Au 116, centre d’art de Montreuil, « 2mn35 », installation sonore de Jean-Philippe Renoult et DinahBird (2014), signe l’entrée de l’expostion « Re-Former le monde visible ». © DR
< 28'11'14 >
L’air de rien, l’art de « Re-former le monde visible »
Marcher, se souvenir, écouter… Ces quelques actions sont-elles en relation avec l’exposition ? C’est une des questions qu’on se pose en quittant l’espace aéré et aérien du 116 à Montreuil, lieu d’art contemporain inscrit dans son paysage, avec une programmation des plus têtes chercheuses qu’on ait vues. Dans « Re-Former le monde visible », on « double-entend » forme et réforme, comme si l’art d’aujourd’hui, qui voudrait se glisser partout dans notre quotidien, qui se méfie des murs blancs lisses de la galerie, avait du mal à trouver forme. Ou peut-être que l’hypothèse est autre : « RE-FORMER LE MONDE VISIBLE propose de concevoir autrement le réel et de mettre en acte ce changement de perception, qui advient par la pensée et se traduit par des façons d’agir », écrit la commissaire Marlene Rigler.
Ces perceptions augmentées/trafiquées/déviées commencent dès l’entrée du 116. Avant même la première salle d’expo, dans le couloir hall où l’on pose son parapluie sont posés sur deux pans de mur des transistors, qui certes se donnent à voir en mode installation, mais surtout à entendre. Il s’agit de « 2mn35 », ritournelle radiophonique conçue par le duo d’artistes sonores (que Poptronics aime d’amour) DinahBird et Jean-Philippe Renoult. Le monde visible est à « re »-écouter, disent-ils avec ce montage de séquences audio qui puisent dans notre patrimoine pop et variétoche yéyé, des Chaussettes noires à « Da do ron ron », du « Temps de l’amour » à « It’s over », et sont mixées avec des paysages sonores.
« Ah-2mn35 », par DinahBird et Jean-Philippe Renoult, 2014 :
Ces boucles tirées de notre mémoire collective sont diffusées en extérieur, enregistrées et augmentées de commentaires, comme le ferait une speakerine à la radio. En l’occurrence, la speakerine, c’est Dinah et son delicious little accent in French (Dinah est anglaise). Le résultat de ces « Pop Field Recordings » évoque une émission de radio usée jusqu’à la corde, une radio qui serait tellement intégrée à son environnement qu’on n’y entendrait plus que des bribes, des gouttes de sons, des traces de notre monde sonore. La radio devenue elle-même un espace de field-recording en quelque sorte (le field recording, dans la famille art sonore, est ce champ qui se préoccuper d’enregistrer des paysages sonores).
En déposant des sons dans l’espace urbain, les « Pop Field Recordings » s’inspirent du principe mis au point par Jean-Philippe Renoult avec ses « Tag Audio Loops », qu’il documente en ligne, ne gardant qu’une trace de son passage (on vous en parlait ici). Comme un curateur qui choisit de disposer tel tableau en vis-à-vis de telle installation, pour des raisons théoriques, esthétiques, ou triviales (question de place, de lumière…), Jean-Philippe Renoult promène son ghettoblaster, le dépose à un emplacement qui « cadre » avec le son qu’il choisit de diffuser, à la manière d’un metteur en scène qui placerait ses acteurs sur scène ou d’un DJ des sons quotidiens. Il déclenche alors une boucle audio qui « colle » à l’environnement sonore et enregistre le son et son décor.
Pour le 116, Jean-Philippe Renoult a embarqué Dinah dans l’aventure de la captation sonore déviée, du field recording médié. Les boucles audio des tubes pop et yéyé sont parfois loin d’être perceptibles, parfois immédiatement inscrites dans notre mémoire sonore. A l’entrée du 116, de façon aléatoire, un transistor puis l’autre diffuse cette émission qui n’en est pas une, cette empreinte sonore d’espaces qui n’ont rien d’exceptionnels, qui font partie de ce « monde visible » que l’exposition « Re-Former le monde » met en lumière.
