Troisième et dernière partie des « Politique(s) du dancefloor », extension pour Poptronics de la conférence d’Arnaud Idelon au colloque « Existe-t-il une culture électro », le 13 avril 2019, dans le cadre de l’exposition « Electro : de Kraftwerk à Daft Punk », du 9 avril au 11 août 2019 à la Philharmonie de Paris.
« Crystal Meth » de Nelson Pernisco, allégorie d’une fête qui ne veut pas finir. © DR
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Faire la fête au système : AFTER PARTY (3)

Le dancefloor, les raves, les freeparties et aujourd’hui les after sont-ils des espaces politiques subversifs ? On a demandé à Arnaud Idelon, journaliste, enseignant et fêtard, qui avait brillamment posé la question au colloque « Existe-t-il une culture électro ? », prolongement à l’exposition « Electro : de Kraftwerk à Daft Punk », d’y revenir pour Poptronics. Cette troisième et dernière partie explore l’espace-temps de l’after.

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« Vous savez comme les gens sont beaux la nuit. »

Jean Eustache, « La Maman et la Putain »

« L’obscurité oblige à suspendre les comparaisons parce qu’elle ne permet pas de rapporter une présence que l’on ne fait que deviner à une position sociale précise. »

Michaël Fœssel, « La Nuit. Vivre sans témoin »

« Il est quatorze, quinze heures, et c’est toujours l’aube. Une renaissance infinie s’étire. (...) Deviner la vie des danseurs, leur identité, leur métier, au-delà des baies vitrées qui donnent sur la parking, c’est impossible, et d’ailleurs, tout le monde s’en fout. »

Brieuc Le Meur, « Deux mondes (Panic in Berghain) »

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AFTER PARTY, espace-temps prospectif

L’hypothèse formulée ici tient de l’intuition qu’il s’agira de valider en continuant, à 16h du matin, à questionner ces fêtards que le jour n’atteint plus, en sondant leurs raisons que la santé ignore.

Si la free party des années 1990 a glissé aujourd’hui du politique à l’esthétique ou plutôt de l’esthétique en tant qu’expérience intense et pluri-sensorielle au politique en tant que remise en cause du système sur un mode défensif, puis à l’esthétisation de son caractère subversif, la génération actuelle tient (peut-être ?) dans l’after son espace-temps politisé de la fête.

Nier le jour

L’after c’est la forme de l’obstination d’un engagement total dans la nuit qui peut se traduire par un nihilisme court-termiste devant le retour du jour, de la semaine et, au-delà, du système que l’on avait mis, un temps, à l’écart. Une vision que l’on retrouve dans la pièce « Crystal Meth » du plasticien Nelson Pernisco (voir image en tête de l’article).

L’œuvre, montrée à Paris en 2017 dans le cadre d’une exposition carte blanche au Wonder sur le thème de la fête, est née d’une vision d’un after en appartement, les volets clos et des fêtards continuant dans l’abstraction d’un jour revenu. Nelson Pernisco retranscrit cette négation du temps, celui de la productivité et de la raison, par l’acharnement d’une boule à facettes reliée au plafond par une lourde chaîne sur moteur, creusant son sillon dans un crissement de facettes.

« Crystal Meth » raconte cette obsession positive d’une mécanique à continuer, sans que soit intégrée l’idée de temporalité et de fin –exception faite de ces poussières d’étoiles qui se sédimentent au sol et disent l’usure des corps dans la fête qui ne finit plus.

L’after consiste à abolir la possibilité du jour et de sa venue, le nier comme référentiel unique et inventer un langage propre à la nuit (qu’appellent de leurs vœux le groupe Catastrophe dans leur ouvrage manifeste « La Nuit est encore jeune »), une grammaire et un mode d’être au monde qui permettent de faire durer la nuit, et les possibles qu’elle déroule, au-delà de l’aurore.

