Interview de Nathalie Magnan, responsable avec Laurence Allard et Delphine Gardey d’une anthologie française de Donna Haraway : « Manifeste cyborg, et autres essais. Sciences - Fictions - Féminismes », qui vient de paraître aux éditions Exils, 336 pp., 29 €.
« Le Manifeste cyborg » et autres textes, la plupart inédits en français, de Donna Haraway. © DR
< 20'11'07 >
Haraway invite humains, machines et animaux à la table des négos
Attention aux gorilles — en particulier ceux qui furent « naturalisés » par le chasseur d’images, Carl E. Akeley et installés au musée américain d’histoire naturelle de New York ! Car Donna Haraway, professeure célèbre du non moins célèbre département d’histoire de la conscience à Santa Cruz (Californie), les a étudiés de près, ces gorilles naturalisés, et a narré leur histoire complète, depuis leur chasse jusqu’au programme de leur muséification. « Le patriarcat de Teddy Bear », ainsi s’intitule ce chapitre taxidermique de son « Manifeste cyborg et autres essais, sciences-fictions-féminismes », qui vient de paraître en France. Enfin ! Dans ces six longs articles, enfin l’histoire des sciences, technologies numériques incluses, change de perspective, se coule du côté du féminisme et du post-colonialisme, non pour pleurnicher sur l’exclusion, mais pour discuter et pour « se » discuter également, c’est à dire pour agir. Témoin, ce fameux « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », écrit par Donna Haraway en 1985. Traduit en français en 2002 (dans « Connexions : art, réseaux, media »), il prend ici une toute autre saveur, ou plutôt une toute autre vigueur. Car il ne s’agit pas ici, une fois de plus, d’analyser la « machine » d’un point de vue nostalgique, le point de vue de l’humain peut-être, mais de constater que nous sommes tous des machines et des humains, qu’il n’y a pas de différence parce qu’il n’y en a jamais eu, sinon dans des dispositifs scientifiques, c’est-à-dire des dispositifs de pouvoir et de domination, opérant dans la séparation entre l’imagination et la réalité matérielle, la science et la fiction. Toutes ces dualités, qui comme l’identité, sont des catégories qu’une politique critique des sciences n’a plus lieu de penser ; ou comme le propose Donna Haraway : « Etre un c’est trop peu et deux n’est qu’une possibilité parmi les autres ». Poptronics a interrogé Nathalie Magnan, l’une des trois éditrices et traductrices, avec Laurence Allard et Delphine Gardey, de cette anthologie très-très attendue. Cyberféministe et tacticienne des médias, Nathalie Magnan, auteure de « La vidéo entre art et communication » et de « Connexions : art, réseaux, media », avec Annick Bureaud, a suivi dans les années 80 l’enseignement de Donna Haraway.
Nous voilà donc avec une traduction française de cette auteure mythique, Donna Haraway. Tout d’un coup, nous voilà poussés hors de notre « espèce humaine »... Pour aller où ? Grâce à son approche interdisciplinaire des cultural studies, Donna Haraway décode la culture, au sens donné par Clifford Gertz, « des histoires que l’on se raconte » collectivement pour décrire le monde et donc s’en emparer. Ces histoires sont alors non plus racontées du point de vue de Dieu mais d’un « point de vue situé ». Sa réécriture engendre, décolonialise, queer-ise, animalise, inclue nos relations à la technologie et au final dévie ces histoires de leur sens habituel pour produire de meilleures descriptions, des positionnements politiques plus pertinents.
