Dans "L’Inhabitable", deux auteurs, l’écrivain Joy Sorman et l’architecte Eric Lapierre, analysent l’insalubrité à Paris. Un photographe, Jean-Claude Pattacini, rend compte de cette plongée chez les habitants de ces taudis anachroniques. © Jean-Claude Pattacini
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C’est un petit texte de commande, mais il a tout d’un grand. « L’Inhabitable », consacré à l’insalubrité, est le premier né de la collection « Mémoires urbaines Paris XXIe siècle », lancée par les éditions Alternatives et le Pavillon de l’Arsenal. Le principe : un écrivain et un architecte écrivent sur « les habitants et ce qui fabrique la matière de la ville ». L’ouvrage fonctionne en deux parties, reliées par un reportage photo. À l’architecte, Éric Lapierre, d’expliquer –dans la seconde partie– l’historique et la nécessité de la lutte contre l’insalubrité, cartes et documents à l’appui. À l’écrivain, Joy Sorman, d’en faire l’état des lieux aujourd’hui (des 1.000 immeubles dits insalubres en 2001, il en reste environ 200 sous surveillance...). Mais la ligne de démarcation est fragile : dans son petit texte d’une cinquantaine de pages, il sera aussi pas mal question d’architecture.
Des existences complexes
Féministe (« Boys Boys Boys », manifeste pour un féminisme viril, 2005), fan de… (NTM dans « Du Bruit », 2007), Joy Sorman, née en 1973, ne s’interdit pas grand-chose : ni les incursions sociologiques (avec François Bégaudeau pour une tentative de définition du « jeune »), ni les excursions journalistiques (une émission sur France Inter l’été dernier, des participations au « Libé des écrivains »). Dans « Gros Œuvre », en 2009, elle dressait en mode mi-conte mi-reportage treize étonnants portraits de couples, formés par des habitations et leurs habitants. Les héros de son prochain livre ? Une boucherie, de la viande. Un goût certain pour la matière. Mais pas pour les frontières, celles entre journalisme et littérature, par exemple : « Quand Florence Aubenas enquête à Ouistreham, elle écrit dans une langue magnifique », nous dit-elle. On retournerait bien le compliment, parce qu’Aubenas, justement, on y pense souvent en lisant « L’Inhabitable », à la fois enquête de terrain fouillée et documentée et objet littéraire porté par une écriture tendue terriblement efficace. Même économie de moyens pour recouvrir en deux phrases et une parole recueillie la complexité de situations et d’existences ; même langue précise qui marche à la sobriété ; même besoin d’aller voir dehors comment ça se passe, « de se coller au réel ». Et de la même façon, le réel vous saute à la gueule.
Aller voir dedans
Pour « L’Inhabitable », Joy Sorman a enquêté dans le Nord-Est parisien. « Là où se trouve l’essentiel de l’insalubrité à Paris, nous explique-t-elle. Une géographie de l’insalubre qui n’a pas bougé depuis Haussmann. » Pour aller voir dehors, elle est allée voir dedans, entrant en compagnie de chargés au relogement de la Siemp (Société immobilière d’économie mixte de la Ville de Paris, chargée depuis 2002, entre autres, d’éradiquer l’insalubrité) dans ces immeubles inhabitables, voués à la destruction, dont on n’aperçoit en général que des cours en pagaille et des façades rapiécées. « J’étais parfois présentée comme une stagiaire. Je me suis faite la plus discrète possible, sans intervenir, c’est déjà assez compliqué d’entrer chez les gens. »
Ces gens, ils habitent rue du Faubourg-du-Temple, rue Ramponneau, rue Championnet, rue Pajol, dans des appartements où il pleut, où les canalisations sont percées et colmatées aux chiffons, les vitres rafistolées de bâches et de cartons, où « le papier entoilé se détache du plafond, des carcasses de poussettes sont entassées dans un enchevêtrement macabre, les murs sont pelés, noircis et craquelés par les débuts d’incendie, des fils électriques s’emmêlent comme des nids juste sous une fuite d’eau… ». Des couples, des hommes seuls, des familles. Ils viennent du Maghreb, du Bangladesh, de Canton. Ils travaillent ou non. « L’insalubrité est ce qui les réunit », écrit Joy Sorman. Monsieur Shunxi résume : « Je suis dans l’insalubre comme d’autres sont dans l’informatique. »
Frappée par l’absolue misère
C’est d’abord par leurs habitations que Joy Sorman donne à voir ses habitants. Se livrant à une description clinique des lieux, des murs, des pièces, des objets qui s’y entassent. Dressant un inventaire de la misère sans misérabilisme, ni l’empathie portée en étendard, elle nous dit : voilà comment certains vivent. « La fascination pour l’esthétique de la laideur ou de la pauvreté, c’est un risque, reconnaît-elle. En découvrant ces logements, j’ai été frappée par l’état de décrépitude, par cette absolue misère. Pour moi, la seule manière de les traduire était de rester dans la description. Alors je me suis attachée à détailler la matière, à zoomer sur les murs décrépis. Après, on peut trouver que c’est froid et déshumanisé. »
Ou bien âpre, élémentaire, matérialiste, en un mot, politique. Une juste distance qui lui permet de rendre compte « d’une réalité plus compliquée, trouble et contradictoire que prévue. Il y a des gens qui veulent être relogés, d’autres préfèrent vivre dans leur taudis. Des parents préfèrent que leurs enfants soient malades pour avoir accès au relogement, des gens relogés n’apprécient pas de l’être. Une politique voulant lutter contre l’insalubrité peut se heurter à la complexité des vies. La politique souffre de pragmatisme et de réel. Moi, c’est ce que je peux montrer. » Pour expliquer pourquoi un relogement n’est pas ce Graal qui règlerait tout, elle pointe ces rangements inutilisés tandis que les sacs s’amoncellent en vrac au milieu du salon. Parce que c’est comme ça qu’on range. Extrait : « Les murs de l’appartement sont pourtant couverts de placards et d’étagères. Les Sidibé n’y pensent même pas, n’ouvrent jamais les portes des penderies – dépourvues de cintres. C’est comme une timidité. »
Axé archi
Si « L’Inhabitable » fait la lumière sur des habitants « insoupçonnés » et sur la lutte contre l’insalubrité, le texte de Joy Sorman s’inscrit, lui, dans un travail littéraire axé archi qui prolonge celui de « Gros Œuvre » (en 2009). « La littérature peut avoir une ambition visuelle : restituer la matière en explorant un vocabulaire technique permet de montrer la tension entre deux entités vivantes : un lieu et ses habitants. C’est un face-à-face : comment un habitant apprivoise un espace, comment un espace accueille un habitant. On a l’impression que ça va de soi habiter, mais la maison peut aussi bien accueillir que refouler. Les maisons aussi sont des personnages. »
Que faire alors de l’idée reçue distinguant une littérature de l’intime, du foyer, spécifique aux femmes (sensibles), et celle de l’extérieur, de la ville, qui serait le domaine réservé des hommes (bâtisseurs) ? « Il n’y a pas de sujet féminin, pas de sujet masculin, s’insurge Joy Sorman. Il serait temps de se débarrasser de cette aberrante partition sexuée. Je ne me force pas à parler du béton pour montrer que j’ai des couilles, mais parce que ça m’intéresse. » Message reçu.