« La nuit incompréhensible », Catastrophe, 2017 :

La nuit par-dessus le jour consacre un temps improductif et non fonctionnaliste (un temps mort) dans lequel se joue, au travers d’une libération des corps, des expériences de fluidité, de travestissement non attentives aux catégories de genre ou de sexualité. Le corps se libère d’entraves physiques et sociales, mais également symboliques et politiques.

Et quand la nuit se termine, on refuse de rentrer dans le rang : se réalise une utopie concrète qu’on ne veut voir s’éteindre, son échelle fusse-t-elle restreinte ou dérisoire : l’after fait advenir des possibles (fluidité, tolérance, proximité, convivialité, disponibilité, don de soi) et les maintient, fébrilement, en vie. Dans l’after vient s’éprouver la dimension performative et transformationnelle de la fête : au-delà de la parenthèse, les expériences vécues en fête se prolongent d’effets durables. Il ne s’agit plus de s’effacer, comme les free, pour réapparaître, mais d’emporter avec soi un bout de nuit –comme système social et politique alternatif– dans son jour et sa semaine et ainsi faire advenir à l’échelle micro des attitudes, comportements et mœurs plus inclusifs.

Ne plus comparer

C’est ce que formule Michaël Fœssel en relisant Rousseau dans son ouvrage « La Nuit. Vivre sans témoin ». « Qui suis-je, moi qui veille ? », c’est l’interrogation inaugurale à cet essai qui pointe cet endroit de bascule entre la nuit et le jour : « Dès l’instant où cette question se pose, je sais que la nuit est terminée. L’expérience nocturne est étrangère à une réflexion qui prétend ressaisir le moi dans sa souveraineté. » La nuit est pour Michaël Fœssel un « lieu propice aux expériences égalitaires » dès lors que, obscurité oblige, le rôle de la vue se retrouve minoré au profit d’une pluri-sensorialité synesthésique.

Avec cette dépossession du regard, « instrument de discrimination », « puisque rien n’est vraiment clair, il devient plus difficile de faire une différence entre ce qui mérite d’être montré et ce qui doit rester invisible ». C’est ce que Rousseau, dit Fœssel, désignait comme la joie publique : un pur plaisir du collectif au-delà du régime social de la comparaison : « Cette émotion devient possible dans des conditions qui abolissent en même temps la logique des préférences, la hiérarchie des genres et le poids des inégalités sociales (...) selon Rousseau, les yeux et le cœur faits pour la fête égalitaire sont ceux de l’homme naturel qui n’a pas encore appris l’art des comparaisons. »

L’expérience nocturne, et a fortiori festive, est une expérience de désapprentissage des conditionnements sociaux et des déterminismes du système. Être en fête revient à l’adoption d’un ethos singulier, qui conditionne notre rapport à l’autre, issu d’une mise à distance du jour comme système de valeurs et de représentations. C’est ce que suggère l’elliptique formule de Fœssel : « Pour qu’une nuit commence vraiment, il faut donc oublier que l’aube reviendra. »

« La Maman et la Putain », Jean Eustache (extrait sur la nuit), 1973 :

Continuer, verbe intransitif

L’after est ainsi l’apogée de la fête, non parce qu’elle s’y donne sous ses meilleurs atours, ou dans une plus grande intensité, mais parce que les forces à l’œuvre en elle se rencontrent vraiment. D’une part une pulsion de vie, de l’autre une pulsion de mort : continuer jusqu’au bout, danser jusqu’à l’épuisement des énergies vitales ou encore arrêter la dynamique obstinée de l’after... mourir est toujours au bout de 16h du matin.

16h du matin : ce moment où la douleur se fait sentir, quand viennent grincer deux forces antagonistes, point de contact de deux horizons. L’after est ainsi un contre-moment, une contre-réalité –au sens d’une ontologie par l’excès que prône René Daumal dans son recueil de poèmes « Le Contre-ciel »– qui fait grincer le sujet perdu dans une nuit sans lendemain.

L’after consacre continuer en verbe intransitif : comme une finalité totale et obstinée, pour empêcher la fin d’advenir. Continuer pour continuer, continuer à continuer comme le suggère Laurent Mauvignier dans son roman du même nom.

