"Digitalis", de Léa Collet, installation à voir jusqu’au 29/09/2024 dans l’exposition D̶e̶m̶a̶i̶n̶ ̶e̶s̶t̶ ̶a̶n̶n̶u̶l̶é̶ à la Fondation EDF à Paris. © Poptronics
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Ah ça IA, ça IA, ça IA

A l’invitation de Nicolas Frespech et du laboratoire de recherche de l’école des beaux arts de Lyon arc@laboNRV, je suis allée parler d’art à l’ère de l’intelligence artificielle (IA) générative devant les étudiants en art le 14 février.

Ceci est une extension de cette conférence, qui en reprend le déroulé et propose les liens et images de cette présentation, intitulée « Ah ça IA, ça IA, ça IA »…

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J’ai commencé par demander à ChatGPT de me faire une introduction, parce que j’étais un peu rouillée, n’ayant pas fait de conf depuis le confinement, depuis que je suis journaliste à « Courrier international », où je me suis détachée de la culture numérique pour explorer l’économie – des plateformes, mais pas que.

Voici ce qu’il m’a proposé :

Mesdames et Messieurs, chers artistes en herbe,

Je suis ravi de vous accueillir aujourd’hui pour une exploration passionnante de l’intersection entre l’art et l’intelligence artificielle. Le titre de notre conférence, « Ah ça IA ça IA ça IA », reflète l’étonnement et l’enthousiasme qui ont accompagné l’irruption spectaculaire des intelligences artificielles génératives dans notre quotidien artistique.

Moi qui ne suis pas encore clonée en IA, j’ai repris la main pour « situer » d’où je parlais, en tant que journaliste critique qui baigne dans les NT depuis l’origine du Web à la fin du millénaire dernier. J’ai dit mes hésitations à accepter la proposition de Nicolas Frespech, artiste pionner du net-art (que les habitués de poptronics connaissent bien), parce qu’après près de 30 ans à observer les usages et les façons de créer sur les internets, avant et après les réseaux sociaux, je sais que j’en sais de moins en moins – contrairement aux IA qui elles, apprennent de jour en jour.

Sauf que, si le titre de la conférence évoque selon ChatGPT « l’étonnement et l’enthousiasme », j’y avais mis une pointe de critique et de distance. Et puisque ce n’est pas une évidence pour cette IA encore un peu idiote, le « ça IA » fait allusion à la Révolution française et à la chanson qui dit, juste après « ah ça ira ça ira ça ira »… « les aristocrates on les pendra ». Cette allusion suggère que l’intelligence artificielle générative est une révolution. Et que, comme toutes les révolutions, elle peut aussi être sanglante.

Les IA génératives ont déboulé dans le grand public avec ChatGPT en novembre 2022. En janvier 2023, le chatbot avait déjà 100 millions d’utilisateurs. Du jamais vu. Dall-e le générateur d’images, apparu en 2022, a lui aussi révolutionné la manière dont on regarde et fabrique les images.

Que fait donc à l’art l’irruption de l’IA générative et ses LLM (grands modèles de langage) ? Spoiler : je n’ai pas la réponse, mais on peut tenter de déblayer un peu le terrain.

J’ai décidé de ne parler que d’œuvres faites avec la plus récente génération des IA génératives, à une exception près, cet ancêtre des bots que je suis fière d’avoir contribué à réactiver, le « Dialector » de Chris Marker.

C’est l’un des tous premiers actes de code d’artiste, dont on ne sait pas tout, puisque Chris Marker est mort pendant le processus de réactivation. Il a été écrit en 1988 en langage Basic Applesoft, pour un Apple II, ce précurseur des ordinateurs personnels, quand Apple permettait à ses utilisateurs d’entrer dans le code et de faire tout un tas de choses. Ce qu’a fait Chris Marker.


La chouette emblématique de l’œuvre de Chris Marker accueille le visiteur pour entamer la conversation avec Dialector. Par ici, on peut voir Dialector et Agnès Varda qui le découvre.

