Reportage à la quinzième édition du festival Gamerz, du 13 au 24 novembre 2019, à Aix-en-Provence.
« Morituri II », d’Olivier Morvan, à voir jusqu’au 24 novembre à Aix-en-Provence. © Sarah Taurinya
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Les histoires numériques parallèles de Gamerz 2019

Aix-en-Provence, envoyée spéciale (texte et photos)

L’enfer, c’est les autres, disait Sartre. L’enfer, ça pourrait bien être notre double numérique… « Digital Alter » ou l’autre à l’ère numérique est le thème de la quinzième édition du festival Gamerz qui propose cette année trois monographies, celles d’Olivier Morvan, de France Cadet et de Fabrice Métais, en regard avec des œuvres singulières, à voir principalement à la fondation Vasarely et à l’office du tourisme d’Aix-en-Provence, jusqu’au 24 novembre 2019.

Le festival que Poptronics accompagne depuis quasi ses débuts (les nôtres en tout cas...) était préfiguré par une exposition personnelle de Paul Destieu à Marseille en septembre et est ponctué de workshops, conférences et performances, dont la prochaine aura lieu le 22 novembre avec chdh, qui ressuscite le bruit du téléviseur en version numérique et joue les fluctuations son/image en improvisation, et LICO, à l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence.

« Deciban », chdh, 2019 (bande-annonce) :

Si Gamerz n’a pas changé sa façon de faire (un mix d’expositions fureteuses en plusieurs points stratégiques d’Aix, de conférences et de soirées performatives), s’il poursuit son questionnement sur notre monde technologique, il met aussi un grand coup de frein à la course à l’innovation pour se pencher sur des formes de narrations qui privilégient un temps de digestion de notre rapport aux machines : le temps partagé du récit.

Le temps de la machine

Le temps d’une vie humaine voit défiler les avancées technologiques à grande vitesse. Ce qui nous paraissait le summum de l’innovation devient rapidement obsolète. Le Minitel en est un exemple, cet ancêtre de l’Internet qui vécut de 1982 à 2012, avant de disparaître des foyers. Les œuvres présentées à Vasarely de Jacques-Elie Chabert et Camille Philibert (« L’Objet perdu », 1985), Eduardo Kac (« Videotext Poems », 1985-1986) qui le prenaient pour support auraient aussi disparu sans le travail de restauration des net-archéologues du PAMAL_GROUP. Ce qui n’est pas le cas de celle de Marie Molins, artiste et doctorante en archéologie des médias au PAMAL qui a créé à partir de cet objet disparu.

C’est la même impression désuète qui nous emporte à l’office du tourisme avec « Eggregor 8 » de Manuel Braun et Antonin Fourneau (à l’origine des fêtes foraines de jeux déviants Eniarof) où l’on s’assoit dans des canapés vintage devant un poste de télévision cathodique pour tenter de diriger à plusieurs un « Pac-Man ». Façon de revisiter un vieux jeu, une vieille technologie… avec un scénario légèrement différent.

Retour à la fondation Vasarely où France Cadet, une artiste française historique des nouveaux médias, occupe une grande pièce futuriste. Dans « Leçons de choses 2.0 », elle part de cartes scolaires (le cochon, la poule, les vaccins…), sur lesquelles elle ajoute à l’encre invisible, détectable par une lampe UV. Des informations plus actuelles, qui montrent la vitesse et aussi la relativité des découvertes et avancées. Sur un croisement de routes apparaissent quatre types de voitures autonomes, la composition de l’air devient celle de l’air pollué…

Dans « Man vs Machine » et « “FACS” “FACE ++” », ce même procédé d’apparition aux UV augmente des portraits de leur histoire numérique : la défaite face à la machine, les prédictions de criminalité, les conclusions douteuses de la reconnaissance faciale… France Cadet met en lumière ces doubles numériques qui ne font que nous réduire à nos données.


« Demain les robots », installation vidéo, 7 écrans secrets, loupes avec filtre polarisant, 2019.

« FACS-simulé » anticipe aussi avec ces avatars d’elle-même qui tentent de singer les expressions humaines par des micro-mouvements du visage, imitation imparfaite et fragile. Mais jusqu’à quand ? Avec le cycle de gestation du bébé robot en impression 3D (visible à travers une loupe) et dans les écrans, les machines se reproduisent en toute autonomie. L’humain n’a plus qu’à disparaître au même titre que toutes les espèces animales qu’il a contribué à exterminer.

Récits de la disparition

Sommes-nous encore vraiment là ? Jon Rafman présente « PoorMagic » (2017), où il détourne un logiciel de modélisation de foule pour l’emmener droit dans le mur. Sur fond d’images de coloscopie, les avatars anonymes courent à leur perte, se font balayer, tombent les uns sur les autres en tas informes. Rien ne semble pouvoir arrêter ce massacre… En voix off, une conscience raconte sa propre extinction.


Dans « Le temps qu’il faut » (2018), Fabrice Métais se chronomètre le temps de prononcer dix fois le prénom de son amoureuse.

En tentant de mesurer sa relation à l’autre en calculs de temps, mesures de corps ou comptabilité photographiques de nuits avec ou sans son amoureuse, Fabrice Métais montre l’impossibilité de transmettre une intimité via des procédés machiniques.

A Vasarely, ses dispositifs prennent l’apparence de petites installations autonomes. Où certains enregistrements ne restituent qu’une infime parcelle du vécu. Où la caresse d’une cuisse en boucle épuise la sensualité qui y présidait. Où, derrière les découpes d’un visage souriant en forme de calendrier de l’Avent, il n’y a rien que le bois brut. Quelle est l’histoire cachée derrière cette boîte sonore qui délivre des halètements de bête et d’homme ? Fabrice Métais ne livre que des parcelles. A nos images mentales de les habiter.


Vue de l’installation fantomatique d’Olivier Morvan à la fondation Vasarely.

La disparition est consommée dans l’installation d’Olivier Morvan, artiste habitué de Gamerz. Il s’agit d’un assemblage d’œuvres de 2007 à nos jours, dans laquelle on entre par l’envers du décor.

Les signes se répondent, trous noirs, écrans noirs, créant des passages dans l’espace ou se faisant traverser par des nœuds-boyaux. Les médias sont vides ou ne présentent que des traces de cérémonies étranges. Les connexions sont éteintes. Sans personne pour l’activer, la technologie rejoint les vestiges des statues au milieu des socles renversés. Le temps se fait immobile et la scène est désertée. Seul le spectateur devenu acteur l’anime.

Ce franchissement d’espace d’un récit appelé « métalepse » est au cœur de l’installation de Robin Moretti et Leslie Astier, deux membres du Pang Pang Club, atelier public et local de création de jeux vidéos indés. Sur l’écran, un dessin de l’espace dans lequel on se trouve. Lorsqu’on prend la brochure, le personnage nous regarde, puis se dédouble, se triple, pour nous ramener au texte imprimé. Où l’on trouve une explication sur les différentes façons d’instaurer le trouble entre réalité et fiction.

Et voilà… Ce que distillent les artistes et leurs installations en ce Gamerz 2019 est sinistrement drôle : le développement des outils numériques à grande échelle n’est qu’une version anémiée de la conscience humaine. Il est grand temps de démonter les fictions à l’œuvre et de réécrire des scénarios qui renversent les subordinations…

Sarah Taurinya 

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