Poptronics a proposé à Valentin Godard de déposer en ligne son carnet de recherche d’artiste autour du jeu vidéo. Pas tous les jeux vidéos, mais ceux d’auteur, queer, différents, déviants… il n’a pas encore affiné la terminologie. En guise de mise en bouche, cette première chronique évoque l’apparition de l’empathie dans le jeu vidéo.
Autoportrait capture de l’artiste dans un jeu VR autoréalisé. © Valentin Godard
< 02'02'18 >
Carnet de recherche d’un artiste sur le jeu vidéo queer (1)
« En associant technologies pionnières de réalité virtuelle, audio et vidéos d’un événement tragique, "Project Syria" transporte le public à l’endroit où l’histoire se déroule. » Description sur Steam de « Project Syria » (2014) « Project Syria », Nonny de la Peña, 2014 (démo) : En 2012, l’expression empathy game apparaît suite à la sortie de jeux vidéo (comme « Dis4ya1 » d’Anna Anthropy et « Papa & Yo » de Minority Media) « confrontant le joueur à des expériences humaines réelles, comme la dépression, l’alcoolisme, le harcèlement, les maladies en phase terminale » (sic). Le terme a été discuté depuis (est-ce un genre, est-ce une mécanique, est-ce réellement de l’empathie que l’on nous propose ?), mais a le mérite de marquer l’apparition d’un nouveau discours sur le jeu vidéo. Où celui-ci (ré)affirme sa capacité à impliquer son utilisateur dans une réalité. Il ne s’agit plus de s’évader : le joueur est un être concerné, en position d’écoute par rapport à son média. Cette « particularité » est liée à la nature même du jeu. Dans sa conférence « Strange Love » (ou les relations entre game théorie et game design), Frank Lantz, concepteur de jeux vidéo et directeur du New York University Game Center, explique que, selon la théorie des jeux, la position de participant s’accompagne d’un étrange modèle mathématique de l’empathie. La connaissance (même imparfaite) des règles du jeu implique d’avoir conscience des conséquences de ses actions. En appuyant sur ce bouton, mon personnage avance et parce que j’ai fait ce coup, mon adversaire pourrait décider d’utiliser cette carte plutôt qu’une autre. Toute participation consciente dans un système suppose une projection, et donc de prévoir les réactions extérieures. L’aller-retour continu entre le joueur et la connaissance qu’il a de l’autre (la machine, son adversaire,...) génère l’empathie dont parle Lantz. Si mon pouvoir augmente avec le savoir que j’ai de ce avec quoi/qui je joue, il est dans mon intérêt d’essayer de me mettre à sa place, de comprendre comment il fonctionne. C’est sur la précision de ces connaissances que se construit ma compréhension du système. « Strange Love », conférence de Frank Lantz, NYU Game Center (il parle d’empathy game à 12’20’’), 2014 : La limite de cette « considération » est aussi immédiatement visible : il s’agit de prétendre. C’est une image que je construis à travers le jeu, et non l’autre lui-même que je deviens. Je me dirige vers un entre-deux, pas plus renfermé que dans l’inconnu, mais en dialogue avec moi-même portant le masque d’un autre. Moi et les autres Cette barrière est propre à tout système de représentation –qu’importe le médium, je ne peux jamais avoir accès qu’à des images. Et ce n’est pas grave. C’est parce que je suis obligé d’être moi qu’il y a un autre vers qui aller. Cependant, face à la nouveauté et la puissance de l’industrie vidéoludique, il devient tentant de croire autrement. En parallèle à l’ancien discours publicitaire jouant sur le « fantasme du pouvoir », la promotion des nouvelles technologies passe aujourd’hui aussi par la promesse d’une empathie renforcée, dont la recette semble être une perte de pouvoir artificielle. Publicité pour « Crash Bandicoot 2 : Cortex Strikes Back », dans « Naughty Dog », octobre 1996, débusquée sur Crashmania.net. © DR En 1997, « Crash Bandicoot » s’associe à une virilité outrancière. Vingt ans plus tard, c’est une jeune femme noire emprisonnée que l’on regarde/incarne ébahi-e à travers notre casque de VR dans l’expérience « Project Empathy ». « Project Empathy », capture écran du site de présentation. © DR La dérive a été soulignée par les créateurs de jeux eux-mêmes. En 2015, dans un texte accompagnant « Empathy Game », Anna Anthropy revenait sur la manière dont « Dis4ya » a été reçu, expliquant que sa réserve sur la notion d’empathie ne vient pas d’un cynisme rampant, mais du respect qu’elle a pour sa pratique. Traiter du jeu vidéo comme d’un nouvel « Afterschool Special » (du nom de cette série télé d’ABC pour enfant, enseignant la moralité et la bonne conduite) lui fait gagner en respectabilité mais l’appauvrit tout autant que son étiquette fantaisiste. Distance de représentation Se rendant compte durant les années 1970 de la puissance de l’industrie de l’image aux Etats-Unis (« Nouvel Hollywood », télévision toute-puissante...), les artistes de la Pictures generation ont commencé à instaurer des systèmes de production d’image prenant en compte la distance qu’implique la représentation. Déconstruisant et reconstruisant autour d’elle, Louise Lawler présente en 1979 « A Movie Will Be Shown Without the Picture », organisant au cinéma des projections de films hollywoodiens comme « The Misfits », mais privés d’image, laissant au spectateur la seule bande-son pour prendre pleinement conscience du son, des voix et des conditions de présentation. EN 1982, Sherry Levine re-photographie des images de Walker Evans : « After Walker Evans » ne cache rien de l’image mais rend visible avec elle la question de l’auteur. Il en va de même pour certains créateurs de jeux vidéo aujourd’hui, qui, après avoir remis à sa place une vision adolescente grand public du jeu, s’attaquent à utiliser les limitations de la représentation vidéoludique dans leurs créations. En équilibre, le game design rencontre la distanciation. Aller plus loin « “If you walk in someone else’s shoes, then you’ve taken their shoes” : empathy machines as appropriation machines », Robert Yang, 5 avril 2017.
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