ; « Telepresence : the phenomenal sense of “being there” in the virtual environment » (Biocca, 1997).

Présence et conscience…

La « présence » est devenue si essentielle pour la réalité virtuelle que les deux notions vont se confondre. Faisant dire à un spécialiste français de la VR pro, Sébastien Kuntz, ex-Dassault Systèmes : « Se sentir présent dans une pièce vide, c’est de la réalité virtuelle, ne pas se sentir présent dans un bel environnement, ce n’est pas de la réalité virtuelle. »

Être ou ne pas être, telle est finalement la question. En effet, définir la présence dans la réalité virtuelle n’aurait pas été possible ou crédible si notre vision de la conscience de soi, dans notre bonne vieille réalité, n’avait elle aussi évolué. Une évolution sous la forme d’un schisme scientifique que l’on peut dater également des années 1990.

Une nouvelle approche du soi, compilée dans « L’erreur de Descartes » (ed. Odile Jacob), par le neuroscientifique Antonio Damasio, met un point d’arrêt à la division arbitraire entre le cerveau et le corps. Pour le chercheur américano-portugais, « l’esprit s’incarne dans le corps, nous ne sommes pas encerveaulés ». Damasio distingue trois états du soi :

● Le proto-soi : la carte du corps

● Le soi-noyau : l’entité née des rencontres avec le monde extérieur

● Le soi étendu ou autobiographique : un enregistrement des propriétés que nous découvrons sur nous-mêmes.


Un scaphandre d’immersion dans la VR pour un « proto-soi » bien incarné. © Tesla Studios

Surprise, comme une preuve de la filiation de la « présence » en VR avec les travaux de Damasio, en 2004, trois scientifiques italiens traitant de la rééducation cognitive par la VR reprennent les éléments de Damasio et remplacent « soi » par « présence ».

Ce n’était sans doute pas l’objectif des chercheurs, mais on peut, à partir de là, juger de la qualité d’une expérience d’immersion :

● Proto-présence : de quoi disposé-je pour « être » ?

● Présence-noyau : quels liens puis-je tisser avec l’environnement ?

● Présence-étendue : cela est-il signifiant ou correctif ?

Comment créer les conditions de la présence ? Philip Rosedale, le créateur du monde 3D en ligne « Second Life », propose une définition de la VR alambiquée mais qui apporte une première réponse : « La réalité virtuelle est une expérience sensorielle dans laquelle les résultats de nos actions sont conformes à nos expériences passées. »

En somme, il faut donner à notre cerveau ce qu’il s’attend à trouver. Une réponse de l’environnement rapide à nos sollicitations, certes, mais aussi la possibilité de trouver ses abattis. En effet, Antonio Damasio associe la conscience du soi à la survie : si l’on arrive pas à distinguer son corps dans l’environnement, nous ne sommes pas en sécurité.

Ainsi la nausée peut-elleêtre un signal qui nous dit : « Sors de là tout de suite ! » Ce qui reviendrait à dire que plus de présence, c’est moins de nausée. Une expérience récente menée à l’université de Perdue (Indiana) va dans ce sens : l’ajout d’un nez virtuel dans le champ de vision ferait baisser le mal des transports de 13% chez les passagers de montagnes russes virtuelles.


Le nez virtuel de l’université de Perdue. © DR

Il s’agirait donc de tromper efficacement notre cerveau. Et qui d’autre qu’un réalisateur hollywoodien pour s’exprimer sur le sujet ? Kris Milk qui s’intéresse de près au média VR l’affirme :

« Avec la réalité virtuelle, vous hackez le système audiovisuel de votre cerveau et vous le nourrissez avec des stimuli suffisamment proches de ceux qu’il attend pour qu’il les perçoive comme réels. »

Et il ajoute : « Nous passons de la suspension d’incrédulité, comme lorsqu’on regarde un film ou lit un livre, à une époque où nous devrons nous rappeler de ne pas croire. »

Et là encore, on retrouve un scientifique derrière ces propos : Mel Slater, qui dirige le labo EventLAB (neuroscience et technologie) à l’université de Barcelone, a effectué les recherches les plus récentes sur la question. Il établit une distinction entre la présence cognitive, perceptible quand on joue à un jeu vidéo, quand on regarde un film, ou même en lisant un livre, et la présence perceptive, qui implique de tromper les sens de manière réaliste, par la vision, le toucher, l’odorat ou encore la proprioception (la perception par le placement du corps).

