Interview du duo d’artistes berlinois Kg Augenstern, à l’occasion de la sortie du livre-CD « Tentacles », retraçant leurs pérégrinations fluviales et sonores de Berlin à Arles, en 2014.

« Tentacles », le livre-CD est disponible en ligne chez Gruenrekorder, 10 morceaux (55:08), 15€.

Kg Augenstern propose une nouvelle installation à l’occasion de « Hear Rooms II », exposition collective d’art sonore, les 17 et 18 décembre à Udine, en Italie.

Les sons géolocalisés de « Tentacles » sont à écouter sur le canal Kg Augenstern de l’application Soundways (réalisée par le collectif MU)

La technique du grattage de pont à la cane à pêche. © Kg Augenstern
< 08'12'16 >
De l’intérêt de gratter des ponts, par Kg Augenstern

Il est des artistes qui reprennent inlassablement le même motif, creusent le même sillon, traquent la même obsession. Christiane Prehn et Wolfgang Meyer sont de ceux-là, qui pratiquent autant qu’ils expérimentent à bord de leur péniche, l’Anuschka, un art sonore de la navigation. Le duo compose Kg Augenstern qu’on a croisé à Paris une fin d’été particulièrement pluvieuse, tandis que « Tentacles », leur performance de « grattage » de pont, s’insérait dans la programmation de Bande Originale, un festival et parcours sonore le long du canal de l’Ourcq (poptronics avait d’ailleurs contribué au projet par ici).


Les « tentacules » prêtes à servir sur la péniche l’Anuschka. © Kg Augenstern

L’Anushka n’a rien d’un bateau de prestige. C’est une péniche sur laquelle les deux artistes allemands vivent et naviguent de canal en rivière, en ville comme à la campagne, poursuivant depuis quelques années déjà un projet artistique avec pauses en galeries, haltes pour performances délicates, où ils font voir et entendre la matière sonore des dessous de ponts grattés à la canne à pêche en fibre de carbone.

Au creux de l’été, on a reçu le livre-CD qui, pensait-on, achevait la boucle entamée à Berlin en juillet 2014, passée par Paris en août de la même année et qui s’était achevée à Valence et Arles en novembre. Chaque piste restitue un paysage sonore, une ambiance, un bout du voyage, le livret déroule le trajet, ponctué de photographies de vues sur ces ponts. A l’écoute, le voyage est au rendez-vous, étrange, poétique, révélant un inframonde, entre field recording et geste artistique. On a pris le temps de quelques aller-retours par mail pour les questionner sur leur pratique.


Parcours de Berlin à Arles pour « Tentacles ». © DR

Pourquoi avez-vous décidé d’écouter le son des ponts et d’en faire un projet au long cours ?

Quand Wolfgang était enfant et que quelqu’un lui demandait ce qu’il voulait faire plus tard, il répondait toujours « explorateur de grottes » (spéléologue). Plus tard, il s’est engagé dans de multiples projets musicaux underground. Scratcher les ponts est à peu près comme une exploration de grottes souterraines à l’aide de tentacules…

Les ponts, les scratches et les sons ont souvent joué un rôle important dans notre travail : Christiane a réalisé une performance à Londres intitulée « Récemment j’ai rencontré un chien » (2009). Elle traversait pieds nus en plein hiver le pont du Millenium jusqu’à la Tate Modern, vêtue de très étrange façon. Sa vidéo a été projetée à la Biennale de Thessalonique. Un an plus tard, elle a travaillé avec un vieil arbre qui avait été « gratté » par des soldats russes à Potsdam après la Seconde guerre mondiale, qui y avaient gravé leurs noms et leurs vœux. Pendant ce temps, Wolfgang travaillait dans le champ du field recording sur des paysages sonores de bateaux et faisait des performances sonores.


« Récemment j’ai rencontré un chien » (2009), performance hivernale de Christiane Prehn pieds nus sur le pont du Millenium à Londres (capture écran). © DR

Sur le bateau, on doit toujours faire attention quand on passe un pont. C’est étroit, le courant est fort. On doit se renseigner à l’avance sur la hauteur des ponts pour savoir si telle voie est navigable. Les ponts sont donc importants dans notre vie quotidienne.

