Le joli livre pop’up de Vincent Godeau, « Avec quelques briques », aura-t-il son équivalent tablette ? Cléa Dieudonné et Mathilde Fournier ont imaginé l’appli dérivée (et gagné au salon de Montreuil). © Vincent Godeau
< 07'04'14 >
L’art et la jeunesse insufflent du neuf dans l’édition numérique
L’édition 2014 du salon du livre, malgré ses 198000 visiteurs pour 1200 exposants, a permis de vérifier à quel point la « grande » édition était encore loin d’avoir franchi le cap numérique, (lire la première partie de notre enquête). Des initiatives existent pourtant, qui tentent de rapprocher le papier et l’écran, innovent sur de nouvelles pratiques de lecture (augmentée, partagée…) et défrichent, surtout du côté de l’édition jeunesse et de l’édition d’art.
Mariage du papier et de l’écran
« Un petit garçon, qui grandit en dévorant des briques, découvre, à l’intérieur de lui, un grand château derrière lequel son cœur est enfermé. Un soir de grande tristesse, ses sentiments vont déborder… » Tel est le concept du très graphique livre pop-up de Vincent Godeau, édité chez L’Agrume, qui fait actuellement le tour des libraires. Lauréat du concours Mïce Junior 2013 (le Marché International et Interprofessionnel de la Création pour Enfants, au salon de l’édition jeunesse de Montreuil), "Avec quelques briques" a été choisi pour passer entre les mains de Cléa Dieudonné et Mathilde Fournier, qui en ont proposé une adaptation numérique (le concours n’allait pas jusqu’à financer la réalisation de l’appli).
Adaptation tablette d’« Avec quelques briques », livre de Vincent Godeau, par Cléa Dieudonné et Mathilde Fournier (projet, 2013) :
Papier sonnant et jouet de lecture
Après vingt années passées derrrière un écran, l’ex fondateur d’Hyptique, Etienne Mineur, graphiste et typographe de métier, a souhaité revenir au papier... mais pas tout à fait. Au sein des éditions Volumique (sans « s »), il développe une série de livres objets s’appuyant sur l’association papier-numérique afin de créer un sens narratif. Comme ce prototype d’enquête policière où, sous forme d’interaction audio, l’auteur vous suggère d’interroger quelques protagonistes pour vous diriger sur un chapitre plutôt qu’un autre. En glissant votre smartphone dans la couverture du polar, l’application renseignée par de micro-capteurs dissimulés dans les pages suit votre chronologie de lecture.
Depuis son lancement, il y a quatre ans, Volumique attire autant les éditeurs de livres que les fabricants de jouets. Pour Etienne Mineur, éternel designer prospectif, les tablettes sont une libération inéluctable du face à face unilatéral avec l’écran d’ordinateur. Inéluctable, mais pas forcément immédiate : « Malheureusement, les gens payent aisément 10 euros pour un beau livre, mais ne veulent pas mettre 1 euro dans une application, alors qu’un téléphone en coûte 500 ! »
Qu’à cela ne tienne, cette maison artisanale a sa boutique en ligne qui propose notamment un réveil papier à 6 euros et son application gratuite. « Paper Alarm Clock » est un pop-up à déplier pour y glisser son smartphone avant de se coucher ; le lendemain matin une animation adaptée à la météo du jour se déclenche (le mobile sait où vous êtes et reçoit par wifi les informations utiles). Et s’il est trop tôt pour entendre la pluie, il suffit de dire chut !
Paper Alarm Clock, Volumique, 2013 :
Un marché à quel prix ?
L’économie des contenus numériques est encore balbutiante, d’autant qu’elle reste fondée sur un postulat de gratuité largement erroné : les usagers dépensent de plus en plus pour leurs smartphones, tablettes, écrans et leur forfait, beaucoup moins pour les contenus, quels qu’ils soient. Pourquoi une plate-forme commune à l’édition francophone n’est-elle pas apparue en vis-à-vis des AppStore et GooglePlay ? Pourquoi les éditeurs papier ou numérique seraient-ils tenus de reverser d’emblée 30% à Apple pour apparaître sur sa plateforme d’applis ?
Face à la stratégie commerciale des géants du secteur, le centre Pompidou propose une politique d’édition numérique qui « se positionne sur la lecture électronique de beaux livres pour faire émerger des usages et des besoins, dans le cadre d’une économie pragmatique et d’un marché relativement contraint », explique son chef de projet Gonzague Gauthier, lors d’une conférence de l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI). En pratique, Beaubourg valorise les contenus des catalogues papiers, des vidéos du site, voire des ressources externes, pour créer une navigation reposant sur l’image. Le tout sans investissement, et dans des délais très courts.
Le centre avait décidé en 2011 de tester autour de l’exposition Edvard Munch un album de type « feuilletage de PDF encapsulés dans une application » sur tablette, pour un coût de production inférieur à 4000 euros. Depuis, les marchés publics ayant été réhaussés à 15000 euros, de nouveaux aventuriers ont créé deux autres titres pour un peu moins de la somme, sur les expositions de Roy Lichtenstein et de Simon Hantaï.
