Vue de « Ce qui manque » à la Panacée en juin dernier. Le commissaire invité, Thierry Fournier, artiste, a invité quatre artistes et a travaillé avec des étudiants à co-concevoir l’exposition. © DR
< 25'07'14 >
« Ce qui manque », l’école de l’art de la Panacée
Centre d’art municipal ambitieux, La Panacée à Montpellier, en dépit d’une programmation artistique et d’un projet d’insertion culturelle mixte impeccables a été secoué par le changement post-municipales. Un maire déchainé dans la presse, des pressions de riverains agacés qu’on boive et qu’on chante en plein cœur du Montpellier ancien… En pleines turbulences, « l’Ecole de la Panacée » est apparue comme une autre de ces expérimentations qui nous avaient plu dans le projet.
Une pratique partagée de l’exposition, de la médiation, du curatoriat, avec l’université, avec des artistes français œuvrant dans le champ des nouveaux médias à la production. Bref, un excellent scénario. L’exposition a duré deux petites semaines. Et puisque nous n’avons pas pu la voir, nous avons rencontré a posteriori son commissaire, l’artiste Thierry Fournier pour qu’il nous raconte l’aventure de « Ce qui manque ». Cette première remarquable… n’aura peut-être jamais de suite (budget en baisse, et pour l’an prochain un projet plus classique où les étudiants montpélliérains travailleraient à un projet de médiation des expositions de la Panacée).
Raison de plus pour laisser la parole à Thierry Fournier qui décortique pour nous la singularité de « Ce qui manque ».
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Une expérience de l’art, un lieu de dialogue
Par Thierry Fournier
L’École de La Panacée est née de la volonté de créer un lieu de dialogue entre des artistes ou créateurs et des acteurs de l’enseignement supérieur. Le projet que Franck Bauchard (le directeur de la Panacée) m’a invité à concevoir et coordonner pour sa première saison invite des étudiants de l’université Montpellier 3 (licence communication, médiation et multimédia et licence pro multimédia). Son enjeu est de proposer une expérience de l’art pendant une saison, dans une approche centrée sur la notion de transmission.
J’ai proposé d’intervenir en tant que commissaire, avec un projet en trois volets : la création d’une exposition collective invitant quatre artistes – Armand Behar, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Laura Gozlan ; un « atelier de curatoriat » pour les étudiants autour de la conception et réalisation des œuvres et de l’exposition ; et enfin l’édition d’un catalogue consacré au projet.
Les étudiants ont été confrontés à toutes les étapes de création de l’ensemble : discussions sur les concepts initiaux, accompagnement des artistes pendant trois résidences au cours desquelles chacun-e d’entre eux a créé son œuvre in situ, conception de la scénographie et réalisation de l’exposition, documentation préalable à l’édition… On pourrait qualifier cette expérience par le terme « école de l’art » : à la différence d’une école d’art, il s’agit ici d’éprouver pendant un moment limité une relation intensifiée avec des pratiques d’artistes : en ressentir les tensions, les enjeux, les pratiques, l’organisation quotidienne, l’émergence des idées, la difficulté des choix… Les collaborations et échanges avec les étudiants (et leurs enseignants) se sont ainsi déployés à de multiples niveaux, selon les situations de chacun. Enfin, l’ensemble revêtait un caractère expérimental important, du fait du caractère inédit du projet.
On se situe dans ce contexte particulier d’étudiants qui abordent l’art en dehors d’une école d’art, que je connais pour l’éprouver à Sciences Po Paris ainsi qu’à l’École nationale supérieure d’art de Nancy, où les ateliers de recherche et création s’adressent aux étudiants de trois écoles au sein du dispositif Artem. Leurs objectifs sont différents dans la mesure où ces deux expériences visent la création de projets par les étudiants. On y retrouve néanmoins un enjeu commun : celui d’inventer des situations de partage d’une démarche en art, en essayant d’inviter à la compréhension des processus de création d’œuvres sur des durées limitées. Par leur caractère atypique, ces expériences donnent à penser : elles instaurent une situation d’altérité qui est déstabilisante et riche de sens pour tous.
Le titre « Ce qui manque », qui n’est pas un thème, propose d’ouvrir un champ délibérément large qui s’intéresse à la mise en évidence d’enjeux collectifs liés aux utopies. Face à une situation contemporaine de « post-démocratie » et la prise de pouvoir sur la culture par les industries, se dessine un enjeu d’expression des conditions permettant l’émergence de projets collectifs, en dehors des logiques marchandes. Il s’agit à la fois de désir, de tensions productives entre individus et communauté et de possibilité d’envisager les formes d’un monde commun en dehors des formes du positivisme ; cette phrase est aussi susceptible de s’adresser à tous, comme une ouverture vers un espace de relations et d’échanges.