Avant de commencer le projet « Tentacles », nous avons réalisé un certain nombre de pièces ayant une relation aux ponts comme « Styx » (2002), une vidéo qui montre simplement une vue continue du dessous des ponts (mais nous n’étions pas contents du son) ou « The Song of the bridges » (2011), un projet pour Saint-Petersbourg en Russie. A Berlin-Neukoelln, nous avons placé un cube de béton vide dans un square fréquenté, « Inside/Outside » (2012). Les gens pouvaient grimper à l’intérieur et expérimenter les changements d’atmosphère et d’acoustique –c’était très proche du passage sous un pont. Nous avons aussi d’autres pièces qui transfèrent ou traduisent l’architecture en installation audiovisuelle.


« Inside/outside », 2012, Berlin. © Kg Augenstern

Après tout ça, l’idée que Christiane a eue de tenter de gratter les ponts n’était qu’un pas de plus. Et il était évident que nous le ferions comme un projet à long terme avec autant d’échantillons que possible. La possibilité de publier les photos et les sons sur l’application mobile Soundways a permis d’établir une carte sonore des ponts qui ressemble à une promenade sonore.

Que préférez-vous : naviguer et enregistrer le son des ponts ? organiser ces sons dans une composition intitulée « Tentacles », imaginer une performance pour une galerie ?

Le mieux est de combiner le tout. Naviguer et scratcher les ponts jusqu’à des escales où nous pouvons prendre le temps et mettre à distance ce travail quotidien et ensuite créer une installation.

« Tentacles 2 », Kg Augenstern, Valence, juin 2015 :

Qu’attendez-vous en terme d’audience ? Souhaitez-vous élargir l’horizon sonore du public, que les gens ouvrent leurs oreilles à un paysage sonore ?

Peut-être simplement les ouvrir à quelque chose d’inconnu jusque-là, peu importe que ce soit visuel ou audio…

Comment définissez-vous votre pratique : field recording, enregistrement sonore et tactile, art sonore ?

La part visuelle joue un rôle important à nos yeux aussi. Pourquoi pas juste de l’art ? Ou simplement du grattage de pont ?

« Tentacles », Bande Originale, 2014 :

Quel est votre rapport à l’environnement ? Vous vivez sur un bateau depuis 7 ans maintenant (n’est-ce pas ?), vous avez navigué de Berlin à Arles pour le projet « Tentacles », êtes-vous d’une certaine manière des témoins d’un paysage sonore en train de disparaître – au sens où, si nous vivons à l’intérieur des images, qu’elles sont partout sur internet, que nous prenons des photos de nos voyages de nous-mêmes etc., nous ne sommes pas aussi conscients des sons qui font la signature d’ une ville ou d’un paysage ?

Cela fait presque 9 ans déjà que nous vivons sur un bateau. Ce n’est pas simplement la part sonore, mais la combinaison entre le visuel (les tentacules sur le bateau, le grattage comme performance visuelle) et l’écoute qui nous motivent. Et oui, certainement, la vie sur un bateau – toujours avec une légère distance vis-à-vis de ce qui se passe hors du monde aquatique comme on dit en allemand « auf dem boden der tatsachen » (en dehors du corps des faits) – affecte la perception des images et des sons.


Wolfgang Meyer à la manœuvre. © Kg Augenstern

A côté du flot ou du courant toujours plus grand des images, nous sommes dans le même temps exposés à un courant continu et plus grand de bruit. A commencer par la capacité quasi illimitée de stockage de chansons sur nos disques durs jusqu’à l’exposition permanente à de la musique vraiment idiote dans ces endroits que Marc Augé appelle des « non-lieux » (comme les salles d’attente des aéroports ou les centres commerciaux). Cette musique et la mélodie des « non-lieux acoustiques » à l’instar de ces interminables sons d’attentes des centres d’appels téléphoniques, constitue une véritable agression vis-à-vis de la perception sensuelle. Ajoutez à cela le fait qu’il est de plus en plus difficile de trouver des lieux où on peut identifier un son, puisque tout est noyé dans une cacophonie de bruit de trafic routier, de chantiers de construction, d’émissions en décibels des usines, etc. Il y a seulement cent ans en arrière, il était essentiel pour la survie de l’humanité d’avoir la possibilité d’identifier par exemple le son d’un animal pendant la chasse ou de distinguer le son du bétail de celui d’un ennemi approchant de la maison. Nous sommes en train de perdre un sens essentiel tandis que le bruit produit de plus en plus de stress.


