"Voyage au centre de la terre", le chef d’œuvre de Jules Verne adapté en numérique par l’Apprimerie. © DR
< 23'03'14 >
Salon du livre : où est le numérique ?
Totalement marginalisé par les grands éditeurs français encore récalcitrants, le livre numérique ne représenterait qu’1,1% des 4 milliards d’euros générés par l’ensemble du marché du livre. La part jeunesse ne dépasse guère les 13,4% : tout reste à faire, quand les seules tablettes, parmi les supports de lecture, affichent des taux de pénétration dans les foyers de plus de 100% par an !
Entre le salon du livre de la jeunesse qui s’est tenu début décembre 2013 à Montreuil et celui du livre tout court qui s’ouvrait vendredi 21 mars porte de Versailles à Paris, Poptronics a rencontré quelques acteurs majeurs du livre interactif, de la narration sur tablette, de la BD ou de la littérature augmentée. Non, pas les grands éditeurs historiques, dont le département multimédia semble avoir été touché par le syndrome de la Belle au bois dormant depuis deux décennies, mais ces “sous-traitants” créatifs, artisans, à la fois auteurs, illustrateurs, designers et développeurs, irréductibles pionniers de la création visuelle et sonore interactive, qui dès les années 1990 avaient façonné les premiers sites web, CD ou DVD-Rom pour le bonheur des générations digital natives.
Que s’est-il passé depuis ? Qu’en est-il du grand emprunt numérique fomenté par la princesse NKM ? Aura-t-il permis de faire émerger de nouveaux acteurs ? De créer des usages ? Que fait la fée Filippetti à la Culture pour aider les nouveaux auteurs de l’édition digitale ? Et le chevalier Montebourg, comment redresse-t-il la barre, alors que le lobby de l’édition traditionnelle regarde au loin déferler la vague numérique ? Pendant ce temps-là Amazon, Apple et Googleplay jouent les nouveaux mousquetaires de la distribution.
“Ce n’est certes pas le numérique qui a tué les libraires”, remarque Frédéric Lanta, fondateur d’EditingPlus, un service spécialisé dans la conception éditoriale sur tout support (papier, e-books, iPad, iPhone et Kindle) à la tête de ToucheNoire, une e-collection dédiée au polar. L’éditeur français, expatrié au Danemark, rappelle au passage que la francophonie connecte plus de 220 millions de personnes réparties sur cinq continents, à l’heure où les maîtres de l’édition germano-pratine ne semblent pas avoir encore tout compris du paradigme numérique. Faut-il le leur rappeler par les chiffres ?
Les chiffres et les tablettes
Multiplié par six entre 2010 et 2012, le marché mondial de la tablette tactile explose en 2013 avec plus de 200 millions d’exemplaires vendus dans le monde dont 6,2 millions en France (source GFK)... sans compter les liseuses ou les smartphones qui sont autant de supports de lecture ayant contribué à générer les 44 millions d’euros enregistrés par les ventes de livres numériques en 2013 : soit 1,1% d’un marché de l’édition, estimé à 3,9 milliards d’euros en France.
C’est peu, mais cela veut dire beaucoup quand on sait que le marché de l’e-book représente d’ores et déjà 30% des ventes globales de l’édition aux Etats-Unis, et qu’en France, ce résultat marginal traduit pourtant un taux de croissance de 110 % par rapport à 2012.
Cependant si la norme mondiale e-pub permet d’industrialiser la numérisation inéluctable du livre traditionnel, du type roman ou essai, offrant de surcroît au lecteur un enrichissement par l’audio, la vidéo ou l’insertion d’annotations, les standards et les outils de développement sont encore mal définis pour les livres d’art ou les livres pour enfants qui implémentent dans des "Apps", des visuels animés, des circuits de navigation et des interactions beaucoup plus complexes et spécifiques.
Qui paye la R&D ?
Que s’est-il passé au cours des dix dernières années ? C’est la question qu’on peut se poser à l’issue de la conférence du Mïce, dédiée à l’innovation technologique du salon de Montreuil. On y découvrait sur une plate-forme phare du domaine, Tralalère, qu’en déplaçant un pot de fleur, on déclenchait une chanson de Charles Trenet… Qu’est-il advenu des concepteurs de mini chef d’œuvres tels que “Le théâtre de minuit” ou “l’Alphabet” produits par Dadamedia, des jardins enchantés dont les légumes poussaient avec l’horloge de l’ordinateur, des mises en scène versaillaises de Cryo ou d’Index +, des QuickTime VR au Louvre ou des roll over sur les films animaliers de Montparnasse Multimédia... tous ces objets interactifs qui, juste avant l’explosion de la bulle en 2000, faisaient lorgner les éditeurs internationaux sur la créativité numérique de notre beau pays.
Alors que les jeunes loups de la finance distribuaient du cash qui ne leur appartenait pas aux premiers venus dotés d’un e-business plan ficelé dans la cour d’une école de commerce, nos grands éditeurs papier avaient tout simplement jeté la clef du laboratoire dans le puits, laissant péricliter les studios de création multimédia exsangues, faute de pouvoir créer ex-nihilo un marché. Tapez Gallimard Jeunesse dans votre moteur de recherche et vous trouverez les nouveautés de la maison pour le salon du livre 2014 : “Le petit Prince”, “L’âne Trotto”, “Pénélope”... “Minecraft, le guide : des conseils d’experts pour survivre plus longtemps, creuser plus profond et construire plus haut !”
“Les grands éditeurs ne veulent pas financer la R&D”, explique Claire Gervaise, co-fondatrice du collectif Kenji qui réunit depuis 2013 cinq éditeurs numériques francophones indépendants : E-Toiles, Goodbye Paper, l’Apprimerie, La souris qui raconte, et Webdokid. “Ils attendent de voir un produit fini pour en décider. Alors qu’ils pourraient créer une dynamique et nous offrir une visibilité internationale, ce sont les pure players comme nous qui prenons tous les risques.”
