Entretien avec Didier Lestrade, historique de la communauté gay, auteur notamment de « Cheikh » (Flammarion, 2007), sur les évolutions et pratiques actuelles du « milieu » homosexuel à l’heure des réseaux.
Didier Lestrade, figure de la communauté gay française, co-fondateur d’Act Up et de Têtu notamment, ne mâche pas ses mots sur les pratiques électroniques des gays aujourd’hui. © Arnaud Février / Flammarion
< 24'06'08 >
Didier Lestrade, militant gay canal historique
Journaliste, écrivain, militant, tête de proue de la lutte anti-sida, co-créateur d’Act Up-Paris et co-fondateur en 1995 du magazine « Têtu », Didier Lestrade, à 50 ans, est un historique de la communauté gay. Et ce n’est pas parce qu’il s’en est éloigné depuis 2002 qu’il s’est assagi. L’homme est connu pour ne pas mâcher ses mots : militantisme, nouvelles pratiques Internet, identité et individualisme, homophobie et victimisation, théorie queer, prévention anti-sida diluée dans la consommation... L’évolution et les tendances du « milieu » passent à la moulinette Lestrade. A quelques jours de la Gay Pride (le 28 juin à Paris), poptronics est allé l’interviewer. Internet a-t-il, selon vous, renforcé l’aspect communautaire en favorisant une certaine visibilité ? Oui, c’est indéniable, l’expression et la visibilité sont parmi les demandes les plus importantes des minorités, et Internet les facilite énormément. Le fait de décrire sa vie, de s’exprimer sans attendre que les médias, la littérature ou l’art s’en chargent ou s’en fassent l’écho, en sautant les générations, tout ça est formidable. Psychologiquement, ça fait du bien mais c’est le summum du nombrilisme. L’exposition et la diffusion de son homosexualité sur le Web sont-elles une arme à double tranchant ? Oui, c’est dangereux. Je ne suis pas inquiet pour les données personnelles, elles ne nous appartiennent déjà plus. Ce qui me gêne, c’est faire semblant de tout dire sur Internet, montrer sa bite ou prétendre tout révéler sur sa vie privée, tout en CACHANT qui on est. J’aime Facebook parce que c’est nominatif. Je déteste Myspace parce que c’est laid et que c’est souvent basé sur un mensonge, celui du pseudonyme. L’acceptation et la différence, quand elles ne sont pas revendiquées par une vraie personne, c’est juste un leurre. C’est de la schizophrénie, avec beaucoup d’ego en plus. Pour moi, Internet est le plus gros vecteur de l’idée de « mensonge ». Quelle est votre pratique d’Internet ? Ma pratique est volontairement réduite, elle se limite à mon travail et à Facebook. Dans mon dernier livre, « Cheikh », je reviens sur mon choix de vivre sans téléphone portable, à la campagne, dans une idée proche de la décroissance. Le téléphone portable est surévalué. Il sera intéressant à nouveau dans quatre ans, quand on pourra accomplir des opérations essentielles à partir de son téléphone. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Vous qui avez co-fondé Act Up, pensez-vous qu’Internet développe de nouvelles pratiques militantes ? Les nouveaux militants LGBT (lesbiennes-gays-bi-trans, ndlr) n’ont pas encore vraiment utilisé Internet d’une manière qui dépasse leurs propres frontières générationnelles. Internet accentue tout, y compris l’affrontement générationnel. Certes, des jeunes rencontrent des personnes plus âgées et vice versa, mais Internet fonctionne par caste. Les militants parlent, fonctionnent et agissent avec des moyens vieux de vingt ans ! Même les « nouveaux » groupes LGBT comme les Panthères Roses ont une manière de parler fondée à 100% sur les clichés politiquement corrects datant du début d’Act Up. Ça fait peur ! Leurs actions sont obsolètes. La preuve, c’est que ces groupes, comme Act Up, ne rassemblent que quelques dizaines de personnes, quand l’essence même d’Internet, c’est de rassembler des milliers d’individus ! Alors qu’approche la Gay Pride parisienne, le 28 juin, que pensez-vous de la censure du maire de Moscou Iouri Loujkov face à la première Gay Pride russe, le 27 mai ? Les gens ont tendance à oublier comment se passaient les Gay Pride à Paris il y a deux décennies... Bien sûr, je trouve l’attitude du maire de Moscou condamnable. Je sais que les Russes ne sont pas comme on les décrit, exactement comme on n’a aucune idée de la modernité des Chinois ou des Sud-Coréens, etc. Il faut une Gay Pride à Moscou. Cela dit, cette interdiction était prévisible, non ? L’interdiction