Chris Marker (1921-2012), pionnier majeur des artistes geek, qui a eu mille vies, est connu comme le réalisateur culte de « La jetée » et d’une paire de films poétiques historiques et futuristes incroyables, mais aussi comme auteur, photographe, arpenteur des mondes virtuels, il est le premier à avoir bâti une île musée, l’Ouvroir, dans le monde 3D Second Life (l’un des premiers métavers d’ampleur).

« Ouvroir, le film », Chris Marker, 2009 :

Après Eliza, le tout premier chatbot qui se prenait pour un psy dans les années 1960, conçu par l’informaticien du MIT Joseph Weizenbaum, Chris Marker a imaginé « Dialector », cet agent conversationnel en anglais codé sur une disquette 5 pouces ¼ et qu’il avait remisé dans un tiroir. Avec les artistes Agnès de Cayeux et Andres Lozano et l’aide du Dicréam, nous l’avons réactivé.

En 2012, quand Chris Marker meurt, on n’avait réussi qu’à lancer la disquette sur un Apple II et à faire buguer le programme à la 3ème ligne. Depuis, il a été émulé sur des ordis d’aujourd’hui, puis réécrit en langage informatique contemporain (python) en conservant son esthétique, son cadre et en tentant d’être le plus fidèle que possible à l’original.

Dans « Dialector » transparaît l’univers et la poésie de Chris Marker (c’est un bot bien plus drôle que ChatGPT). Il est très limité par la technique de l’époque. Une disquette ne pouvait alors contenir que 360 Ko. Il faudrait 155 000 disquettes 5 pouces ¼ pour stocker un jeu de type « World of Warcraft », soit une pile de 310 m de haut selon le geek Krak.

Le poids des IAG est un secret commercial. ChatGPT, dans sa dernière version, la 4 (payante), aurait dépassé les 100 000 milliards de paramètres (175 pour GPT3), Palm de Google s’appuie sur 340 milliards de paramètres. Depuis 2012, selon OpenAI (la start-up derrière ChatGPT), la quantité de calcul utilisée dans les plus grands entraînements d’IA a augmenté de manière exponentielle avec un temps de doublement de 3,4 mois (en comparaison, la loi de Moore avait une période de doublement de 2 ans).

Tout ça pour dire que l’art avec les NT, ça n’est pas une question de taille…

Une fois ça posé, revenons à la fascination-répulsion que suscitent aujourd’hui les ChatGPT and co. Après la première phase d’adhésion massive, sont venues les craintes, les appels à la prudence, et même la demande d’un moratoire pour cette IA qui allait trop vite pour les humains (et pour ceux qui étaient déjà dépassés par l’avancée d’OpenAI, aka la concurrence type Elon Musk).

De moratoire il n’y eut point, mais un peu partout dans le monde, l’inquiétude s’est manifestée et les législateurs se sont préoccupés d’encadrer les dérives potentielles de ces IA génératives qui font peur de par leur puissance de calcul démultipliée. Elles ne se contentent plus de classer les données qu’on leur a fournies comme les bases de données, ni de prédire des données statistiquement probables : elles « génèrent » des contenus nouveaux qui ressemblent et assemblent les données d’apprentissage. Elles copient et s’inspirent de toutes les images, tous les textes, tous les posts sur les réseaux qu’on leur soumet, elles sont une forme de mémoire de l’internet, et pour l’instant sont plutôt opaques sur les contenus qui les ont nourries.

Le modèle gratuit de ChatGPT dit s’arrêter au web de 2022. Il explique quand on lui demande avec quoi il a appris :

Je n’ai pas "appris" au sens traditionnel. Mon modèle, GPT-3.5, a été créé par OpenAI en utilisant une technique appelée "apprentissage automatique supervisé". Pendant l’entraînement, le modèle a été exposé à d’énormes quantités de données textuelles provenant d’Internet, mais la quantité exacte et les détails spécifiques du corpus d’entraînement sont des informations propriétaires d’OpenAI et n’ont pas été divulgués publiquement.

