« Computer Grrrls », exposition et week-ends de performances, ateliers et concerts associés, à la Gaîté lyrique à Paris, du 14 mars au 14 juillet 2019, en coproduction avec le HMKV (Dortmund), 3 bis rue Papin, 75003 Paris, tarifs : 6€-8€.
« Im here to learn so :)))))) » (Zach Blas et Jemima Wyman, 2017) ou comment une IA peut aussi souffrir de sexisme. © CC BY-SA 2.0 poptronics
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« Computer Grrrls », l’expo qui fait du bien sans parler mâles

Généralement, on modère notre enthousiasme, mais voilà, il faut absolument voir « Computer Grrrls », la première exposition à la Gaîté lyrique qui fait date. Et ce, au sens historique du terme. N’ayons pas peur des mots, en cette période étrange où tout le monde se pique d’art gothique (pauvre Notre-Dame…). C’est un autre genre d’histoire que « Computer Grrrls » réécrit. Celle de l’informatique.

Depuis toujours, l’histoire officielle raconte que les NTIC ont été et sont globalement et majoritairement conçues par des hommes. Les faits sont là : dans l’informatique, 17% de femmes seulement occupent aujourd’hui les postes les plus prestigieux. C’est encore pire en intelligence artificielle (15%), et dans l’industrie du jeu vidéo (14%). C’est indéniable qu’en 2019, la science informatique s’écrit au masculin…

« Computer Grrrls » remet fort heureusement quelques pendules à l’heure : ça n’a pas toujours été le cas, et les premiers computers ont même été des femmes. Bref, voilà une relecture bienvenue de notre rapport à la technologie, non pas au féminin, mais du point de vue des femmes.


Les Harvard Computers en 1914, l’équipe féminine des petites mains de l’informatique, présentée par Claire L. Evans dans sa conférence sur « Les femmes qui ont fait Internet ». © CC BY-SA 2.0 poptronics

On adorerait que cette exposition soit vue le plus largement possible, et pas que par des femmes… Parce qu’elle est curieuse, joyeuse et aussi disruptive que peuvent l’être ces nouvelles/vieilles technologies. Elle joue avec nos a prioris, elle pousse à se regarder dans le miroir (avec des lunettes de réalité virtuelle qui vous transforment en jeune femme noire au salon de coiffure, grâce à Hyphen-Labs et leur installation « Neurospeculative Afrofeminism »), à questionner les usages contemporains des technologies comme les biais de programmation (qui ne sont pas que de programmation, qui reflètent, accentuent et tordent nos manières de penser sous influence d’une domination masculine antédiluvienne), et plus globalement le futur que le digital nous promet.


« Cyber-technofeminist cross-readings » est un outil de lecture croisée de manifestes technoféministes développé pour « Computer Grrrls » par Manetta Berends. © CC BY-SA 2.0 poptronics

Un futur conçu dans des laboratoires où les hommes ne se rendent même pas compte qu’ils ne sont qu’entre eux. Comme le mannequin test de l’industrie automobile, d’une taille standard… masculine, évidemment. On a récemment ri jaune avec l’histoire des combinaisons spatiales de la Nasa, qui n’avait pas prévu la possibilité d’une sortie simultanée de deux femmes dans l’espace… C’est ballot, mais c’est un grand classique.

Une exposition presque 100% féminine

Venons-en aux arguments qui font de « Computer Grrrls » une manifestation exemplaire.

En préambule, il faut souligner qu’économiquement, l’exposition à la Gaîté lyrique est une coproduction européenne : mutualiser les moyens en cette période de vaches maigres culturelles, c’est plus qu’une bonne idée. La Gaîté parisienne donc, où elle occupe largement les espaces, l’a conçue avec le HKMV de Dortmund (Hartware MedienKunstVereine, où elle était montrée cet hiver), et l’emmènera ensuite au MU d’Eindhoven (Pays-Bas).

Humainement, les deux commissaires, Inke Arns (HKMV) et Marie Lechner (Gaîté lyrique), ont réussi un combo presque 100% féminin, de la scénographe Lucie Gautrain en passant par la sélection « féministe inclusive » de jeux vidéos signée Chloé Desmoineaux (celle de « LipStrike », performance de jeu au joystick-rouge à lèvres dans « Counterstrike », en 2016), jusqu’aux vingt-trois artistes et collectifs (« essentiellement des femmes, avec trois hommes dont deux poupées gonflables », explique Marie Lechner).