Les artistes que j’ai choisi d’inviter abordent tous, sous des formes différentes, la question des représentations collectives : la formation de narrations collectives autour d’une utopie pour Armand Behar, la confrontation de fictions scientifiques et cinématographiques traitant de l’augmentation de l’homme chez Laura Gozlan et enfin les recherches sur l’intelligence en réseau et le contrôle chez Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon.
Ces trois démarches résonnent entre elles de manière importante ; elles ne figurent jamais littéralement des situations d’utopies mais soulèvent, chacune à leur manière, les enjeux de son émergence et les fictions qu’elle suscite.
Armand Behar poursuit ici son projet unique « Histoire d’une représentation » en mettant en scène les éléments d’une commémoration à l’adresse de « ceux qui sont passés dans l’image » : une figure d’utopie mais aussi de solitude, qui renvoie à la condition contemporaine.
Les étudiants de Montpellier 3 ont également participé à la performance qui figure dans la vidéo d’Armand Béhar. © DR
Avec « Remote Viewing », Laura Gozlan convoque des figures de films de genre où érotisme et paranormal évoquent des communications mentales à distance ; irriguant un ensemble d’objets par la lumière d’une vidéo, l’œuvre évoque la possibilité d’un laboratoire pour ces expériences.
Extrait du catalogue réalisé par l’équipe de « Ce qui manque », ici le recto de la section dédiée à Laura Gozlan affichant la vue d’exposition de sa pièce. © DR
Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin proposent par une maquette et une vidéo un univers où le monde animal réinvestirait un data center déserté : ultimes signes d’un World Brain en voie de mutation vers d’autres formes.
Après l’exposition, le rat protagoniste de la maquette de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin a été adopté par un des étudiants de Montpellier 3. © DR
À travers des registres différents, ces trois œuvres proposent ainsi des figures de seuils, où la relation entre l’homme et son environnement serait prête à basculer vers des formes inconnues.
Chaque artiste a été invité à créer son œuvre à la Panacée pendant une semaine de résidence, accompagné par un groupe d’étudiants et moi-même.
Trace en image de la semaine de résidence à la Panacée, dans la future salle d’exposition, de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin. © DR
Les trois pièces se déploient dans une même salle et dans une disposition chronologique. J’ai proposé aux artistes de s’emparer librement d’un élément minimal de display commun formé par des estrades en peuplier au format d’une palette. À la fois scénographie et support, ces éléments modulaires accueillent et supportent les stratégies spatiales des artistes. Utilisés comme plateau, table ou socle, ils jalonnent l’espace et suggèrent des relations possibles entre les œuvres.
Enfin, en écho à la modularité et à la conception chronologique du dispositif, un catalogue a été créé. Il propose des textes et interviews (artistes, étudiants, acteurs du projet) ainsi que des photographies de l’exposition et des résidences. Il est composé de quatre folios grand format quadri pliés, chacun d’entre eux proposant un poster des œuvres au verso. Un premier montage des œuvres et une séance photo réalisés un mois en amont ont permis de le réaliser assez tôt pour le distribuer aux visiteurs dès le vernissage et pendant l’exposition.
Recto de la section du catalogue dédiée à Laura Gozlan. © DR
Ce projet invite ainsi à une expérience partagée entre étudiants, artistes invité-e-s et curateur, dans une logique de recherche-création. De ce fait, il entretient un rapport étroit avec les autres projets curatoriaux que j’ai initiés comme « Conférences du dehors », « Fenêtre augmentée », « Cohabitation »… Sous des formes diverses, tous proposent un protocole accueillant des interventions pluridisciplinaires s’exerçant par la pratique autour d’un objet commun, mais aussi une temporalité spécifique d’expérience. La création des œuvres en résidence pour Ce« qui manque » fait ainsi écho aux résidences in situ auxquelles j’invite les artistes préalablement à la création des œuvres de « Fenêtre augmentée », à celles organisées pour « Conférences du dehors », etc. Je poursuis à travers ces projets une démarche que je qualifierais d’interactionnelle : des situations d’actions et d’intersubjectivités qui aboutissent à des objets interrogeant eux-mêmes des notions collectives : l’écoute, le paysage, l’engagement, la surveillance, le flux…
Photos Mossi Soltan et Thierry Fournier
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Artiste et commissaire d’expositions indépendant, Thierry Fournier aborde dans sa pratique, qui englobe l’installation, les médias numériques, la vidéo, le son et la performance, la manière dont le corps et la perception qualifient nos relations au monde.
Son travail est très régulièrement exposé en France et à l’étranger. Il poursuit également une démarche de curatoriat en invitant régulièrement des artistes et auteurs dans le cadre de projets spécifiques : « Ce qui manque » (École de la Panacée, 2014), « Fenêtre augmentée » (2011-2015), « Cohabitation » (2011-2012), « Conférences du dehors » (2008), « Open 2007 » (avec le collectif Echolalie), « Ce qui nous regarde » (2005) et « L’Ombre d’un doute » (2003), revue audio « Pandore » (1997 à 2004).
Thierry Fournier
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