Une playliste critique pour aller contre le concert de louanges qui salue l’avènement du nouveau pape François, qui fut un soutien actif à la dictature argentine.
Affiche représentant une partie des 30.000 disparus de la sale guerre argentine. © Pepe Robles
< 14'03'13 >
Sale guerre, sale pape, une playliste sans cantique
Le concert de louanges dans lequel baignent les médias depuis le habemus papam 2013 a quelque chose d’étouffant pour qui se souvient de la guerre sale dans l’Argentine des années 1970 et du soutien affiché d’une église catholique, pas fâchée d’en finir avec toutes les nuances de rouge qui traversaient la société. Jorge Bergoglio, le nouveau pape si modeste et si proche des pauvres (mais pas au point d’adhérer à la théologie de la libération, qu’il a combattu avec acharnement en Argentine), a été un soutien actif de la dictature. Chef des jésuites, il n’a pas hésité à dénoncer des prêtres qui ont ensuite subi la torture, notamment à l’infâme ESMA, l’école de mécanique de la marine où sévissait Alfredo Astiz. C’est Horacio Verbitsky, excellent journaliste argentin, qui l’accuse après une longue enquête, « El Silencio », publiée en Argentine et en Italie il y a quelques années, dont vous pouvez lire ici en français un extrait (édifiant). Les témoignages des curés torturés ne laissent guère de doute et donnent une image légèrement différente de Bergoglio, qui crie depuis à « l’infamie » sans pour autant apporter des preuves tangibles. Où l’on découvre aussi ses positions ultraréactionnaires concernant le divorce et le mariage gay, qui lui ont valu d’être qualifié de « premier opposant au régime » par la presse argentine. Verbitsky avait déjà révélé dans son livre « El Vuelo » (traduit chez Dagorno) l’existence des « vols de la mort », ces expéditions en hélico ou en avion où les « subversifs » drogués et mains liées étaient jetés à la mer... non sans avoir été bénis par un curé embarqué aux côtés des militaires. Il ne décolère pas, et écrit ce matin un papier implacable dans « Pagina 12 », le grand journal de gauche argentin (à lire ici pour les hispanophones). En France, seul Rue89 semble s’intéresser au sujet sous la plume de Claude Mary, « Le Monde » balayant l’enquête d’une petite phrase. « Sept heures de torture ne sont pas un péché », avertissait l’archevêque de La Plata, qui n’était pas aussi jésuitique que le nouveau pontife quand, à l’époque, il évoquait la répression sanglante des militaires (15000 morts, plus de 30000 disparus entre 1976 et 1983). En mémoire de cette jeunesse sacrifiée et pour changer des cantiques, plongée dans la musique argentine de ces années noires. Comme toutes les dictatures, le « Processus de réorganisation nationale » (c’est le nom officiel de la junte militaire) a créé une liste noire de plusieurs centaines de chansons à proscrire des ondes. On y retrouve John Lennon et Yoko Ono évidemment, mais aussi Pink Floyd, plus tard Queen, et même... Charles Aznavour pour son oublié « Camarade ». Mais le gros de la liste concerne évidemment tous les chanteurs sud-américains engagés. L’immense Atahualpa Yupanqui, déjà censuré vingt-cinq ans plus tôt sous Peron pour ses convictions communistes, ne verra plus son pays jusqu’à la chute du régime. Il n’en cessera pas moins de chanter, comme les Quilapayun du Chili, les souffrances de son peuple. Lors de son dernier séjour en 1973, il avait été filmé par Fernando Ayala et Hector Olivera pour le passionnant documentaire « Argentinisima II » avec ce superbe milonga. Atahualpa Yupanqui, « Mi tierra te estan cambiando » (1973) : D’autres aussi s’exileront. Ainsi de Mercedes Sosa, la grande chanteuse de gauche, arrêtée par des hommes en armes en 1978 sous les yeux de son public pendant un concert à la Plata, qui rejoindra Paris. De retour à Buenos Aires, elle retrouve ici Leon Gieco sur scène pour interpréter une chanson qu’il a écrite en 1978 et qui, évoquant pourtant la peur de la violence quotidienne dans le pays, est inexplicablement passée au travers des mailles de la censure pour devenir un chant de ralliement. Mercedes Sosa et Leon Gieco « Solo le pido a Dios » (1984) : Gieco, surnommé le « Dylan argentin », figurait pourtant en bonne place sur la liste noire, notamment pour ce « Hombres de hierro » émancipateur, qui l’avait lancé au début des années 1970. Leon Gieco, « Hombres de hierro », live à Buenos Aires Rock, 1971 : Ceux qui ne quittent pas le pays se voient contraints de ne plus interpréter tout ou partie de leur répertoire, sont assignés à résidence ou surveillés lors de leurs concerts. Ils subissent le harcèlement des militaires, sont menacés, passés à tabac en pleine rue, comme le racontera plus tard au « Monde » la star du rock argentin, Charly Garcia. Avec son groupe, Seru Giran, il sort en 1980 une titre symbole, « Cancion de Alicia en el Pais », où il s’appuie sur Lewis Carroll pour dénoncer métaphoriquement la dictature. En solo, c’est lui qui signera le premier tube du retour à la démocratie, « Los Dinosaurios ». Seru Giran - Cancion de Alicia en el Pais (1980) Charly Garcia - Los Dinosaurios (1983) : Le souvenir des années noires est toujours vif en Argentine. Los Fabulosos Cadillacs, l’un des groupes de rock les plus populaires du sous-continent, né après la dictature, a repris « Desapariciones », écrite par le Panaméen Ruben Blades au mitan des années 1980, pour dénoncer les politiques des régimes militaires (Chili, Paraguay...) en place en Amérique du Sud. Los Fabulosos Cadillacs, « Desapariciones » (1992) : Aujourd’hui, alors qu’une partie des dirigeants militaires sont enfin jugés, le souvenir des disparus est plus que jamais d’actualité, et touche même la jeune génération hip-hop, comme le trio de filles Actitud Maria Marta avec leur « Hijo de desaparecido » (fils de disparu). Et si Jorge Bergoglio « François » était un jour convoqué devant la justice ? Un scénario pas totalement farfelu : il y a moins de deux ans, les juges français l’avaient en ligne de mire...
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