Interview contrepoint à la soupe des images au Grand Palais de fin d’année (un « kaléidoscope » multi-écrans qui clôturait la présidence française de l’Union européenne) : le Belge Philippe Franck, directeur artistique des Transnumériques#3, un festival « des émergences numériques et des cultures électroniques » qui a navigué de Bruxelles à Mons, en passant par Paris et Lille tout l’automne 2008.
"La course au désastre", performance présentée par les Transnumériques. © Le Laboratoire mobile
< 07'01'09 >
Les Transnumériques, « générateur d’étincelles poétiques »

A l’heure où le ministère de la Culture français s’autocongratule pour le « succès public exceptionnel » (145.000 visiteurs) de l’exposition « Dans la nuit, des images » au Grand Palais, en « clôture » de la présidence française de l’Union européenne, poptronics, encore tout secoué par cette débauche technologique écœurante (la crise de la culture et du reste du monde, quelle crise ?) prend le contrepied pour en tirer un bilan. Cette soupe à la Blade Runner qui rendait impossible la lecture d’une œuvre pour privilégier l’effet « kaléidoscope de nuit » célébré par Alain Fleisher, artiste, écrivain et directeur artistique de cette « fête de l’image contemporaine » (dixit Kouchner et Albanel à l’unisson pour l’occasion) donnait la nausée. Pas qu’on rejette les dispositifs techno, c’est même plutôt le pain quotidien de poptronics, mais on les préfère à disposition du propos des artistes plutôt qu’à celui des politiques, fussent-ils pro-européens. Et puisqu’il s’agit de soutenir la création européenne, c’est côté belge que nous irons, pour revenir sur une alternative à ce feu d’artifice vidé de sens, avec les Transnumériques#3. Ce festival « des émergences numériques et des cultures électroniques », difficile à appréhender parce qu’éclaté dans le temps et l’espace (deux mois et demi d’interventions entre Bruxelles, Mons, Lille et Paris), mais, qui, avec un budget sans commune mesure avec celui déployé au Grand Palais, a permis de présenter spectacles, performances, conférences et installations (et d’attirer quelque 5000 visiteurs). Philippe Franck, directeur artistique de ces Transnumériques, s’est prêté au jeu des questions-réponses par mail.

Poptronics : Réunir Paris, Bruxelles, Mons et Lille dans un même événement délocalisé, est-ce la manière qu’ont les Transnumériques de concevoir l’Europe ?

Philippe Franck : Plutôt que de « délocalisation », il me semble que ce festival nomade relocaliserait (« à une déterritoralisation succède une reterritoralisation » comme dit ce cher Gilles Deleuze) à sa manière, temporairement, en invitant des artistes et des structures « indisciplinaires » (comme disent nos amis de « Mouvement ») qui « camperaient » le temps d’une semaine ou d’une soirée dans une ville mais aussi un lieu d’accueil qu’ils investissent et métamorphosent tout en le connectant différemment, grâce aux technologies, à d’autres univers, d’autres projets, d’autres réseaux et d’autres territoires artistiques ou culturels au-delà de la Belgique francophone, de la France ou d’une Europe ouverte -même si la dimension géographique reste importante dans une redéfinition des frontières de tout type.

Quel bilan tirez-vous de cette troisième édition, toujours dédiée aux « émergences numériques », mais qui a voulu unir différentes scènes, expérimentale, performative mais aussi plus prosaïquement festive ? La rencontre à distance a-t-elle fonctionné, entre les focus opérés à Paris sur le corps numérique, à Mons sur les nouvelles formes audiovisuelles (AV) et à Bruxelles sur les écritures numériques et la performance ?

Cette troisième édition étendue dans le temps (au total : deux mois et demi avec des pauses de festival dans une douzaine de lieux et quatre villes) fut une expérience intense et exigeante à tout niveau pour une petite équipe comme la nôtre, couronnée de bons retours de la part de nos invités, de nos partenaires et des publics. Je ne me fais pas trop d’illusions sur la mobilité des publics entre des villes éloignées même si, entre Mons et Bruxelles (distants de 50 minutes de voiture ou de train) par exemple, cela a vraiment eu lieu. Je crois dans une nécessaire mobilité des pratiques et des artistes qu’un tel festival à entrées multiples tente de promouvoir activement.

