Deuxième partie des « Politique(s) du dancefloor », extension pour Poptronics de la conférence d’Arnaud Idelon au colloque « Existe-t-il une culture électro », le 13 avril 2019, dans le cadre de l’exposition « Electro : de Kraftwerk à Daft Punk », du 9 avril au 11 août 2019 à la Philharmonie de Paris.
Sur le dancefloor des premières soirées électro : « Lunacy », Jean-Christian Meyer (1993), est à voir dans l’expo « Electro » à la Philharmonie. © Jean-Christian Meyer
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Faire la fête au système : PARTY OFF (2)

Le dancefloor, les raves, after et free parties sont-ils des espaces politiques subversifs ? Arnaud Idelon, journaliste, enseignant et fêtard, a posé la question au colloque « Existe-t-il une culture électro ? » à la Philharmonie de Paris, prolongement à l’exposition « Electro : de Kraftwerk à Daft Punk ». On a tellement aimé son intervention qu’on lui a demandé d’y revenir. Voici la deuxième partie de son érudite et éclectique vision de la teuf, où l’on découvre comment cellr-vi mène parfois au bras de fer avec le système.

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PARTY OFF : Un espace non complice du système

Contre l’idée d’une fête jouant de la subversion momentanée des normes comme un ressort de paix sociale (et donc de préservation du système en place), on dénombre une catégorie où, par la fuite ou la résistance, la fête tourne le dos au modèle dominant pour inventer d’autres mondes possibles.

Les normes sociales n’ont plus droit de cité dès lors qu’elles peuvent constituer pour le corps, l’esprit et le collectif des entraves potentielles. Dans ce genre de fête se joue une mise à distance des systèmes usuels, faisant rejaillir la responsabilité sur tous et chacun. « Their Law » de Prodigy ne dit rien d’autre : votre loi n’est pas la nôtre.

« Their Law », Prodigy (live en Russie) :

Il ne s’agit plus d’un cadre confortable dans lequel on pourrait jouer, mais d’un engagement personnel et collectif dans une infrastructure communautaire dont on est, au même titre que le DJ qui secoue la foule ou le danseur qui s’escrime contre un démon invisible, co-auteur.

Ces espaces de fête, en marge du système, modèlent de nouvelles configurations sociales, qui empruntent de près ou de loin à l’autogestion –au sens d’une mise en responsabilité de chacun dans une aventure collective. Le caractère éphémère de ces situations est le gage même de leur intensité comme de leur spontanéité, affirme Hakim Bey dans « TAZ (Temporary Autonomous Zones) » (cf bibliographie ci-dessous) : « Nous concentrons nos forces sur des surtensions temporaires, en évitant tout démêlé avec les solutions permanentes. »

Hakim Bey, extrait de « Tracks Arte Spéciale Pirates », 2004 :

Résistance de la free party

Le premier registre de cette fête en résistance est celui de la fête défensive, incarnée par le mouvement free party d’abord en Angleterre à la fin des années 1980, puis dans toute l’Europe sous l’impulsion notamment du collectif Spiral Tribe.

La free party prend naissance dans des entrepôts désaffectés, des terrains vagues ou des champs isolés et consiste à créer des parenthèses temporelles s’étirant sur plusieurs jours, où musique, danse, états modifiés de conscience et comportements libertaires fusionnent dans un idéal communautaire d’abolition des hiérarchies et distinctions sociales.

Ce n’est pas pour rien que le critique musical britannique Simon Reynolds évoque la free party comme un « communisme des émotions » : sous les toits des entrepôts, dans l’alternance des nuits et des jours martelés par les basses, s’inventent de nouveaux modes de rapport à l’autre, des micro-sociétés qui rejouent et questionnent les valeurs instituées, jusqu’à valider de nouvelles normes : ouverture, dépassement, collectivité.

