Après-coup sur la 56e édition du Festival international du court métrage d’Oberhausen, du 29 avril au 4 mai, à Oberhausen, Allemagne.
« Lèvres collées » (Pathé, 1906), un des films muets présentés au 56e festival du court-métrage d’Oberhausen, en Allemagne, dans un cycle qui, par son carambolage d’archives, donnait à voir une toute autre histoire du cinéma. © Filmarchiv Austria
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Le festival du court d’Oberhausen fait long (et bon) sur les avant-gardes

Oberhausen, envoyée spéciale

La bible du festivalier n’est autre que son programme et à Oberhausen (dans la Ruhr, près de Düsseldorf et d’Essen), l’emploi du temps est d’autant plus chargé que les trois salles où ça se passe se trouvent au sein du même cinéma et qu’une petite portion de rue piétonne concentre cet établissement. Cinq jours durant, on ne s’écarte pas de plus de quelques centaines de mètres et c’est tant mieux (en sus de la laideur urbaine environnante). Car dans cette proximité, chacun/chacune se reconnaît avant de se connaître, si affinités. D’où, peut-être, cette réputation « d’un festival où on ne s’la pète pas », bâtie au long des années.

Un semblable sentiment familial serait-il le lot commun à toute la communauté du court-métrage ? Le Libanais Akram Zaatari, venu en visiteur cette année, avait insisté sur Oberhausen « parce que c’est ’mon’ festival ». Ce sentiment d’appartenance est aussi, comme le disait l’une des curatrices de cette année, Marianne Lewinsky, une façon de signaler en creux que le cinéma a pris, depuis ses origines, d’autres formes que celle, dominante, du film narratif d’une heure et demie dans des salles construites spécifiquement pour et avec le spectre mélodramatique de sa fin annoncée.

Comme chaque année, le processus de sélection du programme aux cinq compétitions (internationale, allemande, NRW Nord-Rhin Westphalie, enfants-jeunesse, musique) est collectif. Ce qui veut dire que le comité s’est fadé les 5418 films qui lui ont été proposés pour en choisir 145 (à dominante plutôt occidentale cette année). Il y a aussi des séances « open », des invitations lancées à des distributeurs (cette année : Arsenal à Berlin, Light Cone pour la France, LUX pour la Grande-Bretagne ou Vtape pour le Canada, entre autres), sans compter les « portraits » (l’Indien Amid Dutta, par exemple).

Focus obligé (on avait été invitée à y intervenir) sur le cycle « The Idea of the Self » conçu par Ian White, artiste curateur associé à la Whitechapel et au programme éducatif de LUX,. Il peut se vanter d’avoir fait salle pleine dès potron-minet en organisant ce cycle de conférences en regard du portrait de la No Wave new-yorkaise.

« No-Wave », une expression d’emblée contestée. Cette énergie des années 1976-1980 à peu près, ces quelques années mouvementées dans un New York ruiné, avant que le bas Manhattan ne s’aseptise entièrement, on en retrouve la géographie dans « L.E.S., 1976 », de Coleen Fitzgibbon. Le film montre les avenues alphabétiques (A, B, C, D) du Lower East Side atteint par un cataclysme : une Rome d’après la chute (voir le film de James Nares, « Rome 1978 »), envahie par une montagne de déchets, où émergent des maisons calcinées... 800 000 personnes fuirent Manhattan ces années-là.

La situation avait créé un appel d’air aspirant une jeunesse révoltée contre le ronron formaliste. Laquelle jeunesse constitua son identité collective de l’expression de soi (on n’est pas à une contradiction près) nourrie par un do it yourself mutant à travers les médias. Comme l’expliquent à Oberhausen James Nares et Beth B., filmeuses et filmeurs, actrices et acteurs dans les films des autres, transportaient avec eux leurs caméras et leur cadre mais aussi leur matériel et leur écran, au gré des lieux, nocturnes, de projection. Les protagonistes étaient à la fois les acteurs et les spectateurs de ces aventures sonorisées par James Chance and the Contortions, DNA, Boris and the Police, the Dead Boys ou Teenage Jesus and the Jerks. « Alien Portrait » de Michael McClard s’attarde sur la gueule magnifique du bassiste Gordon Stevenson (mort très tôt du sida) et sur l’impériale Lydia Lunch qui vous soulève de terre.

A elle toute seule, Lydia Lunch représente cette période. On la retrouve évidemment dans « She had her gun all ready » ou dans « Guerrillère Talks » de Vivienne Dick, elle aussi présente à Oberhausen. Dick est la militante de l’histoire, inspirée, dit-elle par Wittig (« Les Guerrillères ») et Irigaray, à la recherche d’un langage révolutionnaire au féminin pluriel. Elle construit son cinéma devant nos yeux, ou du moins une forme de cinéma partagé avec ces autres guerrières, Pat Place, Adele Bertei, Tina Lhotsky… Ces femmes apparues sur la scène new-yorkaise « comme dans aucun autre endroit où j’avais vécu jusqu’alors », dit Vivienne Dick. Huit magasins de film Super 8 non montés se succèdent, séparés par des entames rouges, laissant chacune apparaître et occuper l’image et le son à leur guise, sans obéir à la voix de son maître.

Lydia Lunch dans « Guerillère Talks », de Vivienne Dick, 1978 :

On retrouve également Lydia Lunch dans les films des B’s (Scott et Beth B, depuis longtemps séparés) qui exacerbent les structures narratives traditionnelles (film noir, soap opera) pour en faire des brûlots contre le réalisme et mettre à nu la violence des relations de domination.

Lydia Lunch dans « Vortex » de Scott B et Beth B, 1982 :

Hors la compétition officielle (on a quand même adoré revoir « Life Of Imitation » de Ming Wong et été surprise par « Reconstructing Damon Albarn in Kinshasa », de Jeanne Faust, avec Lou Castel), les séances thématiques de cinéma muet des années 1898-1918, « From the deep », se sont révélées une mine. Accompagnées au piano (entre autres bruits, le pianiste Donald Sosin chantant et jappant également), ces archives provenant de divers lieux de conservation étaient formidablement organisées par Marianne Lewinsky et Eric de Kuyper, selon des thèmes traversant les genres (science, publicité, reportage, fable...). Par exemple : aux vues de présentations cinématographiques dans les foires, au public qui (se) regarde dans la caméra, aux travailleurs ou à l’usine, succède le filmage d’un mariage impérial, la reconstitution d’une mutinerie, un concours de beauté pour enfants, une variation érotique sur la photographie, la scène intégrale d’une crise d’hystérie...

On y voit beaucoup de mises en abîme de l’image et de ses figurants, des reconstitutions « en léger différé » de meurtres ou de guerres, des courses désopilantes de gendarmes et... de nourrices (« La grève des nourrices », Pathé, 1907) succédant au dépeçage à l’écran d’une panthère. « Jusqu’en 1910, explique Lewinsky, le cinéma était un espace public, partagé par toutes sortes de groupes d’âge et de classes, et créa le premier réseau mondialisé où, pour la première fois, des peuples de lointaines régions pouvaient regarder les mêmes spectacles ». Les questions contemporaines de la performativité, de la réflexivité, des publics et des contre-publics, sont ici insérées dans une autre histoire du film, qui aurait pu se développer sans auteurs ni stars, ni dispositif si totalement séparé au sein des autres arts de la représentation et de la mémoire.

elisabeth lebovici 

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