Puis il ajoute :

Il est important de noter que je n’ai pas d’expérience personnelle, de conscience ou de capacité d’apprentissage continue. Mon fonctionnement est basé sur des modèles pré-entraînés, et je n’acquiers pas de nouvelles informations ou compétences après ma phase d’entraînement initial.

C’est drôle de voir comme il « rassure » d’une certaine manière sur ses compétences ceux qui pourraient croire qu’il est fait pour prendre la place des humains.

Il y a trois types de réactions aux effets d’une révolution industrielle : il y a ceux qui ont peur, ceux qui sont optimistes et ceux qui tentent de replacer les choses dans une perspective historique, pour qui la société s’adapte de toute façon d’une manière ou d’une autre à ces soubresauts. Depuis septembre 2023, on peut dire que les pessimistes ont repris du poil de la bête. Les grèves des scénaristes et des acteurs à Hollywood partaient du principe que l’IA était dangereuse. L’Union européenne a adopté l’IA Act, Joe Biden a fait passer un décret présidentiel pour encadrer l’IA.

Dans le champ de l’art, l’IA s’est imposée avec fracas, en posant des questions essentielles, mais aussi en présentant des formes nouvelles et des potentialités à saisir.

L’image fixe, la photographie

Côté scandale, il y a eu Boris Eldagsen, qui a soumis sans le dire une image conçue par l’IA à un prix prestigieux et remporté en avril 2023 le Sony World Photography Award (SWPA) pour son portrait de deux femmes qu’on croirait venues du passé. Il a révélé après avoir eu le prix que c’était une IA qui avait « fabriqué » l’image. Et l’a refusé.


"The Electrician", image soumise par Boris Eldagsen au SWPA, réalisée avec Midjourney. © Boris Eldagsen

Même chose avec Jason Allen, qui a reçu (mais lui ne l’a pas refusé) un prix à la Colorado State Fair aux Etats-Unis en 2022 pour son « Théâtre d’opéra spatial », réalisé avec Midjourney. Il dit avoir passé 80 h à travailler sur l’image. Mais est-ce que l’art se calcule en heures de travail ? Pour l’instant, il a perdu le droit d’exploiter les droits d’auteur de cette image.


"Théâtre d’opéra spatial", de Jason Allen, primé en 2022 à la Colorado State Fair, a été réalisée par Midjourney. © CC

Ces scandales ont eu le mérite de poser la question de ce qu’est une image. « Courrier international » a publié autour de ce nouveau régime des images un entretien passionnant entre quatre artistes qui utilisent la photo et se sont frottés à l’IAG et un critique photo du « New York Times ».

Gideon Jacobs, le critique du « New York Times », rappelle que la photo, quand elle est apparue, avait provoqué le même genre de débats : elle allait enterrer la peinture, disaient les uns, elle n’était qu’un vulgaire outil reproduisant le réel, affirmaient les autres. Franz Kafka, qui entend parler en 1921 d’une machine miraculeuse capable de faire des portraits de manière automatique, le « ‘Connais-toi toi-même’ mécanique », propose alors de la nommer le « Méprends-toi toi-même ». Belle intuition…

Aujourd’hui, plus de mille milliards de photos sont prises chaque année, dont on sait bien qu’elles ne sont pas toutes essentielles… Cependant, on sait aussi, avec Susan Sontag qui en parlait dans un essai en 1977 : « Bien qu’il soit vrai qu’en un sens l’appareil fait plus qu’interpréter la réalité, qu’il la capture effectivement, les photographies sont tout autant une interprétation du monde que les tableaux et les dessins. »

« Courrier international » a publié un hors-série sur l’IA en janvier dans lequel est présenté le travail photo de Philipp Toledano, grand photographe avant l’IA, né en 1968 à Londres et qui travaille aux Etats-Unis. Il a réalisé la série « Another America » qui utilise l’IA pour accompagner le mouvement des fake news.