« La participation aux free parties peut traduire une nouvelle forme de participation politique car le mouvement free appartient à ces nouveaux mouvements culturels qui luttent contre différentes formes de répression afin de préserver les libertés individuelles, de respecter les droits fondamentaux et de conserver des espaces autonomes dont la présence est révélatrice de celle de la démocratie », écrit la sociologue Christina Gicquel dans « Free Party, une aire de Je(u) dans l’air du temps » (2007).

Autour de Spiral Tribe, Londres, 1993 :

La libération du corps, le dépassement de soi par l’individu en fête, ouvrent à la construction d’un corps collectif. Ces « marathons dansant d’abord entièrement autogérés » que décrit le chercheur en sciences humaines Matthieu Rémy dans « D’une rave à l’autre : contre-culture et occupation des sols » (dans « Une histoire –critique– des années 1990 »), sont « une aspiration intacte à la formation d’un corps collectif, à l’expression d’un certain désir collectif (...) de voir les corps se libérer ensemble, pendant trois jours sur un pré isolé, des carcans nouveaux imposés à la fête collective ».

Se joue alors dans la rave un double mouvement de reconditionnement de l’expérience sociale : d’une part, une dynamique horizontale par la mise à bas des hiérarchies et du régime de la comparaison, une mise en commun égalitaire de chacun à tous, unis dans la musique et la nuit ; de l’autre, la quête collective de la verticalité, une communion dans l’extase et la transe.

« C’est ce dont témoignent à leur manière la house music et la techno, qui incitent par leur voracité rythmique à s’enf(o)uir entièrement dans la danse, à laisser la musique produire un corps, pour en jouir à la fois individuellement et collectivement, comme si la transcendance promise par la révolution dance, par-delà ses connotations New Age et les égoïsmes d’une époque, ne pouvait vraiment s’accomplir que dans un événement collectif », poursuit Matthieu Rémy. Le paradigme rave, en fédérant un corps collectif, rend possible une « politique mineure » au sens deleuzien, un degré minimal du corps politique sous le régime de la communion directe de danseurs dans une « extase rythmique ».

D’une expérience sensible éprouvée collectivement naît un sentiment d’appartenance ; c’est le glissement d’un ordre politique (la POLIS) à un ordre fusionnel (la THIASE) que dénote Maffesoli dans « Le Temps des Tribus » : « Toute occasion est bonne pour vivre, en groupe, cette perte de soi dans l’autre, dont ce perpétuel enfant qu’est Dionysos, et les bacchanales qu’il impulse, sont les exemples achevés. »

La fête est ainsi l’espace-temps archétypal où se joue l’expérience de la communauté, mais également de la solitude que sonde la photographe Rebecca Topakian dans les nuits gabber, armée d’un flash isolant les figures de danseurs extatiques dans une nuit homogène.


Tiré de la série « Infra_ » de Rebecca Topakian, images à l’infrarouge. © Rebecca Topakian

Le tribalisme à l’ère postmoderne selon Maffesoli « reprend force et vigueur dans les jungles de pierre que sont nos villes, mais aussi dans les clairières des forêts lorsque, d’une manière paroxystique, les tribus technos, lors des raves, foulent, en extase, cette boue dont nous sommes pétris. On est là au cœur du tribalisme postmoderne : l’identification primaire, primordiale à ce qui dans l’humain est proche de l’humus. »

La communauté festive, et cette esthétique primitiviste esquissée par Maffesoli, rejouent ainsi quelque chose de l’ordre de ce que le philosophe désignera comme une « érotique sociale », un sentiment renouvelé du collectif et de l’appartenance à une communauté, fondée sur l’expérience partagée du dépassement de soi.