Une coédition trois fois plus ambitieuse, signée avec Gallimard, a fait plancher la sous-traitance sur une « application Dali » spécifique, ludique et personnalisée en fonction des œuvres (et payante : 4,49 €). En mars 2013, le peintre catalan battait son propre record, avec 790000 visiteurs. Combien de visites virtuelles ? Nous n’aurons qu’une réponse globale : « Lorsque nous avons vendu 1000 e-books pour une exposition, nous sommes contents », dit Gonzague Gauthier, qui ajoute que l’application Gerhard Richter a obtenu 6000 téléchargements gratuits lors d’une journée test. « La production des livres d’art numériques entre dans le cadre du financement global de l’écosystème du centre Pompidou, qui lui-même est supporté par le grand emprunt, d’où l’exigence d’un retour sur investissement », justifie-t-il.
Allez, encore un petit effort pour aider nos belles institutions !
Une édition de niche ?
Le studio d’édition numérique Art Book Magazine (ABM), dont poptronics a déjà rendu compte, propose la version numérique de beaux livres papier qui disparaissent des librairies et développe ses propres applications : ils ont déjà à leur actif de nombreux catalogues d’artistes en deux langues (français/anglais) sous forme de PDF électroniques et proposent des applications spécifiques, qui dépassent les limites de l’e-pub (possibilité de zoom, variété des typographies et mises en liens des textes). Comme cet album de luxe commandité par Vuitton et les éditions Lamartinière, « 100 malles de légende ».
« Claude Lévêque, monographie numérique », Art Book Magazine, 2014. © ABM
L’appli « Claude Lévêque » d’Art Book Magazine est gratuite jusqu’à fin avril, puis coûtera 9,99€. © ABM
Du 2 avril au 30 avril, ces passionnés pour qui « la forme numérique privilégie le contenu à l’objet », nous donnent l’accès gratuit à la première monographie d’artiste exclusivement numérique, celle de Claude Lévêque : une application évolutive qui l’accompagnera tout au long de sa résidence au Musée du Louvre. Car c’est aussi ça, la force du virtuel, un enrichissement dans le temps, qui n’est pas incompatible avec le livre.
Lire dans les nuages
De nouveaux outils de lecture électronique investissent le marché de l’édition. Les « digital-natifs lisent de plus en plus et l’e-book stimule les ventes de livres », affirme Hélène Mérillon, co-fondatrice de Youboox, « première plateforme française de streaming éditorial dans le Cloud ». Lancée en octobre 2012, le service revendique 300000 inscrits et quelques milliers d’abonnés payants. « Nous avons signé avec plus de 150 éditeurs, beaucoup de petites maisons mais aussi des partenaires conséquents tels que les éditions Fleurus pour la jeunesse, précise-t-elle. Nous diffusons tous les genres, avons de nombreuses bandes dessinées et je crois aussi à la consultation en ligne de beaux livres d’art. » Youboox, qui a bénéficié d’une aide à l’innovation technologique et d’un soutien de la région Ile-de-France, reverse 50% des bénéfices aux éditeurs qui inscrivent eux mêmes leur e-pub sur la plateforme. Une alternative pour booster les éditeurs classiques ?
Brouillon de rêves électroniques
Côté création, l’aide à l’innovation est en panne. Il serait peut-être temps de mettre en place un réel soutien à la création numérique, qui ne bénéficie ni des statuts d’intermittence ni des aides attribuées au cinéma ou à la production audiovisuelle pour ses contenus. Il existe cependant quelques bourses du CNL et de la SCAM.
« Ces objets que nous créons ne rentrent jamais dans les cases », souligne Jean-Jacques Birgé, artiste transmédia de la première heure. Du coup, Le designer sonore et musicien a créé une maison d’édition, les Inéditeurs, avec deux autres anciens du multimédia ludo-éducatif des années 1990. Après « La corde à linge » chez Publie.net en 2011, Jean-Jacques Birgé vient d’achever « USA 1968 deux enfants », un « roman augmenté » de diapositives, courts métrages, lightshow et musique. Une traversée initiatique des Etats-Unis, vécue par deux enfants livrés à eux mêmes : l’auteur a 15 ans et sa sœur 13 ! Ce roadmovie électronique a sollicité trois ans de travail, d’écriture et d’intégration média, entre deux projets rémunérateurs pour une équipe bien rodée de trois personnes.
« USA 1968 deux enfants », roman augmenté de Jean-Jacques Birgé, bande-annonce, 2014 :
Alors que les éditeurs jeunesse quittaient Paris pour rejoindre la foire internationale du livre de Bologne, sur le salon parisien, dans une performance hommage à Joy Division autant qu’à la révolution électronique de Burroughs, Franck Ancel distribuait 230 badges « She loves control ». L’artiste conceptuel y faisait référence à sa pièce néon bleu blanc rouge du même nom, pour le lancement d’un manifeste de 23 pages, diffusé chez ebk, qu’il décrit comme un bilan sur l’art à l’heure de la culture numérique dans l’Hexagone.
v.godé/orevo
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