Il explique : « Ce qui est extraordinaire avec l’IA, c’est qu’elle peut maintenant fournir des preuves à des mensonges – et des preuves convaincantes ». Il a décidé de créer une sorte d’histoire parallèle des Etats-Unis, fantasmée, explicitement irréelle, dont il dit : « La notion d’image en tant que vérité est morte. Voilà ce qu’a fait l’IA. »


Autre approche, celle de Alkan Avcıoğlu, né en Turquie en 1982, qui se présente comme un artiste « polymorphe et à la marge » et « croit au pouvoir transformatif d’une création prolifique ». Il a été notamment exposé à Paris Photo à l’automne dernier. Comme le montre sa série « Overpopulated symphonies », lui aussi ne cherche pas à nous leurrer puisqu’il sature ses paysages d’humains, de signes, de trop plein. Une façon de nous tendre un miroir grotesque des excès de notre monde.


Capture écran de la série "Overpopulated symphonies" d’Alkan Avcıoğlu. © DR

Il y a parmi les photographes contemporains une tendance à jouer avec les possibilités infinies des IAG comme ces animaux fantasmatiques de Charlie Engman dans « The New Yorker ».


Les chimères de Charlie Engman pour « The New Yorker » (capture écran). © DR

Est-ce qu’on peut supposer que ces jeux avec l’image sont passagers ? Il me semble – mais je peux me tromper.

Laurie Simmons est américaine, née en 1949, associée à la Pictures Generation (mouvement artistique qui détourne l’imagerie de la publicité, du cinéma et des médias de masse). Elle est connue pour son travail de composition de miniatures et de maisons de poupée, qui remet en cause les stéréotypes de genre, les rôles assignés et le contraste entre la perfection du « moment Kodak » de l’apparence et les réalités plus sombres qu’elles cachent.

Elle signe avec l’IA la série « Autofiction : Indoor Swimming Pool ». Laurie Simmons dit aimer la « magie » des IA, qui lui permettent de créer « des images qui semblent sorties de [son] imagination ». Pour elle, « ces images générées par l’IA se situent dans une sorte d’espace interstitiel au croisement du dessin, de la photographie et de la sculpture. Elles existent dans un espace pour lequel je n’ai pas encore de nom. »

Elle exposera au Consortium de Dijon avec Carroll Dunham en octobre prochain. Dans l’entretien au « New York Times », elle raconte : « La première fois que j’ai rédigé un prompt à l’IA, c’était le 2 septembre 2022, et j’ai senti la terre trembler sous mes pieds ! J’avais l’impression d’être “la femme qui murmure à l’oreille de l’IA”. Et, en même temps, ça soulevait tellement de questions que ça m’a entraînée dans deux voies, l’une après l’autre : la première, c’est celle de la création ; la seconde, ç’a été d’essayer de comprendre ce que cette technologie implique sur le plan culturel, politique et professionnel. »

Trente images de la série « In and around the House » ont été sélectionnés par l’artiste Claire Silver pour une vente aux enchères en NFT sur la plateforme fellowship.xyz.


Image extraite de la série "In and around the house", 2022. © Laurie Simmons

Images en mouvement et cinéma

La révolution IA est en route et bouleverse les métiers comme les formats. Il y a urgence à réfléchir à ce que l’IA fait au cinéma, et c’est le sens de la projection qu’a faite en ouverture le festival de Göteborg, fin janvier : une façon fracassante d’ouvrir le débat. L’actrice Alma Pöysti, héroïne du film de Kaurismaki primé à Cannes « Les feuilles mortes », a prêté son visage pour une expérience singulière : elle a remplacé le visage de Liv Ullman dans le film « Persona » d’Ingmar Bergman de 1966, où celle-ci incarne une actrice en pleine crise partie se reposer sur une île en compagnie d’une jeune infirmière (Bibi Andersson) dont les traits se confondent avec les siens.

Le festival suédois, avec l’accord des ayants droits de Bergman et la complicité de Alma Pöysti, a projeté une seule fois la version IA du film renommé « Another Persona ». Que se passe-t-il à l’écran si l’on remplace un visage par un autre ? « La discussion sur le jeu d’acteur, les masques et l’authenticité qui a fait de ‘Persona’ un classique est urgemment réactivée par les avancées technologiques », explique le directeur artistique du festival, Jonas Holmberg, qui ne cache que cette projection unique est une « expérience troublante ».