On peut imaginer à terme de véritables scaphandres qui s’adresseront à la totalité de nos sens et de notre corps, comme on peut le voir aujourd’hui avec la motion capture dans le cinéma. Seule contrainte : il faut rendre ces techniques synchrones. Et l’on en revient à la problématique du temps de traitement des données. Merci la science donc, la technologie tente de suivre…

En attendant, à partir d’une littérature scientifique étonnamment abondante, les markéteurs de la VR vont s’en donner à cœur joie. A commencer par Sony, qui, lors de la présentation du casque Sony Morpheus, a bien résumé la problématique de la VR : « La VR est un média, la VR est sociale, la présence est la killer app. »

Rappelons que la killer app se dit d’une application qui non seulement va plaire à son utilisateur, mais va lui faire acheter un périphérique. Il ne s’agit même plus d’évoquer les contenus, la présence est le fait du casque. Comme ça, on est tranquille.

Plus près de nous, en avril, alors que Facebook intronisait ses efforts en matière de VR au cours de sa conférence F8 (le leader des réseaux sociaux a racheté Oculus Rift en mars 2014), si la présence n’a pas été directement évoquée, que dire de cette assertion martelée lors du talk : « Toute réalité EST virtuelle » ? A grand renfort de flyers sur fond de pilules bleues et rouges et d’illusion d’optique, les cadres de Facebook ont carrément mis sur un même plan les deux réalités.


Le slogan new age de Facebook. © DR

En étant un peu suspicieux, on pourrait traduire le discours ainsi : si la réalité n’est qu’une question de perception et que nous n’en saisissons qu’une portion congrue, la réalité virtuelle peut être tout aussi fidèle en restitution. Toujours est-il que la question du minimum requis pour atteindre la présence n’est toujours pas résolue. Pour s’en faire une idée, une conversation sur Skype est à 100 millisecondes. Pour la VR, les chercheurs parlent d’un seuil de latence acceptable sous les 20 millisecondes. Les casques actuels délivrent actuellement moins de 50 millisecondes. Mais si l’on ajoute la latence contenue dans les logiciels, on est loin du compte…

La VR à dose homéopathique…

La présence en VR n’est pas un état permanent, mais plutôt une petite dose que l’on trouve parfois au coin d’une rue de la virtualité. Personnellement, j’ai ressenti la présence dans une expérience sous Oculus Rift : alors que je voyais mon corps de substitution (un corps primitif qui ne me permettait pas d’actionner mes membres), j’ai délibérément tenté de lever les bras. J’ai fini par me conformer à la position de mon avatar et sagement posé mes mains sur mes genoux.

En cherchant à comprendre cette notion de présence, j’avais pensé creuser du côté du cerveau. Or, ce qui caractérise la réalité virtuelle immersive, ce n’est pas le cerveau, c’est avant tout le corps ! Un univers de poupées russes où le corps contient le cerveau qui contient le corps et où il faut non seulement remplacer l’imagerie de l’environnement mais aussi, la cartographie du soi.

Au-delà des atermoiements sur le succès de la réalité virtuelle grand public, celle-ci produit déjà des effets. Stéphane Bouchard, titulaire de la chaire de recherche en cyberpsychologie clinique à l’université du Québec (Canada), traite les phobies de ses patients grâce à la réalité virtuelle.


Le retour de la nausée ? Stéphane Bouchard ne recule devant rien pour traiter les TOC de propreté en immersion. © UQO

Dans sa thèse sur l’efficacité des processus virtuels versus les processus réels, le cyberpsychologue fait référence aux travaux de Matthew Lombard et Theresa Ditton qui écrivaient dès 1997 : « En pensant le corps comme un canal d’information, un dispositif d’affichage ou un dispositif de communication, nous arrivons à l’idée du corps comme une sorte de simulateur pour l’esprit. Mais comme dans un simulateur, le software et le hardware ne peuvent être séparés. Ils contribuent tous deux à la fidélité de la simulation. » Et de citer McLuhan, qui écrivait que les médias sont des extensions de nos sens…

nicolas barrial 

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