« 2mn35 » fait aussi référence à une autre caractéristique de ce monde visible « re-vu » par les artistes. Dans les années 1950-1960, aux temps du yéyé et de la pop naissante, l’industrie du disque avait établi que la capacité d’écoute d’un ado était limitée à 2mn50, et proposait en conséquence des durées standards de 2mn35… D’aucuns penseront à la version contemporaine du « temps maximum de cerveau disponible » d’un certain magnat de la télévision à l’aube des années 2000… Autres temps, mêmes mœurs ?
Ce samedi à 19h, DinahBird et Jean-Philippe Renoult lancent le 45 tours qui accompagne la pièce sonore. Un disque vinyle qu’ils offriront aux premiers venus pour la performance « Go with the Slow », et qu’on pourra personnaliser à l’aide de macarons sérigraphiés à coller sur le disque ou sa pochette. « Go With the Slow » est un « mix plunderphonics », disent-ils qui « rejoue » les grands tubes de la pop musique, cette fois-ci passés au ralenti. Les plus fidèles lecteurs de Poptronics se souviendront peut-être d’une première ébauche de ce travail de « ralentissement » sonore, qu’avait réalisée Jean-Philippe Renoult pour un slow de l’été 2008 des plus langoureux.
Stickers pour personnaliser le 45 tours édité pour l’exposition à Montreuil autour de « 2mn35 ». © DR
C’est une autre des qualités de cette exposition que de ne pas enfermer les artistes dans des chapelles, en cloisonnant une esthétique (art sonore, installation vidéo, art numérique…) ou même un propos politique « réformiste ». La Coréenne Seulgi Lee ou le duo Art Orienté Objet ne travaillent pas les mêmes médias, ne s’intéressent pas aux mêmes sujets. Déforestation, écologie, anthropologie et relation au monde animal sont au cœur des pièces et performances d’AOO. Au 116, AOO installe à nouveau sa formidable pièce au balai motorisé « L’alalie » (2010). Une carte du monde au fusain part littéralement en poussière au fur et à mesure que sont balayés les noms d’espèces animales menacées ou éteintes écrits dans des langues en voie de disparition. Notre monde visible est en fait déjà invisible… La mise en garde est subtile, le message n’est pas « engagé » au sens d’un art porte-drapeau. Il donne à voir, comme DinahBird et Jean-Philippe Renoult donnent à entendre, lève le voile sur l’effective disparition de deux formes de diversité, animale et linguistique.
« L’Alalie », installation motorisée d’Art Orienté Objet, 2010. © DR
Tout au long de l’exposition, des événements, rencontres et autres rendez-vous sont organisés qui renforcent le côté organique, vivant, très contemporain de la proposition. Ainsi ce samedi 29 novembre, avant la performance au vinyle de Jean-Philippe et Dinah, Paul Maheke convie les visiteurs à une marche à la « conquête poétique de l’espace de la ville ».
Au sein de l’exposition, Paul Maheke a laissé un tas de drapeaux aux slogans sibyllins, qu’on pense abandonnés là. Cet adepte de la « discrétion, ou comment s’expérimente l’art lorsqu’il n’est pas désigné en tant que tel » a conçu un projet avec les quincailliers du Bas-Montreuil, intitulé « Proposition pour la constitution d’un groupe de poètes domestiques » : « Nous marcherons donc et déploierons ensemble quelques drapeaux réalisés pour l’exposition “Re-former le monde visible”. Sans autre revendication que l’être ensemble, nous nous lancerons dans une conquête poétique de l’espace de la ville. »
Dans un monde cerné par le mauvais goût et l’injonction médiatique, « Re-former le monde visible » réussit son pari plutôt utopique d’un art aux antipodes du marché et sa spéculation insensée, et même de l’art contemporain qui se joue dans la cour des grands (on pense à Beaubourg qui expose Jeff Koons ou à la fondation Vuitton qui mise sur le monumental, le « super visible »). A Montreuil, au 116 et ses alentours, l’art nous fait signe faiblement, nous invite à réfléchir, marcher, manifester, écouter, parler même… Un art du signe faible qui fait mouche.
annick rivoire
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