Jour 22 du récit d’expédition arctique d’Agnès de Cayeux et Maëlla Mickaëlle pour Poptronics, à partir de leur projet d’installation en VR « 360 notes prises au Nord », filmé en caméra 360 cet été au Groenland, avec Dark Euphoria et Bionic Bird.
Le glacier Eqip Sermia, à cinq heures de bateau d’Ilulissat, photographié à la Game Boy. © Copyleft
< 18'07'23 >
Jour 22, Carnet de bord du cercle polaire, Charcot

Le Carnet de bord d’Agnès de Cayeux et Maëlla Mickaëlle, parties tourner au Groenland « 360 notes prises au Nord », retourne en 1936, année du naufrage tragique du « Pourquoi-pas ? » au large de l’Islande.

Jour 22, Carnet de bord du cercle polaire, Charcot

Où il est question du commandant Charcot, cette figure des expéditions polaires, qui disparut avec son équipage et son navire le « Pourquoi-Pas ? » à quelques centaines de mètres du port de Reykjavik, en septembre 1936, parce que les mesures de météorologie s’étaient trompées sur cette soirée de tempête absolue. Et s’il n’avait pas tout à fait disparu, mais avait été aspiré dans une nouvelle de Lovecraft ?

(liminaires)

noteA080

Ce soir, ma passagère, je ne serai plus, je t’écris un dernier message. Plus une gouttelette de brume qui ne me maintienne. Je n’en peux plus. Je me glisserai par la fenêtre entrouverte, j’irai me perdre sur ce sol rocailleux et glacé. Je disparais de la sorte, mais ni faible ni étrangère. Il me faut l’oubli ou la mort.

noteB080

Ce soir, ma passagère, le navire sur lequel j’étais a été victime d’une tempête, en des lieux les moins connus de cette mer arctique. Notre bateau a été capturé par le brouillard, l’équipage pris au piège. Cinq heures avant, je me suis échappée à bord d’un bus circulaire, avec de l’eau dans ma sacoche et de quoi me nourrir. Libre et dérivante, je n’ai qu’une idée vague de ma localisation. Il me faut l’oubli ou la mort.

noteC080

Ce soir, ma passagère, cette nuit sans étoile me rappelle seulement qu’il s’agit du Nord, de ce cap sans horizon ni ligne de côte en vue. Le temps est calme durant les jours sans nombre de mon errance sous un soleil brûlant et gris. Je dors de moins en moins longtemps, d’un sommeil épais et noyé de rêves si lents, de rêves sans consistance. C’est l’immobilité qui me réveille.

(rêveries)

note081a

Le bus s’est arrêté dans un paysage de boue noire s’étendant à l’infini, sorte d’ondulations géantes et grises, comme si les champs de lave étaient apparus ici à la surface de l’océan, immense, figé, sombre. De ce sol grisé se dégage une odeur de pourriture. Partout, ma passagère, je te le jure, je vois ces carcasses puantes de chiens démesurés. Dans ce silence mortel, dans cette immensité de glace, je suis là, seul, saisi de peur et la nausée aux lèvres. Ici, le soleil adresse une lumière froide et cinglante en cette image aveuglante d’un ciel presque noir, meurtrier, sans passage, le reflet de mon inconsistance. Comment t’expliquer tout ceci ? Le déséquilibre d’une masse rocheuse et sans précédent peut-être, une part du paysage de lave sans doute remontée, délivrant à présent ces régions submergées dans les abîmes des glaces cachées, ces poches d’eau encerclées et depuis des millions d’années.

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Et cette île nouvelle, si vaste, que je tente d’écouter : je ne comprends pas, je ne saisis rien aux frontières de ce monde resurgi, je ne capte pas vibrer l’océan. Aucun monstre de glace ou de ciel pour s’attaquer à ces chiens hurlants, ces choses mortes. Je ne comprends plus rien, aveuglé. Je reste là, dans mon bus stoppé, entre la terreur et l’ennui. Aujourd’hui, ma passagère, le champs de lave et de cendres m’apparaît moins aveuglant et perdu et il me semble que je pourrais bientôt rouler sur ce sol ennemi. Hier, j’ai calculé mes soupes, me préparant à un voyage sans nom, à ta recherche, à ton secours. Ensuite, le sol s’est asséché et cette odeur de pourriture s’est propagée. Je me dirige vers l’Ouest, vers le Nord, vers l’Est et le Sud, je circule en ce bus, guidé par une hauteur insensée au dessus de ce pont. La nuit, je campe et le lendemain je me dirige vers ces éminences bleutées, sans pouvoir te parler, t’inventer, te former de toute part.

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Le quatrième jour, j’atteins la base, plus haute que je ne l’ai paramétrée. Une vallée plate et anonyme la sépare de la surface du paysage et l’élève au plus haut point du regard. Je suis si fatigué, ma passagère, pour t’enlacer. Mes rêves sont détachés et absurdes. Avant le lever du soleil sans nuit, je me réveille, inondé de brume et brouillard. Je n’ai aucune imagination, si tendre amante, je copie le rêve d’un autre pour t’éblouir, te dire une dernière fois. Et pourtant, sous la noirceur incisive du soleil sans nuit, je me sens capable de grimper, d’escalader les monts et les vallées, les champs de lave, les voies glacées, ces routes tristes au soleil endormi. Je pars, ma passagère, je m’enfuis. Et te dire aussi que la tristesse criminelle de cette plaine glacée est pour moi source d’horreur. L’horreur est très précise lorsque du haut du paysage je regarde cet abîme, ce champs de lave aux disparus, aux chiens démesurés et leurs cendres. Ou encore, une vallée si profonde que les rêves n’éclairent pas totalement. Quels sont ces meurtres, ma tendre, quel est ce chaos ?

note084a

Ces plaies obscures, cette nuit sans fin, sans sifflement et nos profondeurs de boue et de cendres. Sous ma peur filent des souvenirs, des ombres d’idées perdues et images sans fin, zoomées du fond des failles des glaces. Sous ma peur, et cette lune qui n’existe plus, qui n’a jamais existé, cet astre qui s’absente du ciel, je suis perdu et étranger, je m’en remets à toi, ma passagère, je découvre les pentes de la mémoire et du crime si saillantes. La descente semble facile. Je me glisse aux abords de ces étendues de la lumière, la chute me pénètre peu à peu. Un objet noir brille sur la pente opposée. C’est un bloc de pierre, un caillou fabriqué. Ce n’est pas une œuvre de la nature, ma passagère, je te le promets. Il répond à d’énormes dimensions. Il repose dans une faille béante sous l’océan de glace depuis la première forme du monde. Et, pourtant, c’est une forme réelle, une forme aux apparences des premières substances de ce monde. Cette image m’effraie, ma passagère, je suis étourdi, j’ai peur, je suis seul et le diable m’habite, le démon du regard, la mémoire noire. Je te regarde.


(Re)lire le Carnet de bord du cercle polaire : épisode 1, épisode 2, épisode 3, épisode 4, épisode 5, épisode 6, épisode 7, épisode 8, épisode 9, épisode 10, épisode 11, épisode 12, épisode 13, épisode 14, épisode 15, épisode 16, épisode 17, épisode 18, épisode 19, épisode 20, épisode 21.

agnès de cayeux 

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