Christiane Prehn à l’abordage. © DR. © Kg Augenstern

D’une certaine manière, les ponts apportent une forme de protection contre ce bruit. C’est ce qui nous offre l’opportunité d’enregistrer ces grattages spéciaux. Sur le CD, vous pouvez entendre une grosse différence entre les enregistrements à Berlin ou Paris ou un son de pont entre Paris et Lyon où ceux-ci sont plutôt bas et souvent localisés en pleine nature. Les sons du scratch y sont très purs et transparents.

Est-ce que les ponts à Berlin sonnent plus parce que la ville est plus étendue ? Pouvez-vous reconnaître la taille d’un pont grâce au son qu’il produit ?

Oui, nous pouvons reconnaître la taille d’un pont à partir du son qu’il émet, et aussi sa hauteur. Dans les villes, les ponts sonnent généralement plus fort, parce que le bruit constant alentour les intègre à un paysage sonore plus grand. Les ponts de Berlin sont pour la plupart immenses mais pas si hauts que ça, ce qui fait que l’écho est fort…


Ça donne quoi de scratcher un arc-en-ciel ? © Kg Augenstern

Quand avez-vous eu l’idée de vous servir de ces « tentacules » et pouvez-vous expliquer vos expérimentations pour parvenir au soundscape idéal pour ce projet ?

L’idée d’utiliser les Tentacules a émergé au début 2014. Nous avons d’abord essayé le bambou, qui n’était pas assez flexible. Nous avons ensuite fait des expérimentations avec une mousse élastique entourée de tubes aluminium flexibles. Ça avait l’air plutôt intéressant, mais on ne pouvait pas ajuster leur longueur alors qu’on devait trouver une solution pour des ponts allant de 3,50m à 15m de hauteur. Nous avons également essayé de tirer à la fronde des billes en passant les ponts et d’enregistrer les sons. Quand nous avons fait nos premiers scratchs avec les cannes en fibre de carbone ajustables, nous avons installé différents objets sonores à leur sommet mais ça s’est révélé impraticable. Les objets se coinçaient dans la structure du pont et faisaient casser les cannes ou ils tombaient carrément – donc nous avons fini par travailler avec les cannes en pure fibre de carbone et c’est ce qui marche le mieux finalement.

Avant de gratter les ponts, vous avez attrapé le vent pour Documenta 13. Quel est votre prochain projet ?

Celui-là n’est pas encore fini ! Cette année, nous avons relié les voies fluviales que nous avions déjà scratchées à la Mer baltique, l’année prochaine nous irons jusqu’à l’Atlantique. On aimerait aussi essayer de voyager jusqu’à la Mer noire en passant par le Danube… et le Nil… et le Gange… pourquoi pas ?

Connaissez-vous le travail d’autres artistes autour des ponts (je pense notamment à Jodi Rose et son project « Singing Bridges ») ?

Oui, nous connaissons et nous apprécions le travail de Jodi Rose. Il y a tout un tas d’autres artistes qui travaillent avec les ponts, qui les jouent comme des instruments. Comme l’artiste new-yorkais Joseph Bertolozzi ou l’Allemand Christian von Richthofen. Susan Philipsz a disposé des haut-parleurs sous un pont à Muenster pour son installation « The lost Reflection » (2007). Du côté visuel, il y a le pont inaccessible, presque invisible, « Old Bridge » (1998) d’Emilia et Ilya Kabakov.

De Van Gogh (nous sommes passés sous le fameux pont qu’il a peint à Arles) jusqu’au film français « Les Amants du Pont neuf », les ponts semblent attirer les artistes… comme les candidats au suicide. Il y a ce film allemand de 1946, « Under the bridges » (une jeune femme qui veut se suicider en sautant d’un pont est sauvée par des pêcheurs), avec ces paysages sonores élaborés depuis toutes sortes de ponts et de bateaux.

Dans les grandes villes, vous pouvez difficilement passer sous un pont sans y trouver du graffiti-art. Gratter les ponts a un peu à voir avec ça : l’acte de scratcher qui est d’une certaine manière un peu agressif et illégal, la tentative de communiquer, l’atmosphère underground, le rythme… Disons-le avec les mots du père spirituel de la musique soul, James Brown : « Let me take you to the bridge… »

annick rivoire 

votre email :

email du destinataire :

message :