Claire entend bien étendre le collectif afin de “créer un lobby auprès du Centre national du livre (CNL), pénétrer d’avantage les bibliothèques” (70% d’entres elles ne proposent actuellement que du livre) et “intégrer les libraires dans la boucle”.
Apps ou e-pub ?
Toutes ces jeunes pousses réapparues avec l’arrivée massive des smartphones et des tablettes ont des positionnements, des approches technologiques et artistiques différentes : “Avec E-Toiles, créée 4 ans plus tôt, poursuit Claire Gervaise, nous avons fait le choix des "Apps" : c’est à la fois notre force et notre faiblesse. Cela nécessite des développements qui nous coûtent cher, quand le format standard, l’e-pub, ne nous offre guère de possibilités créatives. Nous croyons par exemple qu’il existe mille et une façons d’entrer dans une histoire, ne serait-ce que par le dessin...”
Traduite en 4 langues, l’application “Dans mon rêve”, primée à la foire internationale du livre jeunesse de Bologne en 2012, est un cadavre exquis numérique où l’enfant fait défiler les jolies illustrations stylisées de Stéphane Kiehl, associés aux textes écrits ou à la lecture orale de Tom Novembre. La nouvelle application d’E-Toiles, “Ma poire” est une proposition d’écriture surréaliste à partir de formes dessinées par le même auteur.
"Dans mon rêve" des éditions E-Toiles, application primée au salon du livre de Bologne en 2012.
La réflexion d’Hélène Wadowski (Flammarion), responsable du groupe des éditeurs jeunesse au Syndicat national de l’édition (SNE), résume bien la problématique des grands éditeurs historiques : “Nous faisons face à un public qui a grandi avec Internet, les jeux électroniques, les smartphones, la connexion permanente. Notre tâche : montrer les qualités du livre, donner envie aux jeunes lecteurs de se passer les livres entre eux, communiquer...” 27% des lecteurs d’e-books ne déclarent-ils pas avoir augmenté le volume global de leurs lectures, quand 22% d’entre eux liraient déjà plus de vingt livres imprimés par an ! (source Sofia/SNE/SGDL/Opinionway)
Lecture augmentée
Comment faut-il convaincre les fabricants de papier imprimé que le numérique n’est pas un adversaire mais un allié ? C’est ce qu’ont fait Edouard Morhange et Thomas Salomon en créant Story play*R en 2013 : une plate-forme pour enfants de 3 à 8 ans, donnant l’accès illimité à tout un large catalogue d’e-books pour 4,90€ par mois : “Nous avons numérisé 200 livres homothétiques aux originaux et partageons les revenus avec plus de 15 éditeurs jeunesse, précise Edouard Morhange. Les premiers sont téléchargeables sur iPad mais nous travaillons désormais pour les tablettes Androïd et le Web.” La start-up, qui sera présente à la conférence “Entreprendre en innovant dans l’édition”, ce lundi 24 mars au Salon du livre, a récemment pris ses locaux dans le Ve arrondissement, au sein du Labo de l’édition, un des sept incubateurs de la Ville de Paris.
Thomas Salomon, qui fut le développeur attitré de Montparnasse Multimédia, et son ex-chef de projet, tous deux “papa”, ont quelques années d’expérience “e-pédagogique” : “Avec les tablettes, nous avons gagné un micro, une caméra et du tactile. Au niveau de l’écriture, on tâtonne encore. Ce qui nous intéresse, c’est de développer le goût de la lecture chez les enfants. L’album jeunesse est un livre qui se raconte à voix haute et à son rythme. Storyplayr permet d’enregistrer sa propre voix, de s’écouter et de recommencer, c’est un outil complémentaire du livre.” C’est aussi un média social communiquant qui permet d’entendre maman, mamie ou papy raconter l’histoire, à distance.
“Branle bas de combat chez les coccinelles”, d’Eric Bétend et Gérard Bournet, un livre jeunesse à lire sur la plate-forme numérique Storyplayr, où l’on peut enregistrer sa lecture.
Invitée au Salon du livre, le temps d’une table ronde intitulée “Comment découvrir les classiques ?”, l’Apprimerie a montré son adaptation interactive du “Horla” de Maupassant, dont les animations typographiques se mêlent à la plume des auteurs pour une plus grande immersion dans les méandres du récit. D’autres titres tels que le “Voyage au centre de la terre” de Jules Verne, ou “Les choses” de Perec, enrichis par une série de dessins contemporains, confèrent à l’application virtuelle, et par conséquent au texte, un caractère précieux, plus proche de l’objet d’art.
“Les choses” de Perec, adapté au numérique et enrichi de dessins contemporains, par l’éditeur l’Apprimerie.
A suivre, au retour du Salon du livre, la deuxième partie de cette enquête (avec Art Book Projet, Les éditions volumiques, Les Inéditeurs…)
Aller plus loin
Aides à l’édition numérique. Le CNL et le Salon de Montreuil ont lancé en décembre 2013 une bourse afin d’encourager le livre jeunesse “qui hésite encore à s’aventurer sur le terrain de la création numérique, alors que de nouveaux acteurs exploitent avec audace le potentiel des tablettes”. Les dix projets lauréats seront connus avant l’été 2014.
Le CNL propose par ailleurs des aides pour la numérisation rétrospective et la diffusion numérique, pour les plate-formes innovantes de diffusion et de valorisation de catalogues de livres numériques, pour la création et le développement de sites collectifs d’éditeurs et de libraires et même pour la création d’une édition multimédia ou d’un site "compagnon".
v.godé/orevo
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