Le presse suédoise n’a pas été convaincue. Alma Pöysti, elle, a déclaré : « Mon visage est devenu un masque, et le personnage une marionnette déformée – ni Liv Ullmann ni moi, mais une sorte de troisième personne ». Ce qui rend « Persona » encore plus « tordu », selon elle.


L’affiche de « Another Persona », le film de Bergman revisité par l’IA. © DR

Dans un registre très différent, « 512 X 512 », du réalisateur Arthur Chopin, est un film expérimental réalisé à la Femis, qui vient d’être présenté à Clermont-Ferrand, le festival international du court métrage, dans la section Labo.


Image extraite du film "512x512" d’Arthur Chopin, 2023. © DR

Il prend la forme d’un documentaire racontant la quête de l’image imaginaire de la fille du philosophe Descartes, Francine Descartes, via l’IA Stable Diffusion. Concrètement : quel prompt donner à l’IA pour incarner cette enfant – la fille de Descartes est morte à 5 ans, une fable dit que le penseur avait créé un automate substitut de cette enfant disparue ? La quête dérive et l’IA la suit, et nous spectateurs, basculons dans des images qui mixent pédoporno, hybridations monstrueuses et images des pires horreurs de l’histoire… Une voix off lénifiante explique que tout ce que nous voyons est faux. Nous voilà retournés comme des gants, placés dans une situation de voyeurs – des voyeurs d’un monde imaginaire, un monde de synthèse qui reprendrait toute la mémoire dérangée du monde.

Arts plastiques

Des questions, il y en a aussi dans le champ des arts plastiques. Le premier artiste à avoir littéralement percé grâce à l’art génératif, et le premier à avoir une pièce d’IAG achetée par un grand musée, le Moma de New York, c’est Refik Anadol. C’est le cas de « Unsupervised » (littéralement « sans supervision »), commissionnée et exposée l’an passé au musée d’art de New York. Refik Anadol, artiste turco-américain, a plongé son propre modèle d’IA dans la collection du Moma pour réimaginer l’histoire de l’art moderne. L’IA « rêve de ce qui aurait pu être et de ce qui pourrait être à venir », explique le musée new-yorkais. L’artiste a ajouté quelques variables de météo, de lumière et d’acoustique, pour que la pièce évolue en permanence. Jamais la même, toujours aussi gigantesque, que dit-elle de l’art moderne ? Pas forcément le meilleur de Refik Anadol…

« Unsupervised — Machine Hallucinations », extrait, Refik Anadol, MoMA ; 2023 :

Autre installation spectaculaire, celle d’Anna Ridler, artiste britannique née en 1985, qui s’est affichée sur les écrans de Times Square, aux alentours de minuit tous les soirs d’octobre dernier. « Circadian Nocturne » est une sorte de passage du temps non humain via des images générées par l’IA de plantes qui fleurissent ou qui diffusent leur parfum la nuit, comme le cactus, le jasmin, et autres fleurs de lune. Spectaculaire sans conteste, mais là aussi, un peu trop « effet waouh »…

« Circadian Nocturne », Anna Ridler, extrait, 2023 :

L’artiste chinois Ai Weiwei prend lui aussi d’assaut les écrans des villes pour son installation, à voir jusqu’au 31 mars à Londres, « AI vs IA », où il met en scène 81 questions à l’IA. Au spectateur d’aller voir les réponses de ChatGPT en vis à vis des siennes sur Internet.

Un exemple : « Peut-on décrire un coucher de soleil uniquement par des nombres ? - Ai Weiwei : à moins d’affirmer que les nombres ont la capacité d’articuler quoi que ce soit, y compris un coucher de soleil, ils en sont incapables. - Intelligence artificielle (IA) : la description numérique d’un coucher de soleil est un défi, car il s’agit d’une expérience sensorielle et visuelle qui ne peut pas être entièrement capturée par les seuls nombres. *Source : ChatGPT »

C’est malin, c’est drôle, c’est aussi très circonstancié. Dans six mois, l’IA donnera d’autres réponses. Et puis, le « match » IA/artiste est-il vraiment pertinent ?