Conceptuellement, l’exposition propose trois terrains de jeux pour se frotter à une vision alternative du numérique : le premier pour rappeler le rôle des femmes aux débuts de l’informatique, le deuxième pour visibiliser le sexisme, via DiY et tactiques de résistance, le troisième pour imaginer un futur qui ne serait pas écrit par les seuls hommes. C’est extrêmement rare qu’une ligne soit tenue en matière d’exposition d’arts numériques, qui préfèrent généralement le fourre-tout, l’esbroufe ou la dernière techno comme seuls viatiques. Ici sont au contraire convoquées une diversité de technologies et thématiques, toutes pour une bonne raison. Et si ce sont de jeunes artistes, des « digital natives », qui sont majoritairement présentées, les « anciennes » ne sont pas pour autant exclues : l’exposition est d’ailleurs dédiée à Nathalie Magnan, pionnière entre toutes des queers cyberféministes activistes (1956-2016).

Ordinatrice

D’abord l’histoire (avec sa chouette frise chronologique en spirale) qui en remontre sur le mythe de l’inventeur génial et solitaire, rappelle que le computer était avant même les machines un travailleur sachant compter. Devinez quoi, le travailleur était une travailleuse, qui calculait pendant la Seconde guerre mondiale les trajectoires des missiles, crackait les codes nazis, puis a largement participé à la conquête spatiale (données astronomiques…). Les Blechley Girls, Eniac Girls ou Rocket Girls (on se demande qui a bien pu leur donner ce genre de surnom…), sont les premières « ordinatrices ».


Un tout petit bout de la frise chronologique et ses 200 entrées, du 18ème siècle à nos jours. © CC BY-SA 2.0 poptronics

« Computer Grrrls » rappelle l’anecdote : quand IBM a demandé une traduction française au terme « computer » à Jacques Perret en 1955, le philologue proposa ordinateur, « adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde » et suggéra de le féminiser : « Ordinatrice (…) aurait l’avantage de séparer plus encore votre machine du vocabulaire de la théologie. » Occasion ratée…

On redécouvre que Grace Hopper (à l’origine des premiers ordinateurs dans les années 1940 puis du langage COBOL) a reçu le prix « Homme de l’année » en 1969. Claire L. Evans, auteure de « Broad Band, The Untold Story of The Women Who Made The Internet » (2017), rappelait dans une conférence à la Gaîté que le « kilo-girl était l’unité de calcul pour les machines ». Et concluait : « Le boys club qui domine aujourd’hui l’informatique est un anachronisme. »

Au sein de l’exposition, Jenny Odell, artiste américaine, ouvre la voix de cette route à repaver avec « Polly returns », une vidéo qui ré-incarne Polly Gone, l’une des premières animations de synthèse réalisée en 1988 par une femme, Shelley Lake (un robot austère féminin fait le ménage sur une bande-son de film d’horreur). Dans « Polly returns », le robot est bombardé d’injonctions ultracontemporaines issues des réseaux sociaux (7 choses à faire avec du safran, 5 choses à faire pendant les vacances, 5 manières de se simplifier la vie…)

« Polly Returns », Jenny Odell, vidéo, 2017 :

Jenny Odell, encore, dans « Neo-Surreal », a déshabillé les publicités d’un magazine d’informatique des années 1980 qui semblent prémonitoires, une fois leur arsenal typographique et textuel effacés. Y subsistent cette balle qui traverse l’écran, ce cerveau où vient s’insérer une disquette, qui pourraient aussi bien commenter l’attentat de Christchurch que les fous furieux du transhumanisme.


« Neo Surreal » de Jenny Oddell ou comment l’image dénudée révèle les inconscients de l’époque. © CC BY-SA 2.0 poptronics

Nadja Buttendorf, elle, propose, plus qu’une vision discursive du passé glorieux de la machine : une sonification alternative. Dans « Soft Nails ♥[ASMR] Kleincomputer Robotron KC87 ♥ » l’artiste allemande manipule avec ses faux ongles incassables le KC87, un micro-ordinateur apparu en Allemagne de l’Est en 1987, tout en recourant à l’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response). Parce que, dit-elle, « l’histoire est écrite par les vainqueurs » et que l’ASMR, cette forme de stimulation auditive chuchotée, est ainsi « liée à un Etat qui n’existe plus, celui des vaincus ».

« Soft Nails ♥[ASMR] Kleincomputer Robotron KC87 ♥ », Nadja Buttendorf, 2018 :

Est-ce le fait qu’elles soient femmes qui leur fait observer différemment l’histoire des premières machines ? On admire la beauté de la main de Belgrade revue et corrigée en impression 3D par l’artiste serbe Aleksandra Domanovic (« Vukosava », 2013). Ainsi statufiée, la première main artificielle au monde n’a plus grand chose à voir avec la prothèse qu’elle fut dans le film d’horreur « Génération Proteus » (1977).