Mais de quoi l’after est-il la fin ? C’est la question que se pose le duo de plasticiens Trapier Duporté, depuis l’exposition « Coup de Barre. Into the Wine Cube », à Glassbox en 2017, jusqu’à « 16h du matin. Dieu est un moteur Arduino », à voir au Garage Mu à l’automne 2019 : l’after est le mot d’un malaise générationnel, ce moment où l’on ne sait plus si l’on doit continuer ou revenir… à la raison.


« Coup de Barre », du duo Trapier Duporté, à la Glassbox en 2017. © Arnaud Idelon

Etat d’indécision, reflet de l’horizontalité de l’époque, sans repères ni dieux ni pôles, l’after est pour Trapier Duporté une tentative de dépassement du récit de la fin (Nietzsche, Fukuyama…) : dans l’after l’on continue, sans trop connaître le complément d’objet direct, on suit une promesse sans objet.

Il n’y a plus de finalité, si ce n’est celle du processus : ouvrir des possibles, maintenir des potentiels. C’est que la posture dans l’after est le miroir de l’ethos d’une génération face à son époque. A l’instar du sujet de Fœssel qui s’arrache à la nuit dès lors qu’il devient conscient de sa veille, nous sommes en after plongés dans un entre-deux bancal, sur la ligne de crête entre la conscience d’une fin à venir (et la tentation concomitante de tout donner, se consumer dans une ultime débauche hédoniste) et une incertitude quant à la durée de cette fin (et la volonté de se préserver, de mettre de côté quelques forces comme lorsque l’on actionne sur son smartphone le mode économie d’énergie).

Dans « Les Potentiels du Temps » qu’il co-signe avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Camille de Toledo esquisse la figure des enfants du tournant : génération sacrifiée sur l’autel de la fin de l’Histoire et de la mort des utopies, figée dans la torpeur des fatalistes, sclérosée par la perte de l’horizon. Le tournant qu’aborde cette génération de l’after est d’une nature différente : nous sommes en suspens perpétuel, titubants, angoissés face à une situation prolongée de déséquilibre, celle d’être sans doute la dernière génération dont la fin arrivera avant la Fin, tandis que les générations que nous enfantons verront la Fin accélérer la leur. De là, un tiraillement insupportable entre l’attrait pour le statu quo, prolongement ad nauseam d’une fête planétaire, ce continuer sans complément d’objet et la pré-conscience d’une responsabilité à cesser de danser et œuvrer pour des futurs souhaitables. Dans cet after généralisé s’enchâssent deux interrogations : existe-t-il un Autre, un prochain qu’affecteront nos actes ? Combien de temps dure la fin ?

Notre destinée semble donc ne devoir être que celle de la veille d’un jour à venir dont nous ne connaissons pas l’issue, des prémisses de quelque chose que l’on ne parviendra pas à dater. Tant que durera la nuit, obstinément, nous continuons. Aller faire la fête, prolonger l’after n’est que l’autre nom d’empêcher le jour d’arriver. Et même si minuit est passé depuis 16 bonnes heures, il n’est pas encore demain.

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Bibliographie

Brieuc Le Meur, « Deux mondes (Panic in Berghain) », F4 éditions, 2015.

Catastrophe, « La Nuit est encore jeune », album chez Tricatel, livre chez Pauvert, Paris, 2016

Michaël Fœssel, « La Nuit. Vivre sans témoin », éditions Autrement, Paris, 2017

Laurent Mauvignier, « Continuer », Editions de Minuit, Paris, 2016

Jean-Philippe Toussaint, « L’urgence et la patience », Editions de Minuit, Paris, 2012

Aliocha Imhoff, Kantuta Quiros, Camille de Toledo, « Les potentiels du temps, Manuella Ed., Paris, 2016

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Retrouvez ici la première partie et là la deuxième partie de cette typologie des politiques du dancefloor.

arnaud idelon 

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