C’est le particularisme de la fête techno que de permettre la gestation de communautés en dehors des rituels ordinaires de la machine sociale. Christina Guicquel parle d’une « communauté émotionnelle et engagée » au sein de la scène free party : « L’agrégation se fait sur un mode affinitaire et non par obligation, filiation ou dépendance à des traditions ou à une classe sociale déterminée propre aux communautés traditionnelles, homogènes et à base de solidarité mécanique. »

Emancipation par la rave

Dans la rave s’inventent des utopies momentanées, jouant de l’éphémère, programmant leur disparition pour renaître plus tard, sur le modèle des TAZ d’Hakim Bey, au cœur d’une usine en friche ou d’une clairière boueuse. Comme le rappelle Bill Brewster dans « Last night a DJ saved my life », la rave se vit et s’expérimente sur le mode de l’utopie réalisée : « Une rave était une version idéalisée du clubbing. Il ne s’agissait pas de se rendre dans un endroit prévu pour, il s’agissait de créer quelque chose de neuf ; il s’agissait de construire une ville le temps d’une nuit. Un club avait sa place dédiée dans le temps et l’espace, mais une rave était faite de possibles. Elle se concrétisait dans l’esprit des gens réunis pour danser. Sans eux, c’était un endroit sans intérêt, juste un champ à la sortie de l’autoroute. Pendant que Margaret Thatcher niait la réalité de la société, des milliers de personnes s’affrontaient pour créer des communautés sans lendemain. »

Matthieu Rémy parle d’« une forme renouvelée d’occupation des sols, essentiellement estive, où pourrait bien s’être jouée une lutte inédite pour l’émancipation » où la rave serait « le terreau d’une autre monde possible, culturel aussi bien que politique ».

« Teknival : La Fête Libre ? », documentaire Jesse Thomson, 2016 :

Il serait faux de réduire le mouvement free party à une dynamique originelle de résistance au système. Cette scène s’est en effet construite dans une relative insularité, investissant marges urbaines et sites isolés pour lancer les beats à l’assaut de la nuit. Ce n’est que par l’hostilité de la puissance publique, effrayée par le potentiel révolutionnaire de regroupements unis dans la fête, et les multiples lois liberticides visant l’encadrement des raves ( Criminal Justice and Public Order Act en 1994 en Grande-Bretagne, loi Rave en 2003 aux Etats-Unis), que la fête en vient à s’insurger. C’est donc sur un mode défensif que la fête libre attaquée et menacée par les forces de l’ordre s’élève contre le système : d’abord en jouant au chat et à la souris avec la police, parfois en montrant les poings, puis en investissant le débat public.

Christina Guicquel résume ainsi ce paradoxe de la rave dans sa dimension politique : « Les individus luttent pour préserver leur espace d’autonomie et de communion afin de ne pas être réduits à des marchandises ou à des rôles sociaux (...). Le mouvement ne possède pas de programme et ne cherche pas à changer la société. Il ne s’élève pas contre elle mais veut s’en distancier quelques instants. Il est davantage fondé sur un mode défensif qu’offensif. »

Célébrer la liberté et la défendre lorsqu’elle est menacée, voici sans doute le programme politique de la free party. Pour Matthieu Rémy, « la cantonner à une recherche d’insularité, ou au prisme de l’irrécupérable, sans faire droit à cette volonté de jouir sans entrave reviendrait en somme à la priver du carburant qui assure sa réinvention à chaque époque, et lui permet toujours de transcender, au moins pour partie, ce que l’époque sait récupérer d’elle. »


Portraits de la scène rave à Montréal, série « Rituel festif » de Caroline Hayeur (1996-1997), à voir dans l’expo « Electro » à la Philharmonie de Paris. © Caroline Hayeur

Fuir le système par la fête

La fête psyché, second registre du mouvement de résistance/fuite à l’égard du système par la fête, repose sur une dynamique de décollement du réel par les effets conjugués de la musique, des psychotropes et autres adjuvants.