Ce qui me semble intéressant dans ce dispositif rhizomatique, c’est de pouvoir montrer dans différentes villes des facettes différentes mais complémentaires d’un même prisme multicréatif, d’un même artiste hybride. Ainsi, à Paris, Thomas Israël (Bruxelles) a créé une performance au Centre Wallonie-Bruxelles reprise également dans la Nuit blanche (« Percept » avec Jacques Urbanska), diffusé une installation interactive à Mons au Frigo (nouveau lieu de plus en plus dévolu aux cultures électroniques que nous investissons régulièrement), participé à des performances littéraires interdisciplinaires (avec le collectif québécois Rhizome) et projeté des vidéos à la Bellone à Bruxelles avant de terminer son itinéraire transnumériques par un « set visuels live » au Palais des Beaux-Arts de Lille (avec le musicien électronique Very Mash’ta - Quatermass/Sub Rosa).

Dans la même logique, si chaque ville avait son « théâtre des opérations » adapté aux scènes et aux approches des lieux partenaires avec cette dose de débordement que permet, dans un tel festival aventurier, la diversité de ces cultures électroniques en mouvement permanent ; ces champs exploratoires participent ensemble d’une forme d’éclairage, forcément incomplet, de la diversité de la création numérique.

Pour cette troisième édition riche en événements (même si trop modeste en budget au regard de sa rémanence et de sa densité) et en rencontres (au total, une cinquantaine d’artistes, chercheurs et structures invités), nous avons aussi proposé un focus « Québec numérique » en invitant la Société des Arts Technologiques de Montréal (Manuel Chantre et Simon Labrosse du collectif électro-robotique Popcore, le directeur de recherche René Barsalo), le collectif Rhizome (performances résultantes de résidences croisant artistes belges et québécois) et le festival des arts numériques Elektra (programmes de projections concoctés par Alain Thibault, directeur artistique du festival). Après le festival, d’autres échanges transatlantiques sont prévus, y compris des collaborations entre artistes qui se sont rencontrés à cette occasion. C’est aussi une satisfaction pour nous de pouvoir « déborder » du seul aspect « événementiel » pour bâtir des ponts à plus long terme au service des artistes mais aussi des structures impliquées et des problématiques développées (par exemple avec la SAT, les nouvelles formes de performances audio-visuelles dans des environnements immersifs).

Conférences, performances, spectacles, sets de DJ’s et projections vidéo : toutes les formes (ou presque) ont été convoquées lors de ces Transnumériques. Est-ce selon vous un impératif, lorsqu’on soutient la création venue des nouveaux médias, que d’être multisupports comme ces créations sont multimédias ?

Il me semble en effet que les arts numériques et au-delà les cultures électroniques ne peuvent se réduire à telle ou telle pratique mais sont « naturellement », de par les médias convoqués, multiformes. Les Transnumériques présentent en effet des installations, des performances (une expression devenue fourre-tout), des projections, des « ciné mix », des chorégraphies interactives… nombre de créations ayant souvent recours à plusieurs de ces appellations en redéfinition pour se qualifier. Il nous semble aussi très important de tenter (et c’est toujours une gageure) de réunir, avec la même exigence qualitative, les dimensions prospectives et ludiques afin de ne pas s’enfermer dans une image trop partielle des cultures électroniques d’aujourd’hui. C’est pourquoi la dimension dansante était présente quasi à chaque étape. Nous avons même poussé le bouchon « trans » jusqu’au bout à Bruxelles en clôturant une semaine de performances par une grande soirée organisée dans l’écrin classé XVIIe de la Bellone (qui s’est prolongée en after jusqu’à l’aube), en collaboration avec Club Claudine, collectif transgenre de DJ’s et VJ’s bruxellois. D’autre part, beaucoup de projets présentés dans les Transnumériques sont processuels et ne s’en cachent pas. Les spectateurs des Transnumériques ont pu assister à différentes étapes d’un même projet, comme par exemple « Spam » du collectif pluridisciplinaire MéTamorphoZ, qui a commencé à Mons par une projection visuelle et sonore en extérieur pour se poursuivre un mois plus tard à Bruxelles par une performance multithéâtrale.

La vision de la création numérique défendue par Transcultures s’inscrit dans le prolongement de ce que nous avons commencé voici déjà une douzaine d’année à Bruxelles et en Europe : développer les intersections artistiques, les croisements entre les flux. Il me semble tout à fait « contre-nature » de vouloir enfermer, comme certains s’y obstinent encore, les créations utilisant les technologies numériques dans la seule boîte bien trop étroite de l’ordinateur (qui fait écho à l’expression « l’art pour l’ordinateur » des origines) et de négliger les mutations des arts vivants ou encore des formes plus traditionnelles qui s’emparent de ces problématiques sans nécessairement avoir recours à des dispositifs technologiques de pointe.