Le registre est aussi ludique avec la pièce de David Guez, « Quel est le vainqueur des JO 2024 dans la discipline x ? », mais le fond est un tantinet plus subtil (même si lui aussi s’inscrit dans une forme d’actualité). Dans l’exposition qui s’est tenue jusqu’au 18 février au centre Pompidou « Hors Pistes Les règles du sport », l’artiste français proposait une variation autour de l’idée de l’IA oracle, en présentant les images (pixellisées pour éviter tout problème juridique) sorties par l’IA des médaillés des JO de Paris… qui n’ont lieu que cet été.

On sait que l’IA a une façon de prédire, de générer des statistiques sur ce qui pourrait se produire, qui probabilise les résultats. David Guez choisit d’interroger cette IA « pythie » et de nous renvoyer à notre propre crédulité, celle qui nous lie à la machine et à ses performances.


Dans l’exposition « Hors Piste » au centre Pompidou, les gagnants des JO de Paris 2024 s’affichent déjà, grâce à l’IA… et à David Guez. © Poptronics

C’est une façon de souligner que le rapport de force avec l’IA n’est pas forcément à notre désavantage. Et qu’en cherchant une forme d’anthropomorphisme avec les machines, on révèle plutôt notre humanité et ses faiblesses.

Visions d’artistes avec l’IA en ligne de mire

Trois projets, signés par trois artistes femmes pour finir, qui explorent des pistes, chacune intéressante, proposant une vision d’artiste plus qu’une vision de l’IA, elles jouent avec l’IA sans se laisser jouer par l’IA.

Léa Collet est une jeune artiste née en 1989 à Lyon, fraîchement issue du Fresnoy et qui expose en ce moment à la Fondation EDF à Paris dans l’exposition « Demain est annulé » (jusque fin septembre) une pièce qu’elle a créée au Fresnoy, Studio national des arts contemporains, et qu’elle déplie, démultiplie, remet à jour en quelque sorte.

Elle a travaillé avec des collégiens initialement (elle a effectué une résidence à l’automne au Sénégal et travaille le même canevas avec des écoliers et intervient en ce moment à Amiens). C’est une sorte de scénario qu’elle propose aux enfants qui sont confrontés à des plantes, puis à des modèles de plantes réalisés au 19e siècle pour l’apprentissage. Des écrans, des fleurs séchées et un découpage en plusieurs actes avec à l’image la symbiose de visages devenus fleurs ou plantes, avec l’IA en partenaire de jeu, nourrie des modèles du 19e, et des désirs des collégiens qui mutent en roses ou en hybrides humain-plante.

C’est doux et c’est aussi intrigant, c’est comme un univers qui s’ouvre à nous, un imaginaire partagé, où l’IA est conviée dans la danse.

Sarah Meyohas est une artiste franco-américaine, née en 1991, qui s’est fait connaître avec sa « Bitchcoin » en 2015, une cryptomonnaie qui joue de son nom face au bitcoin originel, et qui posait la question de la valeur de l’art à l’ère de la blockchain. Elle aussi creuse et remet en jeu son travail, comme si elle tirait un fil. Elle présentait ses pétales infinis, « Infinite Petals », en novembre 2022 dans la vitrine dédiée à l’art numérique de Chanel à Londres The Window.

« Infinite Petals », Sarah Meyohas, 2022, extrait :

Ces pétales adlib sont le fruit du projet monumental « Cloud of Petals », pour lequel elle a investi le bâtiment des Bell Labs, berceau de nombreuses innovations informatiques aux Etats-Unis, pour faire travailler 16 hommes (forcément des hommes…) à effeuiller 100 000 pétales de rose. Qui ont ensuite été numérisées et passées à la moulinette de l’algorithme pour entraîner une IA… qui a depuis appris à générer des pétales à l’infini.

Sarah Meyohas explique que la main humaine devait ouvrir la fleur, cueillir le pétale, le placer sous l’objectif, prendre la photo et télécharger l’image. Cette méthode permettait de renverser le processus des IA, de donner à l’entraînement des IA un côté artisanal, manuel, humain.

