« Pierres » (2010), d’Etienne Chambaud, au centre d’art et du paysage de Vassivière. Elles s’élèvent comme de fragiles torsades, au bord de la chute. © DR
< 23'03'11 >
Etienne Chambaud, joueur duchampien à Vassivière
(Vassivière, envoyée spéciale)
La règle du jeu. Étienne Chambaud est un artiste joueur. Un joueur duchampien. Ses règles : le principe de contradiction et un « ce-qui-n’est-pas-visible-n’est-pas-absent-pour-autant ». Étienne Chambaud joue avec l’histoire de l’art contemporain et l’érudition historique et référentielle, dans sa catégorie conceptuelle. S’appropriant, réactivant ou contrecarrant en une traduction propre la doxa et les injonctions formelles et textuelles. Un jeu jusqu’au vertige, méticuleusement élaboré et strictement maîtrisé par le discours, le langage, les formes impliquées, ce qui produit le paradoxe de démultiplier l’effet de vide –ou de sa possibilité formelle- et d’abîme, figure déjà récurrente chez cet artiste trentenaire (l’une de ses premières expositions personnelles à la galerie Lucile Corty, en portait le titre au pluriel).
Étienne Chambaud joue. Avec, non pas tant le spectateur –sans doute adopterait-il plus volontiers le terme de regardeur– que le critique, dont il précède le commentaire, semant sur le parcours ou les configurations de ses expositions ou de ses pièces de petits cailloux référentiels et sémantiques (dans une généalogie duchampienne revendiquée et manifeste dans son installation « Objets rédimés », à l’automne dernier à la galerie Bugada & Cargnel), tel un Petit Poucet arty venu du lointain conte de Perrault.
Le jeu s’instaure avec le « texte d’intention » signé de l’artiste, envoyé ou donné, disponible en tout cas, avant l’entrée dans les lieux d’exposition. Texte premier et prégnant qui s’indique comme part de l’œuvre (ou comme part de l’exposition, ou comme socle protocolaire d’une action-installation dont on ne verrait que les restes ou les absences), qui en pose le concept, et le discours qui le circonscrit. Qui en (ex)pose les objets, les surfaces, les matières, les documents dans leur statut de récit, de présence ou de disparition.
Du corps de l’intention. « Contre-Histoire de la Séparation », telle était l’intitulé de la proposition d’Étienne Chambaud pour le centre d’art et du paysage de Vassivière, en Limousin, du 13 novembre 2010 au 27 février dernier. Vassivière conjugue deux termes, dans un héritage de l’art conceptuel et du Land Art : le paysage et ce bâtiment sculpture minimal de l’architecte italien Aldo Rossi (1991). A Vassivière, décor de métaphores ou de métamorphoses, s’inscrivent des histoires de l’art, avec leur « avant » et leurs « événements » d’œuvres, avec leurs scènes, figures (sonores, visuelles, lumineuses, sculpturales) et fictions. S’y nouent là des configurations sensibles et réflexives dans une constante relecture du paysage naturel et artificiel, et de la structure navire du centre. C’est dans l’artifice de cette nature et dans le corps-art du bâtiment qu’Étienne Chambaud produit son « texte d’intention », lui aussi relisant le lieu, les espaces intérieurs, les retraduisant dans un vocabulaire d’histoire de l’art pour poser son concept « célibataire » (ou son invention « célibataire ») de « musée décapité » (qu’il forge et explore depuis 2010), et de sa conséquence tant physique que formelle, la « séparation ».
Pour y figurer les courts chapitres d’« une brève histoire » (muséale) de l’art moderne et contemporain. Non sans ironie. Non sans un décillement violent. Non sans travailler sur les œuvres instituées de l’art. Une histoire des absences et des ailleurs, ou comment dire et faire sentir par le vide, le déséquilibre, la contradiction, l’effacement, la coupure, ce qui fut présent, inscrit, montré, exposé, rangé, raconté dans un continuum artistique, dans une permanence, ou plus exactement dans un idéal classique de la permanence et de la présence. Ce qu’est le musée, ce lieu du permanent, du statut, de la légitimation et du savoir plein.
