« Clients », jusqu’au 16/04 à 21h au théâtre Paris Villette. Parc de la Villette, 211, avenue Jean Jaurès, Paris 19e.
« Carnet de bal d’une courtisane », Grisélidis Réal, éd. Verticales.

En ligne, la pétition « Non à la pénalisation des “clients” de prostitué.es ».
Manifestation le 2/05 à l’appel du Strass (Syndicat du travail sexuel) à Paris.

Coucou, c’est l’ordre moral, vous me reconnaissez ? Un rapport parlementaire paru mercredi 13 avril intitulé « En finir avec le mythe du plus vieux métier du monde » propose, sur l’exemple de la Suède, de pénaliser les clients des prostitué(e)s. « L’ambition d’une démocratie avancée ne peut être que d’envisager, à terme, la disparition de la prostitution », estiment les députés de cette mission parlementaire, soutenus par la ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale, Roselyne Bachelot, pour qui « il n’existe pas de prostitution libre et consentie ».
Pour rappel, la prostitution n’est pas un délit en France, et certains s’inquiètent que ce haro lancé sur le client ne parasite la question des droits des travailleu(r)ses sexuelles. Si le débat fait rage entre politiques, prostituées, associations, on entend peu les intéressés eux-mêmes, à quelques exceptions près (le téléphone du comédien Philippe Caubère doit pas mal chauffer ces jours-ci, merci, ça lui permet au moins de trouver une tribune dans « Libération » pour régler ses comptes avec sa mère). Coïncidence du calendrier, c’est à l’occasion d’une pièce nommée « Clients », au théâtre Paris-Villette, qu’ils commencent à se manifester. En avant-première, Poptronics diffuse leur toute nouvelle prise de parole, sous la forme d’une pétition.

Car les clients sont plutôt du genre taiseux. Pas d’associations, pas de marches en rangs serrés dans la rue, de rares témoignages individuels… C’est du théâtre qu’arrive leur voix, par la grâce d’un de ces moments où la culture rentre pile-poil en collision avec l’actualité. « Clients » met en scène un texte de Grisélidis Réal (1929-2005), immense écrivain suisse – libre, drolatique – et prostituée activiste pour qui « la prostitution est un acte révolutionnaire ». De 1977 à 1995, elle dresse dans son petit carnet noir la liste de ses clients. Cette base de données à usage personnel, éditée plus tard sous le titre « Le Carnet de bal d’une courtisane », répertorie minutieusement, façon pense-bête/façon panse-bêtes, 220 clients par ordre alphabétique en une suite de portraits rapides : prénom, âge, allure, détail psychologique ou biographique, préférences en matière de prestations sexuelles, prix de la passe.

« Alex. Sourd, petit, visage un peu dur – ne bande pas. »
Grisélidis Réal, qui à l’époque n’officie plus sur le trottoir mais à domicile, renseigne son fichier de pute comme d’autres établissent des fiches de police. « Alex. Sourd, petit, visage un peu dur – ne bande pas – à manipuler avec tendresse et une extrême douceur. 80 francs. Ne pas sucer. Baise tant bien que mal. Bernard 3. Blond bon enfant, 43 ans, vit chez son vieux beau-père de 70 ans (celui qui a assassiné son pauvre petit chat). Sucer, baise, 100 francs. ». Etc. X 220 fois.

« Clients » (extrait), par Clotilde Ramondou, 2011 :


La comédienne Clotilde Ramondou a mis en scène ce texte et l’interprète. Entourée d’un chœur de douze hommes (les clients), qui l’approchent, se tiennent à distance, mènent chacun une drôle de danse, et chantent aussi (des Lieder de Schubert), elle réussit le tour de force de rendre palpable et fascinant un collectif humain resserré dans des lignes basées sur la répétition. Variations de la notice technique, énumération clinique, poésie de la liste, scansion du détail… Autant de vertus littéraires, et une autre, sans doute moins littéraire, une vision de la sexualité résumée à ce qu’elle peut parfois être : des actes, un contrat et des gens, splendeurs et misères réunies. La pièce se joue jusqu’à demain soir, samedi 16 avril, on vous la recommande chaudement.

Un manifeste des 343 salauds ?
Le débat sur la prostitution, lui, risque de se prolonger au-delà du 16 avril. Samedi dernier, avant la représentation, il était déjà question de clients et de putes lors d’une table ronde organisée par le théâtre autour de quelques prostituées. Des historiques de la parole militante, au discours brise-la-morale, qu’on retrouve en première ligne des manifs et partout où il s’agit de défendre leur métier, de réaffirmer leur liberté et leur choix et de bien marquer la différence entre, d’une part, la traite, l’esclavage et l’exploitation économique et, de l’autre, la prostitution librement exercée. Ce ne sont pas les mêmes sujets, répètent-elles.

