Les dessous de L.H.O,, un détournement du Knowledge Graph de Google par Albertine Meunier, dévoilé pour l’ouverture de la Fiac (la foire internationale d’art contemporain de Paris).
Marcel Duchamp, le premier net-artiste ? Un détournement du Knowledge Graph de Google, pied de nez au moteur de recherche tout autant qu’au marché de l’art signé Albertine Meunier. © DR
< 24'10'13 >
Le ready-made-hack qui rhabille la Joconde, Duchamp et Google

Evidemment, ce n’est pas tout à fait un hasard si Albertine Meunier dévoile sa performance en cette période faste pour le marché de l’art, Fiac oblige. Evidemment aussi qu’à peine dévoilé, le grand géant Google fera en sorte d’effacer toute trace du hack, en contraignant l’artiste à retirer ses pages du réseau ou, plus certainement, en modifiant le code de son “Knowledge Graph” pour éviter d’autres interventions intempestives.

De quoi s’agit-il donc ? D’une incursion maligne (au double sens du mot, rusée et un peu roublarde...) dans les pages de présentation simplifiée des requêtes d’internautes à partir de “L.H.O.O.Q.”, la pièce d’anthologie d’un certain Marcel Duchamp. Où l’on peut lire, sur la colonne de droite que “"L.H.O.O.Q." est une œuvre d’art de 1919 de Marcel Duchamp, parodiant La Joconde de Léonard de Vinci. Son titre est à la fois un homophone du mot anglais look et un allographe que l’on peut ainsi prononcer : « elle a chaud au cul ». Wikipedia” Jusqu’ici, tout va bien. En revanche, sous le nom de l’artiste, la période de l’Histoire de l’art dans laquelle s’inscrit Duchamp est le… “Net.art”. C’est là qu’intervient le ready-made hack d’Albertine. Le gribouillage dada de Duchamp sur une reproduction de La Joconde date en effet de 1919… à cette date-là, le net-art ne pouvait pas exister !

“Les Dessous de L.H.O.”, dernière “installation” en ligne d’Albertine Meunier, s’inscrit dans la droite ligne de l’œuvre de Marcel Duchamp. Mais Albertine Meunier, qui revisite l’Histoire de l’art à travers le prisme de Google, ne se contente pas de cette seule incursion. Elle affuble un certain nombre de pièces emblématiques de Marcel Duchamp d’une catégorie totalement fantaisiste : sont ainsi estampillés “net-art” la “Fontaine” (l’urinoir posé et transformé en Ready-Made par Duchamp), la “Roue de bicyclette”, le “Porte-bouteille” du même Duchamp, tandis que le “Nu descendant l’escalier” relève de la catégorie “peinture à l’huile”.

Son détournement s’émancipe du support, ce n’est plus l’image d’une œuvre « blockbuster » qui est raillée, mais son indexation dans l’encart sémantique de Google. Et la lecture de ce hack se fait double. Côté art, l’étiquette “net-art” apposée à Duchamp se charge de symbolique et permet de défendre ce mouvement, voire d’affirmer son existence (l’un des fondateurs du Net.art, Vuk Cosic, en a annoncé le décès dès 1996). Côté Net, “les Dessous de L.H.O.” sont aussi la continuation d’une bataille des David (artistes) contre les Goliath (géants du web). Une frange d’artistes numériques s’intéressent à l’influence et à la normativité qu’imposent les multinationales du Web et aux mirages de certains discours technologiques (l’Internet des objets, le cloud…). Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls, puisqu’on voit de plus en plus de “gourous” de la cyberculture lancer l’alarme. A l’instar de Jaron Lanier, multi-inventeur à l’échelle du réseau (la réalité virtuelle, c’est lui), qui critiquait récemment dans “le Monde” la fausse gratuité qui viderait de sa substance la révolution numérique.

Amazon, Google, Apple… Ces dernières années, on a vu des artistes tenter de déjouer le leader de la vente en ligne (“Amazon noir”, d’Alessandro Ludovico, Paolo Cirio, Ubermorgen, 2007), comme les réseaux internet propriétaires (“Dead Drops”, d’Aram Bartholl, 2010), le cloud (“Cloud Tweets”, de David Bowen, 2013) ou encore les échanges P2P (“The Pirate Cinema”, de Nicolas Maigret, 2013)…

Ce serait à tort qu’on interpréterait ces pièces comme une simple dénonciation critique. Comme Duchamp a pu se moquer ouvertement avec “L.H.O.O.Q.” de la question du genre de La Joconde, tout en dégommant à sa manière une figure de l’Histoire de l’art (Léonard de Vinci), ils cherchent eux aussi à ouvrir le débat, à remettre en question les normes, surtout lorsqu’elles s’imposent sans discussion. Ils ne sont pas anti-techno, comme Duchamp n’était pas anti-art. Ils contribuent à dessiller les yeux des internautes qui utilisent massivement les outils numériques sans plus jamais poser la question de leurs limites. En ce sens, ils aident à appréhender les enjeux citoyens des nouvelles technologies.

Albertine Meunier, pseudo derrière lequel se cache (à peine) une ingénieure designeuse travaillant dans l’industrie des télécoms, s’est déjà distinguée par ses propositions poétiques et critiques en pointillé : c’est elle qui fait danser les tweets au fond d’une bouteille de liqueur désuète quand un ange passe sur le réseau de micro-bloguing (“L’angelino”, 2009), c’est elle aussi qui a initié le formidable réseau des mamies cyber, “Hype(r)Olds” les “Gangs de seniors connectées” (avec Julien Levesque, complice qui partage la Tapisserie, lieu atelier où se mitonnent entre autres chaque année des projets alternatifs à la Fiac, à partir de l’url “lafiac.com”).

Elle a ce talent de pointer les outils et leurs capacités illimitées qui redessinent des usages. Ainsi dans “les Dessous de L.H.O.”, elle lève un petit bout du voile sur le “Knowledge Graph” de Google, qui voudrait transformer son moteur de recherches en moteur de connaissances. Google est déjà hégémonique sur les requêtes en ligne grâce à ses algorithmes de classement. Le “graphique des connaissances” apparaît depuis le printemps dernier à droite des résultats de requêtes quand on saisit le nom d’une personnalité, le titre d’un film ou d’une œuvre. “Obtenez les réponses à des questions que vous ne vous vous étiez encore jamais posées, et parcourez des collections et des listes de résultats”, annonce la page de démonstration. “Nous élaborons un gigantesque graphique d’éléments du monde réel et des liens entre eux, afin de vous présenter de résultats plus pertinents.” Voilà l’ambition affichée.

Albertine Meunier attire notre attention sur l’hégémonisme à peine voilé de Google qui, sous couvert d’avancées technologiques (le web sémantique, pour faire court), propose de réunir toute la culture du monde dans une machine à connaissances. Sauf que la machine n’est pas infaillible, démontre fort à propos Albertine, puisqu’elle a pu en détourner les résultats en toute impunité pendant trois mois (depuis le 27 juillet, précisément)...

Alors que chaque jour apporte son lot de révélations Snowden, prouvant que la vie connectée = la vie surveillée, cette petite leçon de choses relève de la salubrité publique !

annick rivoire 

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