Les cultural studies sont de nos jours produites dans les universités, mais les études les plus intéressantes se situent toujours « entre » plusieurs modes opératoires, dont l’activisme. C’est en partie ce qui explique l’incroyable porosité que l’on trouve dans ces textes entre une articulation théorique et un décodage du contexte historique dans lequel il s’inscrit. Loin d’un corporatisme universitaire isolé dans son campus et des combats rhétoriques entre spécialistes carriéristes qu’on connaît trop bien en France, ses analyses des représentations insistantes de la famille nucléaire, de l’hétérosexualité comme norme, et - pour aller très vite - ses déconstructions du féminisme victimaire, sont un des multiples axes très concrets qui nous aident à nous situer, à prendre des décisions et à construire. Nous ne sommes ni dans une technophobie prétendument féminine ou féministe-naturaliste, ni dans une glorification de la technologie et de ses utopies libératrices ou dystopiques des cyber cow-boys. La
politique responsable est celle d’une négociation des frontières
entre les humains, les animaux, les machines, c’est une politique qui
plaide pour le plaisir et la nécessité d’une constante renégociation. Ici, l’ironie est une stratégie rhétorique, une méthode politique, qui permet de faire émerger des contradictions insolubles, ce sont les prémisses du « Manifeste cyborg ». Ses textes sont drôles, qui nous surprennent par la justesse de la re-écriture d’histoires connues. Comme ce « Patriarcat de Teddy Bear », qui rapporte la constitution du Musée d’Histoire naturelle de New York, un musée qui a généré tous les autres du même nom, conçus au départ pour préserver la nature pour les générations à venir au moment où les grands mammifères disparaissent d’Afrique. Dans cette histoire revisitée convergent entres autres l’émergence de la taxidermie, l’invention des dioramas, les grands safaris et les relations de race et de classe avec les boys, les relations de genre au travers des différents rôles qu’ont pu jouer les compagnes accompagnant les chasseurs, mais aussi le temps passé à chasser le spécimen de gorille mâle et le peu de temps passé à abattre le spécimen femelle, et bien sûr les clubs de chasseurs (les grands notables d’Amérique du Nord) qui ont financé cette entreprise scientifique de restitution de la « nature », maintenant empaillée et mise en scène, pour éduquer le public (lire : normer). Comment passe-t-on de l’étude des animaux aux cyborgs ? Avec le « Manifeste cyborg », Haraway pose la relation entre humain et machine, concept productif pour l’analyse critique des années Reagan et de la guerre des étoiles, une analyse qui a eu beaucoup de succès à une époque où les ordinateurs émergeaient dans notre vie courante. Aujourd’hui, Donna Haraway revient à l’ébauche de la relation entre humain et animal qu’elle avait posée dans le « Manifeste cyborg », approfondie dans « Primate Vision » et encore retravaillée dans son tout dernier ouvrage « The Companion Species Manifesto : Dogs, People, and Significant Otherness ». C’est en prenant très au sérieux la relation à son chien qu’elle continue à poser les questions sur ces entités qui ne sont ni nature ni culture. On peut penser, avec Donna Haraway et Bruno Latour, comment les machines que l’on a construites nous construisent à leur tour – des lunettes que nous portons à l’ordinateur, en passant par la fécondation in vitro et les psychotropes, une boucle d’information qui reconfigure les limites de l’identité. Pour Haraway, la relation est ce qui détermine le sens, l’unité d’analyse et d’être. Elle déstabilise sérieusement cette vieille histoire selon laquelle les humains sont des sujets, et le reste du monde, des objets instrumentalisables. On retrouve la boucle d’information aussi dans la relation humains/animaux, qui explose la notion d’identité individuelle et la taxinomie conventionnelle de la biologie. C’est à travers des histoires très précises de la relation des humains avec en particulier les chiens qu’elle déplace les frontières étanches qui séparaient alors l’humain de l’animal.
La postérité de Donna Haraway ne se trouve-t-elle pas dans l’actualité de Second Life et des avatars ? Certes, on a des vies d’avatars, dès lors qu’on commande un billet de train et que l’on crée un « profil » dans l’espace client… Second Life n’est que la dernière version en date des communautés en ligne. Ce qui m’intéresse dans l’œuvre de Donna Haraway, c’est qu’elle constate que la science est difficilement contestée, puisque « ça marche ». Or, les scientifiques prennent des décisions politiques qui influent sur notre manière de vivre. On ne devrait pas leur laisser la responsabilité de ces décisions. Comment sont constitués ces champs de pouvoir/savoir qui sont observés depuis 50-60 ans ? Comment l’histoire des sciences et l’étude de ceux qui la font permettent-elles de déstabiliser ce point de « nature », la description scientifique, alors que la description est déjà dans des rapports de forces et constitue un ensemble de décisions politiques ? Qu’est-ce qu’un/e « Female man » ? un/e « Oncomouse » ? Des créatures de l’imagination ? Dans quelle mesure Donna Haraway, quand elle écrit « Femaleman Meets Oncomouse », est toujours dans cette notion d’un cyborg, d’un autre genre ? Donna Haraway fournit une grille de décodage, opérant depuis une perspective féministe et post-coloniale, de cette histoire des sciences où l’on a plus que jamais besoin de prendre des décisions éclairées et d’abord de déconstruire, selon ses termes, non plus du point de vue de Dieu mais d’« un point de vue situé ». « Female Man » est tiré d’une nouvelle de science-fiction de Joanna Russ, racontée par quatre femmes différentes vivant dans des mondes parallèles et ne partageant pas le même moment historique, ce qui leur donne évidemment des points de vue différents, notamment sur les relations entre les sexes. Nous sommes tous réglés sur la même horloge mondiale, mais sommes-nous tous à la même heure ? Quant à « Oncomouse », c’est une souris transgénique qui est aussi le premier brevet déposé sur le vivant (les laboratoires avaient besoin d’un objet stable pour leurs tests, en l’occurrence cette souris à laquelle on a inoculé un fragment d’ADN cancérigène). A l’instar du cyborg, les créatures imaginaires nous servent à penser, mais seulement si elles sont aussi des créatures de la réalité sociale.
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