« Leila attacks », une vidéo d’une minute de Chris Marker, qui revient dans ce texte sur les origines de cette microproduction animalière.
La petite rate Leila, nouvelle égérie de Chris Marker. © DR
< 15'01'08 >
Passage de Leila, par Chris Marker
Présentée en avant-programme du dernier long métrage d’Isild Le Besco, « Charly », « Leila attacks » est une fiction d’une minute réalisée par Chris Marker, l’homme le plus secret et partant, le plus mythique de l’histoire du cinéma, versé depuis une dizaine d’années maintenant dans les nouveaux médias, de l’excellent « Immemory » (en 1997, sur CD-Rom, désormais invisible sur les plate-formes actuelles) jusqu’à de futures mais encore secrètes interventions sur Second Life, le monde virtuel en ligne. « The best known author of unknown films », comme il se présente lui-même dans la fabuleuse bande-annonce de cette fiction, explique la genèse de cette microfiction. Au cours du récent Festival du Film d’Une Minute (si si, ça existe, en Amérique évidemment) les professionnels de la profession ont respecté une autre minute, de silence celle-ci, à la mémoire de Leila, la souris. C’était la première fois que l’hommage à une star durait aussi longtemps que son film. Enfin, quand je dis la souris… Leila était une petite rate, mais ces mots en français manquent terriblement de grâce, or Leila était la grâce même, elle sera donc souris pour la postérité. Tout le monde a éprouvé ce phénomène : lorsqu’un regard est posé sur vous pendant un certain temps, vous le ressentez, physiquement. C’est ce qui m’est arrivé un jour pendant que je travaillais sur mes ordinateurs. Quelqu’un, quelque part, me fixait, et j’avais beau regarder autour de moi, pas le moindre humain en vue. « Humain » ? Comme s’il n’existait pas d’autres regards. C’est en baissant les yeux que j’ai vu cette petite créature dressée sur ses pattes de derrière, toute faraude, et exprimant par le froncement répété de son nez un indiscutable intérêt pour mes modestes travaux. « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? » – et le temps de poser la question je me souvenais qu’en effet, la fille de ma voisine gardait en cage quatre petites rates. Personne n’a jamais su comment celle qui ne s’appelait pas encore Leila a fait pour s’échapper, mais elle était là. Cela se passait un samedi après-midi, ce qui dans le vingtième arrondissement équivaut à un couvre-feu précoce. Autrement dit, ses humains étaient partis pour le week-end, il n’y avait pas à l’horizon une seule boutique où trouver quelque chose qui ressemble à une cage, la laisser vagabonder dans l’atelier comportait le risque de la perdre dans le fouillis des boîtes et des piles, et la mettre dehors était l’exposer à des rondes de chats peu sensibles à son charme. Que faire d’elle ? Je transformai un carton d’ordinateur en abri provisoire, avec des trous pour la respiration, je l’attrapai en me souvenant des leçons de David Carradine dans Kung Fu, et je refermai le couvercle. Ce qui en un éclair lui donna son nom. Deux jours plus tôt Florence Aubenas avait réussi l’exploit sans précédent de faire se tordre de rire un paquet de journalistes en racontant sa vie d’otage, et montrer tant de classe pour dire tant de souffrance m’avait simplement ébloui. Or on se souvient que ses geôliers avaient tout de suite échangé son prénom d’Infidèle contre un autre : Leila. Et dans l’éclair susmentionné je me voyais, par les yeux de la souris, transformé en geôlier. Pour son bien, certes, mais qu’est-ce qu’elle en voyait, elle ? Que cette entité démesurée à qui elle était gentiment venue rendre visite l’enfermait dans une boîte. « Pardon, Leila » furent les mots qui me vinrent instinctivement, et elle fut baptisée. Heureusement les choses n’en restèrent pas là, et je pus rapidement passer du stade de geôlier involontaire à celui d’ami dévoué. J’avais l’habitude des chats, j’avais hébergé quelques chouettes, je ne savais rien des goûts des souris. En musique, par exemple. Comment faire pour qu’elle ne s’ennuie pas trop ? Un essai devant la télévision fut catastrophique : elle tomba simplement en catalepsie – ce qui devrait nous faire réfléchir, il y a donc quelque chose d’ontologiquement monstrueux dans cette machine (et ce n’était même pas Cauet ni Christine Bravo, juste de la télévision ordinaire). Ahmad Jamal et Bill Evans eurent plus de succès, les souris semblent aimer le piano. Bref le week-end passa, la vie reprit son cours, Leila retrouva son foyer et me fit fête lorsque je lui rendis visite. Qu’elle eût du caractère, son expédition chez moi le prouvait assez. Ma voisine m’apprit qu’elle le manifestait d’une toute autre façon, en se livrant régulièrement chez elle à un rituel si cinématographiquement prometteur que je me jurai de venir l’enregistrer. Ce qui mérite d’être précisé, c’est qu’une fois sur place je comptais patienter un bon moment dans l’attente du rituel en question. Or à peine avais-je braqué la caméra sur elle qu’elle l’exécutait - comme si elle avait entendu « action ! » - avec la maestria d’une vraie pro. Et là tout s’éclaira. Cette Leila aurait pu s’appeler Eve, celle de Mankiewicz. La petite starlette qui trouve un prétexte pour entrer dans l’intimité d’un metteur en scène et en faire le tremplin d’une carrière étincelante. Et moi, bête comme tous les hommes, j’avais marché à fond (« Oh la gentille petite souris… ») quand elle ne pensait qu’à sa gloire. Et gloire il y aurait. Un tabac sur Youtube, un DVD en compagnie de mes autres films animaliers, plus tard - quand elle aurait rejoint le chat Guillaume au paradis des bêtes - le Festival du Film d’Une Minute, et maintenant le complément de programme d’un film au moins aussi mystérieux qu’elle, celui d’Isild le Besco, « Charly ». Un film d’écorchure et de vérité, qui refuse les maquillages de la séduction pour atteindre ce point incandescent où la difficulté d’être avec l’autre n’est plus un jeu de rôles mais un saut dans le vide, qui rompt avec tous les codes de la bien-pensance cinématographique, et qui ne se laisse pas oublier. Il y a tout de même quelque chose de troublant dans l’histoire de Leila, cette toute petite vie qui s’est invitée dans la mienne le temps de laisser une trace. Je ne peux pas jurer qu’il existe un paradis des bêtes mais je sais une chose : où que soit aujourd’hui son âme innocente, elle a compris qu’un autre petit animal doué de caractère l’entraînait dans une nouvelle aventure, et elle en est drôlement fière.
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