Pour l’une d’elles, Sonia Verstappen, « les prostituées ne diffèrent pas des autres femmes, sauf que pour nous, le sexe n’est pas sacré. On peut travailler avec cette partie du corps, l’utiliser comme un masseur utilise ses mains, comme un boxeur utilise ses poings, comme un politicien utilise son cerveau ! Euhhhh… » Toutes sont sévèrement remontées contre la pénalisation annoncée du client. « Ce qui nous réunit aujourd’hui, résume Gabrielle Partenza de l’ANA (association pour les prostituées âgées), c’est l’hypocrisie de la position française. Un client, c’est un homme sur trois. Messieurs, comptez-vous. » C’est vrai ça, y a-t-il seulement un client dans la salle ? L’un d’eux prend la parole. Au fil de son intervention naît l’idée d’un texte collectif de clients. « Une sorte de manifeste des 343 salauds ? », plaisante quelqu’un.

Relayer la parole des prostituées
Ce même homme lance donc une pétition, « Non à la pénalisation des “clients” de prostitué.es », rédigée en urgence avec d’autres personnes du théâtre. Elle est à lire en ligne ou ci-dessous :

NousClientsdeProstituees

Il s’agit de Jean-Christophe Marti, le chef de chœur de la pièce, celui qui fait chanter Schubert aux « Clients ».

Poptronics lui a demandé ce qui l’avait poussé à avancer à découvert : « Pendant ce débat m’est apparu comme évident que la parole des clients devait relayer celle des prostituées. Mais client, ce n’est pas une identité, je parle en tant que citoyen. C’est en tant que tel que je me sens concerné par la liberté publique, la liberté des corps, des métiers liés au corps, la prévention sida, la santé publique. »

D’après lui, si les clients ne parlent pas, « c’est parce qu’être client est considéré comme quelque chose de sale. La société et les lois font tout pour conforter ce préjugé. On fout une honte dans la tête des gens, qu’on entretient par des lois qui encouragent la clandestinité. Si c’était seulement le fait de la religion et de quelques imbéciles de politiques, ce serait trop beau : avouer une sexualité liée à la prostitution suscite des peurs ou des visions péjoratives. C’est à chacun d’être franc et de travailler ces choses-là dans sa vie, sinon, on est tous condamnés au puritanisme, privé ou public. »

« Toutes les classes sociales, toutes les sexualités »
Mais c’est quoi d’abord un client ? « On parle toujours de misère sexuelle, comme si les clients étaient tous de pauvres types célibataires malheureux qui attendent la tombée de la nuit pour aller épancher leur libido pulsionnelle et répugnante auprès de femmes elles-mêmes répugnantes, opportunistes et victimes d’un système auquel les hommes contribueraient. Il suffit de se poster dans un lieu de prostitution, par exemple au bois de Boulogne, pour se rendre compte que les clients, ce sont des retraités très riches, des pères de famille, des gamins des cités, des étudiants qui rigolent… C’est absurde de penser qu’il y a un profil type de clients. Ça concerne toutes les classes sociales, toutes les sexualités… des milliers de gens par jour dans des lieux qui peuvent parfois ressembler à d’immenses aires de jeux sexuels. En général, c’est un trop-plein qui explique la prostitution, une trop grande richesse sexuelle, libidinale, fantasmatique, pas tellement une misère. Ce sont ces clichés misérabilistes qui alimentent les idées réacs. »

Grisélidis toujours là
Plutôt que le misérabilisme et la répression, Jean-Christophe Marti attend des politiques un discours cohérent : « La prostitution étant légale en France, il faut que ce cadre légal donne des droits légaux aux personnes et des protections. Des actions sur le plan de la santé publique et de la prévention – plus il y a de clandestinité, plus il y a de dangerosité ; des droits sociaux pour les travailleu(r)ses du sexe ; une lutte contre les trafics mafieux et l’esclavagisme. Depuis la loi Marthe Richard de 1946, l’Etat n’a jamais clarifié son rapport à la prostitution, restant dans une perspective abolitionniste pas vraiment claire, un entre-deux saumâtre, qui met tout le monde dans la merde. »

L’objet de la pétition, c’est d’unir la voix des clients à celle des prostituées, pour un but commun : éviter que ce rapport débouche sur un projet de loi proposant la pénalisation des clients. La voix des « Clients » saura-t-elle fédérer à l’extérieur des murs du théâtre ? « Plus on sera nombreux mieux ce sera, simplifie Jean-Christophe Marti. Personnellement, j’aurais été moins attentif à ce qui se passe en ce moment autour de la prostitution si je n’avais pas été sur scène à jouer Grisélidis Réal. »
Plus de cinq ans après sa mort, plus de trente-cinq ans après avoir mené la révolution des prostituées à Paris, la voix de Grisélidis Réal résonne encore. La reine des putains n’a pas fini d’emmerder le monde.

(Mise à jour, 16h) Un site a été créé pour permettre de faire circuler et signer la pétition :
http://www.nonalapenalisationdesclientsdeprostituesprostituees.net/

julie girard