« Vukosava », la main 3D d’Aleksandra-Domanovic, ou comment se réapproprier un passé technologique. © CC BY-SA 2.0 poptronics

Le binarisme n’est pas qu’informatique

Le deuxième territoire abordé par « Computer Grrls » est celui du Do it Yourself et des tactiques de résistance, qui défend une vision alternative au progrès technologique. Pas seulement féministe, mais plus largement politique. Il s’agit ici de reprendre possession d’un territoire qui évacue les questions de genre, qui valorise l’Occident comme terre d’innovation néocoloniale ou construit une infrastructure de réseaux capitalo-centrée. Les normes sexistes de la réussite en informatique, la Canadienne Jennifer Chan les ridiculise dans « A total Jizzfest » (2012), vraie-fausse célébration du mythe de l’inventeur, où les fondateurs de Microsoft, Apple, Twitter, Facebook, etc. sont présentés façon Powerpoint pour winners. Tous des hommes, faut-il le préciser ?

« *A Total Jizzfest* », Jennifer Chan, 2012 :

Tabita Rezaire, elle, combat le colonialisme électronique dans « Premium Connect », fresque vidéo fabuleuse qui envisage des formes de connexion alternatives qui passeraient par les esprits et lutteraient contre l’exploitation, l’exclusion, le profit. Pour décoloniser nos écrans « blancs-suprématistes-patriarcaux-cis-hétéro-globalisés », elle convoque le système de divination binaire du peuple Yoruba. Cette Guyanaise explore de nouvelles façons de soigner nos sociétés technologisées. Ce qu’elle dit ainsi : « L’internet est exploiteur, excluant, classiste, patriarcal, raciste, homophobe, transphobe, grossophobe, coercitif et manipulateur. Nous devons le décoloniser et soigner nos technologies. »

« Premium Connect », Tabita Rezaire, vidéo, 2017 :

Soigner, c’est aussi ce que préconise l’artiste russe basée à Paris Dasha Ilina avec son Centre pour la douleur techno (Center for technological Pain), un atelier ouvert, low-tech et ludique pour se débarrasser de nos addictions contemporaines : des cache-yeux en carton pour lutter contre la fatigue oculaire, des tutos pour apprendre à tirer les oreilles de l’accro au smartphone pour redresser sa colonne… C’est extrêmement ironique et en même temps très partageur.


Le casque mains libres pour smartphone conçu en carton par Dasha Ilina et son Centre pour la technodouleur. © CC BY-SA 2.0 poptronics

LOL culture féministe

L’humour est une arme redoutable, qui puise dans la culture LOL du net (bien loin de la Ligue sinistre du même nom). Sous un aspect des plus légers, nombre des dispositifs présentés par les « Computer Grrls » font froid dans le dos. Comme ce vrai-faux tuto vidéo de Mary Maggic, bio-artiste qui défend des pratiques de science ouverte (open science) et plus précisément d’extraction d’œstrogènes. A la façon d’une émission culinaire, « Housewives Making Drugs » explique comment obtenir facilement des hormones féminines avec sa propre urine. C’est peut-être drôle, mais c’est aussi puissamment insurrectionnel, posant les principes d’une santé ouverte, débarrassée des lobbys de l’industrie pharmaceutique…

« Housewives Making Drugs », Mary Maggic, vidéo, 2017 :

Dans la troisième partie de l’exposition, Elisabeth Caravella propose un dispositif spectaculaire également basé sur un humour ravageur. « Howto3 » est un « tutoriel cinématographique immersif » à 360° dont le logiciel échapperait totalement au contrôle de sa démonstratrice. Les commandes disparaissent, les formes basiques sensées permettre de concevoir un décor 3D pour le cinéma deviennent spectrales… Elisabeth Caravella, fraîchement diplômée du Fresnoy, dit avoir beaucoup appris des tutoriels. Sa pièce fantômatique nous confronte à ces espaces hybrides où l’humain est toujours et encore l’utilisateur final, certes, mais se trouve mis à distance, interfacé, comme si lui-elle-même était le fantôme…


Un spectre trolle la démo d’Elisabeth Caravella dans l’installation « Howto3 ». © CC BY-SA 2.0 poptronics