de la seule association gay par le gouvernement turc m’attriste plus. Les Turcs sont en train de bouger à une telle vitesse que cette décision du pouvoir politique en devient presque incohérente. J’ai un ami turc sur Facebook qui a 21 ans, et ce jeune est terrorisé. Aujourd’hui, y a-t-il une nouvelle manière de vivre son homosexualité sur le réseau, notamment via les chats vidéo et audio, qui favorisent les rencontres furtives ? C’est le principal moyen de se rencontrer aujourd’hui et c’est en train de tout changer, en effet. Pas seulement les pratiques, mais l’identité. L’identité ne se résume plus à l’appartenance à un groupe, elle est surtout individuelle. C’est moi, moi, moi et encore moi ! L’idée que la communauté est formée de minorités plus ou moins majoritaires occulte une certaine hiérarchie des douleurs vécues par le plus grand nombre. Ma génération affrontait le problème en changeant d’échelle et en adoptant une attitude plus pragmatique. Nous nous attaquions d’abord aux problèmes qui touchaient le maximum de personnes. Les réussites politiques servent de moteur pour résoudre les problèmes des petites minorités. De nos jours, c’est l’inverse qui se passe. La personne qui crie dans le Berry écrase toutes les autres parce que nous sommes dans une hiérarchie de la victime ! Que pensez-vous de l’absence ou de la présence de messages de prévention sur ces sites de rencontres ? Cela signifie-t-il que les vingt à trente ans ont oublié le sida ? Internet est le principal facteur de risque épidémiologique car il a remplacé, en nombre, les possibilités de draguer dans les établissements de sexe (saunas, backrooms, etc.), et parce qu’il multiplie l’offre sexuelle (le nombre de gays sur le marché). De plus, le côté compulsif de la drague sur Internet fait « oublier » les questions normales de protection (connaissance du statut sérologique, des IST, négociation sexuelle avant l’acte, etc.). C’est un cercle vicieux qui touche particulièrement les jeunes. C’est fait exprès, car les sites de rencontres servent avant tout à faire du commerce et ne reviennent ABSOLUMENT PAS vers la communauté. N’importe quel bar ou club qui a du succès auprès des gays s’investit un peu, financièrement, dans la vie de la communauté. Sur les chats comme sur les sites de rencontres, c’est « gagnons de l’argent d’abord, on fera de la prévention plus tard ». Depuis quelques années, on assiste à la multiplication de blogs et de sites pornographiques gays, dont certains font l’apologie des pratiques à risque et du bareback. Qu’en pensez-vous ? Je ne parle que de ça dans mon troisième livre, « The End » (Denoël, 2004, ndlr). Un phénomène intéressant et récent sur ces sites, c’est le combat des générations : les gays adultes veulent baiser sans capote, qu’ils soient séropositifs ou pas ; les jeunes rejoignent ces sites pour baiser sans capote entre jeunes séronégatifs. Ils finissent même par s’opposer à la première génération d’internautes bareback en leur reprochant de baiser sans capote alors qu’ils sont séropos ! C’est une prolongation assez amusante de la perversion initiale : « Je baise sans me protéger parce que je m’en fous. » Dans « The End » précisément, vous attaquez les lesbiennes (pp. 159-160) pour leur manque de constance et d’implication sur le long terme dans la lutte anti-sida. Comment les Queer Studies devraient-elles intégrer cette thématique ? Je « n’attaque » pas les lesbiennes sur leur abandon du combat contre le sida. Je le constate, elles ont le droit de passer à autre chose, comme les gays eux-mêmes sont passés à autre chose. Les multithérapies sont passées par là. Mais il est indéniable que les Queer Studies font l’impasse sur le problème du sida, comme s’il était réglé. Or la sexualité reste marquée par le sida, aujourd’hui plus que jamais, à l’heure où partout les gays se contaminent à nouveau. S’en tenir à des questions d’identité et de genre quand on oublie un risque épidémiologique, c’est trahir la mission initiale des associations. C’est le talon d’Achille de ces études, c’est aussi ce qui motive la méfiance réelle de la part de la très grande majorité des gays. Le combat contre le sida a été le phénomène le plus « à la mode » des trente dernières années. Les jeunes générations veulent en sortir pour créer un nouveau mouvement. Très bien. Mais il ne décolle pas.
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