Le nuage des pétales s’est ainsi transformé en nuage de pixels… Qui viennent soutenir sa cryptomonnaie (les actifs numériques sont basés sur des jetons non fongibles, les NFT). L’artiste décide ainsi que son NFT à elle est un pétale de rose. Dans le monde cryptomacho hyperspéculatif, sa proposition est non seulement subtile et poétique, mais surtout, il est impossible de penser que ce projet n’est pas artistiquement pensé par une artiste de chair et d’os. L’IA est là un partenaire de création, un outil à disposition de nos imaginaires, semble-t-elle suggérer.

C’est l’exploration des interactions humain-non humain que revendique précisément Sougwen Chung, qui a monté le studio Scilicet à Londres. Cette artiste sino-canadienne est partout et sa méthode est plutôt difficile à résumer. Un exemple : en octobre 2023, elle a exposé chez Hofa à Londres et les 49 dessins réalisés en duo avec le bras articulé qu’elle a développé et appelé « DOUG », pour Drawing Operation Unit Generation 4 (qu’on pourrait traduire par « opératrice de dessin de 4ème génération ») ont été vendus en deux jours au format NFT.


Les 49 dessins de la série « Ground Truths » de Sougwen Chung et son bras articulé DOUG, octobre 2023 (capture écran). © DR

Elle expliquait dans une tribune au « New York Times » en décembre qu’elle a passé près d’une décennie à explorer la co-création avec sa machine. Qu’il lui a fallu deux ans pour scanner plus de vingt ans de dessins et nourrir un réseau de neurones qu’elle a elle-même codé afin qu’il dicte les mouvements de DOUG.

Elle écrit : « Nous avons fait nos débuts en 2017. Aujourd’hui je continue d’explorer les technologies émergentes, biocapteurs, réalité virtuelle, et autres machines personnalisées. Près d’une décennie s’est écoulée. Je me demande ce qu’il adviendra de la main humaine. »

Mais à la question « L’intelligence artificielle peut-elle être créative ? », elle répond : « Je ne suis pas sûre que ce soit la question que nous devrions nous poser. Parce que l’art peut nous aider à poser de meilleures questions. » Comme celle-ci : « Comment capter simultanément les promesses, les dangers et les paranoïas qui accompagnent les évolutions techniques ? » Elle conclue : « Où finit l’IA et où commençons-nous ? »

Je n’ai pas mieux.

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PS : Je n’ai pas parlé à Lyon d’Albertine Meunier, parce qu’elle devait venir parler aux étudiants de sa pratique et de l’IA. Mais comme elle n’est pas venue, et qu’en plus j’adore ce qu’elle fait, j’ajoute ici deux projets qu’elle a réalisés avec, autour, sur, et contre l’IA.

Le premier, « HyperChips », avec DALL.E, part d’une consigne : « albertine meunier mange des saucisses et des frites ». Elle a exposé la série à Paris Photo l’automne dernier, en long, en large et pas en travers sous le titre « AÏE AÏE A.I ! ».

Le deuxième est un projet en cours sur Instagram où elle expose les limites des IA. « Les IA sont plutôt timides et chastes », explique-t-elle. Et idiotes, a-t-on envie d’ajouter. La preuve ? Le prompt en anglais sur StableDiffusion « in a bathing suit » est censuré, alors qu’il passe crème en français. C’est Albertine qui applique un « flou artistique » sur le résultat…

PS bis : Un résumé en image de cette (très) longue présentation, par l’artiste Cody Debord, qui a assisté à la conférence à Lyon :


PS ter : Une très jolie interview de l’artiste Laurie Anderson dans « The Guardian » est parue après la conf – j’en aurais parlé sinon. Elle y raconte à quel point elle est « accro » à l’IA qu’elle a elle-même nourrie de toutes les interviews, textes, mails, lettres de l’artiste Lou Reed, son partenaire mort en 2013. C’est un peu « Dialector ». C’est « Black Mirror », avance le quotidien britannique. A lire par ici.

annick rivoire 

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