Elle investit le régime de l’indifférence, en niant tout bonnement la réalité et ses contingences : en accédant à des états modifiés de conscience, le teufeur orchestre une fuite hors du monde et sa rationalité. Par la transe, l’individu explore ses propres limites et accède à un sentiment de transcendance, qu’il éprouve parfois de manière synchrone avec l’impression d’une appartenance à une communauté élargie, unie dans l’instant par un dérèglement raisonné de tous les sens selon la maxime rimbaldienne.

Lionel Pourtau, sociologue familier de la scène free party française des années 1990, voit ainsi dans le risque éprouvé en communauté « autant un élément de construction identitaire personnelle que collective ». En repoussant les frontières, l’être en fête s’élève contre l’ordre établi. « L’adversaire, c’est l’obéissance, la dépendance aux normes, le respect des consignes, un rapport à l’ordre social qui, hic et nunc, doit être discuté en faisant appel à quelque chose d’encore plus fort que le monde, la vie », nous explique Lionel Pourtau, décryptant cette fascination pour le risque dans la fête par un jeu de balancier raffiné entre pulsion de mort et pulsion de vie.

Ici prend sa source la dimension cathartique d’une fête qui s’expérimente sur le mode du superlatif ; les drogues permettent de transcender un corps terrestre et ses limites. « Ce dépassement de soi leur procure un bonheur intense parce que adéquat à la représentation idéale de l’individu souverain dans l’imaginaire collectif, produisant paradoxalement son propre “poison social collectif” », poursuit Lionel Pourtau.

Cette quête permanente du danger dans la nuit festive est proche de la recherche du vertige tel que l’analyse Roger Callois dans « Les Jeux et les hommes » en 1958. Le sociologue y distinguait quatre catégories fondamentales du ludique (âgon, alea, mimicry, ilinx), la quatrième étant caractérisée par une inclinaison à mise en suspens de la raison et de la norme sur le mode de la « jouissance » et du « spasme » : « Une dernière espèce de jeux rassemble ceux qui reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. Dans tous les cas, il s’agit d’accéder à une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie. »

« Lady of Ice », Fancy, 1987 (« all I want is extasy… » :

Ce spasme primaire est également premier. Dans « La Vie Intense », le philosophe Tristan Garcia désigne cette nostalgie de la première fois comme la maladie moderne du primavérisme enjoignant le sujet à surenchérir en intensité pour égaler la sensation initiale. Citant De Quincey en dérive morphinique –« Tout organisme (...) qui a reçu pendant quelques temps de la morphine éprouve le besoin d’en recevoir à doses croissantes : c’est un besoin somatique. Il n’est pas un homme, croyons-nous, quelque bien trempé qu’il soit, quelque lettré, quelque énergique qu’il soit, qui puisse faire exception à cette règle »–, Tristan Garcia étend le mécanisme d’accoutumance de toute drogue à l’ensemble d’une modernité où le superlatif devient la norme, enjoignant le sujet à l’escalade dans l’intensité de ses expériences : « Bien entendu, la seconde fois autorise d’augmenter, d’affiner, de corriger ou d’approfondir le sentiment de la première expérience. Mais dans la première expérience seulement le sentiment se livre en entier. » D’où une longue montée dans l’intense, une formidable perche sans atterrissage : « Il faut vivre de plus en plus intensément. »

Dans ce jeu de références à une expérience originelle fondatrice, le teufeur rejoue à l’infini une rencontre épiphanique où musique et drogue fusionnent, ouvrant ses sens à une réalité remodelée, un état second qui l’éloigne du monde et l’initie à des rapports sociaux neufs, un sens du collectif et de la communauté.