Dans la nef du centre d’art, Étienne Chambaud introduit dans le vide, nous en fait ressentir l’enveloppe. La salle d’une blancheur nette semble ne rien contenir, à part un socle blanc, solitaire. L’œil, peu à peu, va distinguer sur les murs des surfaces rectangulaires blanches : repères imperceptibles soudain familiers. Cartels de marbre, dont toute inscription informative a été effacée. Dans la position du visiteur ou du critique ou de qui que ce soit, dans ce geste de lecture pour savoir, nous sommes dans l’impossibilité de lire. Le cartel informatif est, mais est dans l’invisibilité de l’œuvre et dans l’illisibilité de son titre, de son auteur, de sa date, de son contexte, de ses dimensions, de sa technique. Le cartel est la possibilité d’une œuvre. Il est objet d’œuvre par défaut.
« La Visite au Musée » (2010) d’Étienne Chambaud (titre de l’installation), a pour sous-titre (parce que nous avons en main le texte d’intention et le plan de l’installation) « Absences, marbre et bois ». Les trois éléments de son « musée décapité » qui aurait perdu son corps matériel (les œuvres) – mais ne sommes-nous pas à l’époque de l’immatérialité de l’art ? Ne sommes-nous pas dans cette esthétique de l’immatériel dominante depuis les années 90 ?–, ou dans une mémoire du musée. Chaque cartel de marbre n’est que la forme d’un souvenir, se constitue en objet de souvenir d’une œuvre. Et fait œuvre, faute de présence.
Les titres sont coupés non seulement de la matérialité du tableau auquel ils semblent renvoyer, mais de l’intégralité même de leur intitulé. Ainsi « La Visite au Musée (La Mort) », « La Visite au Musée (Le Radeau) ou « La Visite au Musée (L’Enterrement) ». Quant au socle orphelin qui arrête d’entrée l’espace de la nef, rien moins que « La Visite au Musée (La Victoire) ». Jeu des absences, des reconnaissances, des souvenirs. Jeu des « ah oui, bien sûr » de nos connaissances constituées. Le musée moderne est là dans l’effacement, et devient « white cube », et devient une nouvelle proposition-protocole du vide (on ne peut s’empêcher de penser à l’exposition « Vides » qui se tint au Centre Pompidou en 2009), jeu avec les histoires de l’art et les lieux de l’art. Étienne Chambaud « matérialise » un moment de l’art en pratiquant un vertige entre le champ et le hors-champ. La mémoire étant la matière de ce hors-champ. Nous sommes dans la pensée d’une œuvre...
Si Étienne Chambaud fait du vide le champ visible de l’art, il en place immédiatement à côté son contraire, ou sa proposition contradictoire : le plein. Avec en guise de salle introductive la librairie du centre, où tourne en boucle un film de 58 minutes qui donne le titre à l’ensemble de l’exposition : « Contre-Histoire de la Séparation » (2010). Coréalisé avec Vincent Normand, cette vidéo qu’on retrouvera à Paris à partir du 8 avril (voir ci-contre), accumule, superpose, fait glisser dessins, illustrations, documents, textes, papiers dactylographiés, archives photographiques, transparences comme un long collage animé où une voix-off raconte une concordance historique. La création du musée public par la Convention en juillet 1793 et l’invention de la guillotine quelques mois auparavant. Une concordance qui se tient jusqu’en 1977, date de l’ouverture du Centre Pompidou, ce « prototype » du « musée transparent », et année de la dernière exécution par décapitation. Le film tente de raccorder les histoires concomitantes des deux « machines », la voix-off, dans l’abondance des récits qu’elle porte, tente de synchroniser la parole et les images qui s’empilent et s’accumulent. Il y a constamment déséquilibre dans cette histoire narrée qui s’ouvre par la reprise (par l’appropriation) du texte introductif de Daniel Arasse dans « La guillotine et l’imaginaire de la terreur ».
