« Tunnel of Mondialisation, Jean-Charles Massera, Pascal Sangla, 128 pages, 22,50€, livre CD et DVD, éditions Verticales, mars 2011.
« Que faire ? (le retour) », de Benoît Lambert, Jean-Charles Massera, mise en scène Benoît Lambert, du 8/06 au 30/06, théâtre de La Colline, 15 rue Malte Brun, Paris (20e).
We are tous un feuilleton à la Jean-Charles Massera
De l’importance de la laine quand on fait des pulls, du synthétique qui pue dans les chaussures des ados des années soixante-dix, de la modification de la branlette avec l’âge… La conversation roule, avec ses hésitations, ses affirmations, ses impromptus et ses arguments, parfois interrompue par un pur extrait de variétoche. « Tu vois la Renault qu’on trouvait qu’en Roumanie ? – Ah oui oui oui ! j’me souviens, les couleurs ça craignait… Un peu comme le jaune qu’on avait dans les chiottes dans la cité U. »
« We Are L’Europe (le feuilleton) » de Jean-Charles Massera, interprété par l’artiste et son complice Benoît Lambert, passe tous les jours à 11h52 sur l’antenne de France Culture, en dix épisodes de 6 minutes. Ça a commencé lundi 16 mai, jour de la « sidération nationale » dont on nous rebat les oreilles, et ça continue jusqu’au vendredi 27, de 11h52 à 11h59. Ça raisonne drôlement avec la logorrhée média-politique du moment, en ce sens que « We are l’Europe » n’épargne rien, ni personne, avec ses faux airs de café du commerce.
Drôle, frais, iconoclaste, impertinent, le style est résolument oralisé, avec des « putains », « la vache », « arrête tes conneries » et autres tournures de langage qui le situent dans le registre relâché. Rien à voir cependant avec la chronique d’un humoriste lâchant trois « con » à la minute. Ici, derrière le balai verbal virevoltant et léger, des questions de fond sont posées, des concepts ardus disséqués, de la mondialisation en passant par la dialectique, l’esthétique du plaisir, des considérations sur l’actualité de Pierre Bourdieu ou la subjectivation. Exemple : « Le Coca Cola, je suis désolé, mais personne nous oblige à en boire. La mondialisation, ce mot que vous détestez, c’est aussi les gens qui peuvent enfin se toucher et là les Vingt-Sept ont plus fait pour les corps que Mai 68… »
Radio, scène, littérature, art contemporain… Jean-Charles Massera, né en 1965, est une figure un peu à part de la scène artistique française : il pourrait être écrivain (c’est par là qu’il a commencé avec « France guide de l’utilisateur » en 1998 et « Amour, gloire et CAC 40 », en 1999), chanteur (il vient de sortir un livre-album CD et DVD, « Tunnel of Mondialisation, aux éditions Verticales), auteur pour le théâtre (« Que faire ? (le retour) », au théâtre de la Colline, du 8 au 30 juin), affichiste…
Chaque création lui permet d’éprouver sa méthode : « Je travaille dans le format de l’ennemi. » Côté chanson, « Tunnel of Mondialisation » détourne les « canons de la variété », comme il le dit lui-même. Musique et arrangements de Pascal Sangla évoquent immanquablement la façon d’un Arnaud Fleurent-Didier, les textes, eux, sont du pur Massera, qui entame ainsi son « tube » : « J’ai connu la déréalisation du monde / et le déficit d’expérience / J’ai connu la conscientisation des coordonnées de l’histoire en cours / et les conditions de refoulement de l’épanouissement des subjectivités. »
« Tunnel of Mondialisation », Jean-Charles Massera et Pascal Sangla, le « clip officiel » :
Côté feuilleton radiophonique, le dialogue entre personnages croqués sur le vif emprunte au one man show tout en grattouillant le sens critique, et bouscule les us et coutumes de la fiction radiophonique « à la » France Culture (permettant sans doute à la chaîne publique d’ouvrir son répertoire).
« We are l’Europe », c’est d’abord un texte, puis une pièce de théâtre, enfin ce feuilleton radiophonique qui renouvelle le genre. C’est aussi la deuxième partie d’une trilogie, entamée avec « We are la France » en 2008 et qui s’achève avec « Que faire ? (le retour) ». Sur scène, le premier posait « les conditions d’aliénation » façon « théâtre Tupperware à mettre chez soi », explique Jean-Charles Massera, avec le même flegme mi-distant mi-concerné qu’il affiche dans ses textes et chansons. Le second témoigne de « l’impossibilité de se projeter » et le dernier « récupère les générations de sexagénaires qui ont raté Mai 68 pour appeler à la révolution dans une cuisine équipée ». Au XXe siècle, on aurait dit de Massera qu’il était visionnaire. Plus prosaïquement, aujourd’hui, que ses détournements de genre font un bien fou.