Nuit chimique

Lionel Pourtau convoque la trilogie musique/adjuvants/configuration sociale de la nuit festive au travers des soirées techno et du paradigme free : « La musique et la drogue sont toutes deux capables de générer des états seconds. Elles se combinent et se potentialisent. Dans cet espace marginal qu’est la fête techno en général, et la free party en particulier, de nombreuses barrières morales habituellement en place se désintègrent. Parce que la fête techno est un lieu où le sujet sait qu’il est commun de se droguer, il passera à l’acte plus facilement que dans d’autres circonstances. Mais c’est dans l’autre sens qu’il faut chercher la spécificité. La fête techno est un lieu où l’on consomme plus qu’ailleurs des substances psychoactives parce que la musique et les sociabilités en amplifient les effets. »


Thomas de Quincey (1785-1859), auteur des « Confessions d’un mangeur d’opium anglais » (portrait par Sir John Watson-Gordon). © Domaine public

« J’ai plusieurs fois connu cet état de transe. C’est un voyage entre toi, toi et ta tête. Comme si, par le rythme du son, ancestral, mélangé à de la fatigue, tu ne te sens plus fatigué. Il n’y a personne autour de toi. Tu es dans une bulle complète. Mais il faut plein de gens autour de toi. Un ensemble d’énergie sur un même point qui fait que l’ensemble se retrouve dans un état personnel de transe, mais en commun. Les gens se sourient, s’échangent des regards. Et après ils se parlent. » Ces paroles rapportées de Frédéric, fêtard croisé en free par Lionel Pourtau, qui se glisse caméra à l’épaule dans la nuit techno, esquissent l’idée d’une communauté momentanée unie par un état psychique partagé, une sorte de chem community inventant ses codes propres et ses rituels sociaux dans une nuit chimique.

De ces nuits sous MDMA ressortent l’empathie, le goût de l’autre, l’a priori positif et l’absence de jugement… Ou comme l’écrit Bill Brewster, « on doit envisager avec un certain respect tout ce qui peut faire de hooligans meurtriers des gens qui font le tour de la piste de danse la main dans la main avec des travestis. » De quoi lire dans la nuit techno, et les états modifiés de conscience qu’elle instille, une tentative de refonte des réflexes sociaux usuels, ses mécanismes de distance et de hiérarchie.

On trouvera dans les mots de Bill Brewster une interprétation modeste de la puissance combinée du son et des psychotropes dans le mouvement techno et acid house : « Les cultures jeunes ont toujours à voir avec le sentiment d’appartenir à quelque chose, et c’est précisément ce que l’ecstasy développe si puissamment. Rien d‘étonnant que la culture jeune dont elle faisait partie ait duré si longtemps. il n’y avait pas de philosophie flagrante dans l’acid house, mais tout dedans rassemblait les gens –vers une action collective et communautaire. Sur la piste de danse, l’acid house faisait au Britannique moyen ce que le disco underground avait fait aux Noirs américains gays vingt ans plus tôt –elle leur a permis de faire l’expérience du climax et de la joie de danser dans une pièce où tout le monde était réglé à la même heure, partageant la même expérience. Cette communion extatique est la vraie raison pour laquelle l’acid house, au moins pour les premiers temps, était une telle force de changement. »

« Ecstasy », Irvine Welsh (bande-annonce), 2012 :

Safe Zone : clore

L’ultime registre de la catégorie de fête en résistance au système est à trouver dans la safe zone. Issu des luttes pour les droits civiques, et notamment les mouvements LGBT et féministes, le safe space est construit autour de l’idée d’un espace réparateur, une zone neutre permettant aux personnes marginalisées de se réunir. Les safe spaces consacrent des communautés depuis la marge, et sont les chambres d’écho des revendications de minorités souvent invisibilisées. Ils se fondent sur le vœu d’une certaine étanchéité –les safe spaces sont avant tout des refuges, des parenthèses salvatrices en creux du quotidien– face au monde, et se définissent par l’édiction de règles propres, permettant d’organiser des micro-sociétés.


Le logo Safe Space indique qu’ici s’ouvre un espace bienveillant. © CC-by-SA 2.0

Les safe spaces en tant qu’utopies réalisées permettent l’accès au discours et à la reconnaissance pour un certain nombre de communautés mises à la marge du système, ils sont des espaces d’empowerment.

