"Codex Artaud VI" (détail), par Nancy Spero, 1971. Une sélection des œuvres des années 60-70 de l’artiste américaine Nancy Spero est exposée à Sotteville-les-Rouen, où fut interné Antonin Artaud. © Nancy Spero, Courtesy Galerie Lelong, New York
< 05'06'07 >
L’art de tirer la langue à la Nancy Spero
Pour peindre, il faudrait se couper la langue, disait, peu ou prou, Henri Matisse. Spero l’a prise et elle l’a
tournée, plusieurs fois, dans la bouche d’Artaud, avant de tirer la
langue, la sienne et celle de ses figures, de la tirer très fort dans
ses propres tableaux. D’extraordinaires tableaux, qui sont à la fois des manuscrits, des tapuscrits, des longues bandes et des rouleaux de papier, peint, écorché, froissé dans le vif du sujet… sous le nom de "Codex Artaud". Une sélection d’entre ces œuvres, parmi les plus extraordinaires et les plus méconnues du tournant des années 1960-70 se trouve actuellement au
FRAC
Haute-Normandie, à Sotteville-les-Rouen.
Sotteville, lieu d’un des hôpitaux ou
Antonin Artaud fut interné.
Vous suivez.
Courez-y.
Nancy Spero, artiste américaine née en 1926 à Cleveland, qui fit ses
études à Chicago, qui vit aujourd’hui à New York, séjourna avec son
époux,
Leon Golub et ses deux enfants, à Paris au tout début des années
1960 (une exposition à Paris,
Galerie Lelong, en offre une
re-présentation). De la France et de l’Europe, elle a pris à la fois la
rage politique et l’intellect, la culture visuelle et la fascination de
l’Antique. Un historien d’art, Benjamin Buchloh, a récemment comparé son
travail à celui du peintre
Cy Twombly : deux artistes qui se sont
radicalement séparés de la tradition héroïque, virile de
l’expressionnisme abstrait new-yorkais des
Jackson Pollock ou
De Kooning,
en cherchant du côté des « outsiders », de la marginalité sexuelle et
visuelle ou d’une poétique du cri, une alternative radicale. Celle
d’Artaud par exemple, auquel Spero emprunte son désespoir et sa colère
absolus.
Avec cette voix masculine, cette "langue phallique" qu’elle
fourre dans les bouches de ses personnages, elle va fourbir les outils
de son engagement féministe, qui l’anime à son retour aux Etats-Unis,
après 1965, en même temps qu’elle s’engage contre la guerre du Vietnam.
Farouchement. Visuellement.
Les "Artaud Paintings" (1971) et le "Codex Artaud" (commencé en 1971)
exposés à Sotteville sont à la fois de la poésie "beat", des
répertoires de figures, des programmes, des alignements de croix et
bâtons, des interjections écrites, des évocations plastiques juxtaposées
ou superposées dans une absence de composition délibérée. En sus et de
la même période, la série Licit (ce qui est permis, le contraire
d’illicite, mais aussi un bout d’explicite) fait jaillir des mots
réels ou inversés (SCREW ART : baise l’art) qui admonestent le chaland à
coup de larges lettres.
elisabeth lebovici
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