Vous vous présentez comme une plate-forme nomade ou une manifestation « corsaire ». L’insolence et le côté « coucou » (vous vous associez à diverses structures en Europe qui vous accueillent, comme le coucou fait son nid dans celui d’autres oiseaux) sont-ils une émanation de la culture réseau ou une nécessité quant à l’économie des projets que vous soutenez ?

Ce type de fonctionnement pirate, comme un virus intégré dans les machines institutionnelles qui nous hébergent amicalement, répond en effet à la fois à une culture du réseau militante (j’ai l’utopie de croire plus que jamais dans la « culture de l’échange » pour s’opposer aux monopoles, replis et globalisations neutralisantes qui laissent très peu d’espace de liberté pour les « artisans du réseau ») et à une économie « arte povera » qui est obligée de réunir des moyens, des énergies et des compétences pour permettre, en paraphrasant Harald Zeeman, aux « a®titudes de devenir formes ». Nous avons toujours fonctionné de la sorte au sein de Transcultures mais avec la création numérique, même les institutions dotées de moyens plus importants sont aujourd’hui obligées de travailler en partenariat et de s’ouvrir à des modes plus collaboratifs. C’est ce que nos amis québécois appellent le « réseautage » qui s’opère dans une « contamination positive » pour, en prolongeant votre métaphore, voler au-dessus d’un nid de coucous qui se feraient de plus en plus entendre dans cet étrange grand chaos normatif que nous vivons à l’échelle planétaire.

Quand aura lieu la prochaine édition, et avec quels partenaires (allez-vous en changer...) ?

La quatrième édition des Transnumériques devrait voir le jour, si tous les paramètres (financiers, structurels… la plupart de nos partenaires actuels seraient a priori partants mais tout dépend aussi des agendas et des connexions possibles) le permettent, fin 2009 ou début 2010. Mais les Transnumériques se veulent aussi une plate-forme à l’année, un peu comme notre autre festival City Sonics l’est pour les arts sonores (chaque été à Mons et dans d’autres villes associées). D’autres événements « transnumériques » vont prochainement éclore dans d’autres villes avec d’autres partenaires en dehors de ce temps festivalier qu’il faudrait sans doute tenter de resserrer pour ne pas s’époumoner tout en gardant les mêmes éclairages multiples et traits d’union entre projets, lieux, créateurs, publics et structures d’accueil ou coproductrices.

Nous allons par exemple collaborer avec le festival VIA entre Mons et Maubeuge en mars et avec Vidéographies à Liège qui prépare une rétrospective de cinéma expérimental et une invitation au Prix Ars Electronica. Les échanges avec le Québec (la SAT mais aussi Avatar, le festival Le Moi Multi à Québec) vont se prolonger dans les prochains mois ainsi que des collaborations avec Seconde Nature à Aix-en-Provence, le Brésil et le Portugal autour d’un programme européen sur la thématique de territoires et identités. Dans ce souci de favoriser la mobilité internationale entre les projets, les artistes, les publics et les structures, nous participons à un projet (trans)européen avec le Centre des Arts d’Enghien-les-Bains (avec lequel nous collaborons notamment pour les Bains numériques), Body Data Space (collectif londonien qui a présenté une exposition à Enghien également reprise dans ces Transnumériques) et boDig qui développe le lien entre corps et technologies digitales à Istanbul.

Notre implication dans le développement du Réseau des Arts Numériques (RAN) qui réunit aujourd’hui une vingtaine d’acteurs culturels et de laboratoires scientifiques, principalement français et belges, ouverts à la création numérique, devrait également avoir une incidence positive sur le développement du festival/plate-forme des Transnumériques. Nous allons aussi accentuer la médiation de ses formes numérico-transversales à Mons où Transcultures s’est installé en mai 2008 pour développer un Centre interdisciplinaire des cultures électroniques et sonores sur le beau site des anciens Abattoirs où nous allons également programmer des événements, rencontres, démo-parties, installations… à l’année. L’important pour garder ce dynamisme intact, est de continuer à nous surprendre nous-mêmes et nos divers interlocuteurs ; ce paramètre d’instabilité artistique, structurelle, technologique… inhérent à la création numérique est aussi potentiellement générateur d’étincelles poétiques.

annick rivoire 

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< 1 > commentaire
écrit le < 08'01'09 > par < elebovici RLU club-internet.fr >
effectivement, ça change de la "soupe" du Grand Palais