Dans la fête contemporaine, des collectifs queer et/ou féministes, tels Comme Nous Brûlons et Barbi(e)turix ont réinvesti cette notion, œuvrant à créer des espaces positifs et sûrs, en créant des zones exclusives au sein d’un événement ou en filtrant les entrées pour permettre à la soirée de s’épanouir dans l’atmosphère propice.

La résistance de la fête au système s’y fait via la création d’espaces préférentiels, étanches au monde et à sa violence sociale, qui inventent leurs propres règles et codes, leurs cités dans la nuit. Le paradoxe du safe space, au prisme politique de la transformation, est qu’il s’interdit la possibilité d’affecter positivement le système jusqu’à le faire muter dès lors qu’il se construit dans une dynamique de retranchement.

Comment sensibiliser le mâle cisgenre blanc hétéro au respect des corps dans la nuit, comment l’interpeller sur la place qu’il prend sur un dancefloor, lui signifier la violence invisible de ses gestes, s’il est mis hors-jeu de la fête ? Comment espérer faire muter les comportements si les personnes à convaincre ne peuvent passer la porte ? C’est la limite de la safe zone et de son pouvoir transformationnel…

Où placer le curseur entre inclusivité idéaliste et besoins d’entre-soi communautaire ? Pour Eléna Tissier, artiste et journaliste pour le magazine féministe « Manifesto XXI », « comme souvent, la réponse se trouve dans l’équilibre, dans le dialogue, dans l’ouverture, dans la création de nouveaux liens. Faire en sorte que les rapports évoluent peu à peu entre sphère queer communautaire hyper-protectionniste, souvent susceptible car minoritaire et victime de traumas, et sphère hétérosexuelle un peu trop envahissante, dominatrice, sûre de ses prérogatives et souvent peu soucieuse ou respectueuse des minorités sexuelles. »

Wet Manifesto, annonce pour la soirée Wet For Me Barbi(e)turix, réal. PWL Agency, 2017 :

Ces trois registres possibles de la fête contemporaine flirtent tous avec l’utopie sociale et politique dès lors que l’utopie consiste à critiquer le système en place en créant des possibilités de récits alternatifs. Ces espaces-temps et configurations sociales nés sur le dancefloor font partie des nombreuses manières de se retirer sur l’Aventin, explique Michel Maffesoli dans « La Transfiguration du politique » : « Tout comme dans les formes effervescentes des utopies en majuscule, il s’agit de vivre, en mineur, une multiplicité de petites utopies interstitielles, qui toutes manifestent un instinct de conservation de groupe. »

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Bibliographie

Hakim Bey, « TAZ Zone autonome temporaire », 1991

Simon Reynolds, « Generation Ecstasy », Little Brown & Co, London, 2001

Sous la direction de Laurent Sébastien Fournier, Dominique Crozat, Catherine Bernié-Boissard, Claude Chastegner, « La Fête au Présent Mutations des fêtes au sein des loisirs », L’Harmattan, Paris, 2009

Sous la direction de François Cusset, « Une histoire (critique) des années 1990 », La Découverte, Paris, 2014

Roger Caillois, « Les Jeux et les hommes », Gallimard, Paris, 1958

Tristan Garcia, « La Vie Intense », Editions Autrement, Paris, 2016

Bill Brewster et Franck Broughton, « Last Night a DJ Saved My Life », Le Castor Astral, Paris, 2017

Michel Maffesoli, « Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes13 », éditions de la Table Ronde, Paris, 1988

Michel Maffesoli, « La Transfiguration du politique », Grasset, Paris, 1992

Lionel Pourtau, « Techno - Voyage au cœur des nouvelles communautés festives », 2009, éditions du CNRS

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Retrouvez ici la première partie de ce décryptage des politiques du dancefloor, avant de découvrir prochainement la troisième et dernière partie de cette typologie de la fête, consacrée à l’after et son espace-temps prospectif.

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