Et la voix qui dit « je » s’essaie à recoller les morceaux dans une séparation qui lui échappe toujours. Dans une histoire qui se fabrique, dans une fiction qui dérive de nouveau vers les « machines célibataires » de Duchamp. Le film fascine par son désir de synchronisation, par sa tentative d’être un « livre d’histoire(s) », par sa tentative de fonder cette idée de « musée décapité », et par son inachèvement. Ce récit plein, le visiteur, à Vassivière, le voit dans une position d’inconfort et de déséquilibre. L’écran vidéo étant placé dans un coin de la librairie, près de la caisse. Il est trop loin ou trop proche pour fixer sa vision. Celle-ci se trouve aussi coupée, non seulement par la nature collage du film, mais par le lieu même de la projection. Lieu de passage, de transaction. Doublage sonore où se cogne la voix off aux bruits environnants.
La librairie est emplie d’images, de sons. Mais il y a un autre hors champ du film qui double le hors champ de la nef du vide. La librairie, Étienne Chambaud n’en fait pas uniquement le lieu impossible d’une vision, il la prend comme objet. Il la prend dans la littéralité de sa fonction. Il y effectue néanmoins un déplacement. Sur les tables qu’il a placées côte à côte, il a disposé des ouvrages d’histoire, de théorie, d’esthétique, de philosophie, de linguistique, de poésie, de littérature. Tout est à plat. Nous sommes face à une surface, à une scupture-objet plane. Comme une Babel aplanie. Les livres sont là, peu accessibles en fait, objets de culture, objets référentiels, objets de nos savoirs constitués. Objets des pensées et des esthétiques contemporaines. La librairie est devenue une installation savante qui devient cette voix off de « La Visite au Musée ».
Les deux installations apparaissent comme les deux termes de la contradiction. Et la librairie est devenue ce lieu central du « musée transparent », le passage obligé avant sortie, celui où nous voulons revoir l’exposition par le souvenir d’un texte, d’un catalogue, où nous voulons nous assurer que nous ne sommes pas séparés de notre vision antérieure, où nous voulons conserver mémoire et trace. Nous ne voulons pas être ce spectateur « célibataire ». Dans cette librairie qui s’invente en termes marchands, le produit dérivé est ici le livre, le savoir.
L’art ne tient qu’à un fil. Nous serions donc dans cette position de la coupure, et de la solitude. Corps séparé, objet séparé, œuvre séparée, espace séparé. Où se situe dans la séparation esthétique Étienne Chambaud, l’artiste ? Lui qui, dans sa position d’« héritier » et de « généalogiste », cherche son champ spatial, sa place, dans une histoire de l’art… Dans la salle qui clôt le centre d’art (« Le petit théâtre »), il a mis en suspension un néon blanc-bleuté en forme de deux traits croisés qui marque une rayure face à la petite fenêtre qui cadre et ouvre sur le paysage du lac de Vassivière.
Cela ne tient qu’à un fil, dans le vide. La rature néon dit peut-être un refus, celui du réel, dit peut-être une nostalgie, celle d’un paysage dont l’artiste contemporain est (s’est) privé. Tout est dans la suspension, comme le sont les sculptures de pierre installées dans la pièce précédente. Pierres rapportées du bord du lac, empilées, qui forment des lignes serpentines proches de la chute. Un fil, si celui-ci est coupé… Mais, là encore, Étienne Chambaud joue du champ et du hors-champ, du visible et du caché (du « ce qui n’est pas là n’est pas absent pour autant »). Les fragiles sculptures sont arrimées, alourdies par des blocs circulaires de béton situés dans la pièce du dessous. Séparation et contre-séparation.
Ce jeu de bascule s’ouvre (ou s’achève ?) par le mobile immobile jeté dans le corps obscur du phare, planté à l’entrée extérieure du centre. Mobile lui aussi arrimé par un filin d’acier ancré au sol, et qui pénètre le phare par une brisure de vitre. Le mobile s’arrête à quelques centimètres d’un socle blanc, ne s’y posera jamais, n’y sera jamais institué en sculpture. Sur le socle en attente, sont posées les ombres fixes du mobile « célibataire »…
marjorie micucci-zaguedoun
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