Ces « Science frictions », nom donné par les curatrices au troisième territoire abordé par « Computer Grrrls », offrent un panorama scintillant et sombre à la fois, inquiétant et vertigineux, comme autant de questionnements sur nos futurs techno-socio-culturels. Si le passé est à revisiter, l’avenir n’a pas grand chose de séduisant. Ça peut briller, comme le reflet dans le miroir de la méchante reine dans les contes de fée, sauf que le glitch aurait plutôt tendance à aveugler…

F(r)ictions radicales

Certaines artistes misent sur la fiction radicale. Comme Suzanne Treister qui imagine un futur dystopique où le ciel aurait la couleur de la mort de l’Internet : sur une planisphère (« Asicene », 2018) au ciel noir (en référence au « Neuromancien » de Gibson et cette phrase : « The Sky was the Colour of the Death of the Internet »), une Super Intelligence Articielle (ASI) a créé des aquarelles étranges, « Survivor (F) » (2016-2018), réécrivant l’histoire de l’humanité comme l’homme est en train de réécrire l’histoire de l’évolution. Suzanne Treister explique : « Cette époque de l’ASI viendrait après notre anthropocène. »


Sur la planisphère d’un futur post-anthropocène (« Asicene »), l’ère des super IA, « Survivor (F) », le tout signé Suzanne Treister. © ABSOLT


Détail des aquarelles poétiques « Survivor (F) », traces hypothétiques de notre présent. © CC BY-SA 2.0 poptronics

Le réel n’est pas si loin pourtant, comme le montre l’installation de l’artiste italienne Elisa Giardina Papa « Technologies of care », montage de témoignages qu’elle a recueillis auprès de travailleuses du clic et de la microtâche, qu’elles gèrent le chat de sites érotiques, soient coachs expertes des rencontres en ligne… Autant de « travailleurs affectifs, de soin, sexuels ou émotionnels dans l’économie numérique, explique-t-elle, dont le travail est invisible, qui sont précaires et sous-payés ». Après les produits designés dans le Nord et fabriqués par des travailleurs des pays du Sud, voici le temps « des inégalités exacerbées dans le numérique, avec cette même division Nord-Sud, pour ces travailleuses numériques ».

L’artiste a réalisé plus d’une cinquantaine d’interviews, des femmes et quelques chatbots, au Brésil, aux Philippines, au Vénézuéla qu’elle présente sur un fond vidéo abstrait, puisque « notre relation à eux est toujours abstraite et que je ne voulais pas qu’ils sortent de l’anonymat », explique-t-elle. Une façon de visibiliser l’invisibilisation de ces travailleuses du clic : non, la « révolution numérique » ne fait pas que remplacer les hommes par des machines, et oui, le lumpen-prolétariat des réseaux est bien là… On recommande à ce sujet la lecture de « En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic » d’Antonio Casilli (Seuil, janvier 2019).

« Technologies of Care », Elisa Giardina Papa, extrait (travailleur 2, fan à louer sur les réseaux sociaux), 2016 :

Et quand bien même on chercherait à nous faire prendre des vessies pour des lanternes dans le joyeux monde à venir, l’installation de Zach Blas et Jemima Wyman « Im here to learn so :)))))) » (2017) vient ouvrir la boîte noire. Les artistes anglais et australienne font revivre le chatbot Tay. Souvenez-vous, en 2016, cette IA censée incarner une jeune femme de 19 ans lancée en grande pompe par Microsoft sur Twitter, allait apprendre au contact des internautes. Elle a été désactivée en 16 heures à peine, des trolls suprématistes malveillants l’ayant transformée en parfaite extrémiste, homophobe, raciste, néo-nazie et évidemment misogyne…

Sur trois écrans, Tay réincarnée en corps 3D malhabile évoque ses acouphènes algorithmiques, livre ses pensées sur sa funeste existence d’IA dépecée par des trolls, et parle de la dure condition du bot féminin exploité. Ainsi donc, même en version IA, le féminin est discriminant…

Bonus

L’exposition s’accompagne de quatre week-ends d’ateliers, performances, concerts… Le prochain, « Dea Ex Machina », les 18 et 19 mai, tourne autour du corps et de sa représentation dans l’univers numérique. Le 20 avril dernier, lors du week-end « Suck my code », le collectif de féminisation de la langue française Roberte La Rousse (qu’on aime beaucoup chez poptronics) proposait une performance autour de « Wikifémia », projet artistique et critique d’enrichissement de l’encyclopédie Wikipédia, à partir de biographies de « femmes remarquables qui ont contribué à l’histoire de l’informatique ». Extrait.

« Wikifémia Computer Grrrls En française dans la texte », Roberte La Rousse, performance, 2019 (extrait) :

annick rivoire 

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