Entretien avec le producteur du jeu pacifiste « PeaceMaker » (2007), Asi Burak, ex-officier israélien et actuel président de Games for Change, qui tenait en avril son festival annuel à New York.
Asi Burak, ex-officier israélien, est aujourd’hui à la tête de Games for Change, et l’un des principaux ambassadeurs des « serious games ». © DR
< 28'06'14 >
Rencontre avec Asi Burak, l’ex-officier israélien devenu producteur de jeux vidéo pacifistes
Ancien membre de l’Unité 8200 de l’armée israélienne, similaire à la NSA américaine, Asi Burak a coproduit en 2007 le jeu de stratégie « PeaceMaker », simulation complexe, documentée et acclamée du conflit israélo-palestinien. Aujourd’hui président de l’organisation Games for Change, dont le dernier festival s’est tenu en avril à New York, il évoque son enfance en Israël, sa carrière singulière et raconte, amusé, comment l’ancien directeur du Mossad Danny Yatom a perdu une partie de « PeaceMaker » en… cinq minutes.

« PeaceMaker » (2007), bande-annonce :


« Après avoir essayé PeaceMaker pendant deux heures, certaines personnes m’affirment en savoir plus sur le conflit israélo-palestinien qu’après avoir lu les journaux pendant plusieurs années ! », prétend Asi Burak. On le croit. À 43 ans, cet Israélien est l’un des principaux ambassadeurs des « serious games », un type de jeux vidéo dont l’objectif principal n’est pas de divertir, mais d’éduquer, former, entraîner, informer, promouvoir, convaincre, mobiliser... En simulant des problèmes réels, puis en nous incitant à les explorer et à les résoudre nous-mêmes (parfois pour de vrai), ces « jeux sérieux » peuvent exprimer un propos avec une redoutable efficacité.

Chef-d’œuvre du genre, « PeaceMaker » nous place dans la peau du Premier ministre israélien ou du Président de l’autorité palestinienne, au choix. Pour construire la paix via la solution à deux États, il faut choisir prudemment chaque mesure sociale, politique ou militaire, en tenant compte de multiples facteurs nationaux et internationaux. Offert aux abonnés des quotidiens « Haaretz » et « Al-Quds al-Arabi », ainsi qu’à des lycéens israéliens et palestiniens, « PeaceMaker » a également connu une honorable carrière commerciale (100 000 exemplaires vendus). Il est désormais disponible gratuitement sur PC et Mac.

Comment décririez-vous votre enfance en Israël ?
Asi Burak : Elle fut très belle. Toutefois, quand je participe à une conférence, je montre toujours un dessin que j’ai fait à l’âge de cinq ans, et qui est très violent : des avions, des tanks... Si vous le comparez à des gribouillis d’enfants américains, vous le trouverez peut-être étrange, mais j’ai grandi dans cette atmosphère en raison du conflit, et ces symboles faisaient partie de ma vie. Je viens d’un endroit où les problèmes politiques et sociaux sont très importants, omniprésents, quasiment impossibles à ignorer. Ils constituent une priorité continuelle, bien plus que le divertissement, la culture ou quoi que ce soit d’autre. En Israël, toutes les 30 minutes, il y a des flashs d’information dont tout le monde parle. Si mes activités actuelles concernent des sujets « sérieux », c’est parce que mon enfance a affecté ce que je pense et ce que je fais.

Mais vous avez également été directeur artistique dans le milieu de la publicité, n’est-ce pas ?
Oui, puis responsable marketing d’une société de jeux sur téléphones portables. Je voyageais dans le monde entier, je me rendais régulièrement en Europe et en Chine, nos clients étaient les meilleurs opérateurs de réseaux mobiles de la planète, mais quelque chose manquait : cela n’avait aucun lien avec ma vie, ma culture, mon éducation. Il s’agissait de divertissement pur, et c’était bizarre à mes yeux.


L’interface de « PeaceMaker ». © DR

Lorsque vous aviez onze ans, votre père a bouleversé votre point de vue sur le conflit israélo-palestinien. Que vous a-t-il dit ?
J’étais en sixième, et le professeur voulait que nous écrivions un essai intitulé : « Devrions-nous rendre les territoires ? ». Avec tout ce que j’avais appris jusqu’alors, ma réponse était : « Bien sûr que non ! Ils nous appartiennent, nous n’allons pas les donner ! ». Les élèves de ma classe étaient plutôt à droite, ils ne percevaient que deux camps bien séparés, et même les manuels scolaires, sans être extrêmes, ne laissaient aucun doute quant au fait qu’il s’agissait d’une histoire à propos de « nous » et « eux ». Je suis rentré chez moi, et mon père m’a expliqué la version complète de la gauche israélienne – en substance, que nous avons gagné ces territoires par la guerre, mais qu’ils ne nous appartiennent pas vraiment, et qu’une autre nation était là avant que beaucoup d’entre nous ne « reviennent ». Cette histoire me paraît désormais très claire, mais sans l’intervention de mon père, j’aurais eu une perspective totalement différente.

Pourquoi, dans ce cas, avoir intégré les renseignements israéliens ?
En fait, ce sont eux qui m’ont trouvé. En Israël, trois ans de service sont obligatoires, et j’en ai effectué cinq.

Comment avez-vous été sélectionné ?
J’avais 18 ans à l’époque et j’ai dû passer de longs tests. L’un d’entre eux consistait à apprendre en dix minutes les règles de grammaire d’une langue fictive, puis à les mettre en application en répondant à des questions (rires).

Que pouvez-vous dévoiler de cette période de votre vie ?
Pour résumer, vous devez constamment imaginer ce à quoi pense l’autre camp, ce qu’il va faire, et il s’agit d’un « jeu » dans la mesure où vous essayez toujours d’avoir un coup, un tour d’avance.

Pourquoi avez-vous quitté l’armée ?
C’était passionnant, mais j’ai ressenti le besoin de passer à autre chose : bien que vous remportiez des victoires ici ou là, vous ne gagnez pas le jeu global, et peut-être même que vous le perdez à long terme. L’armée, d’un point de vue stratégique, est habituellement très faible, et il lui est difficile de prévoir les grands changements – elle n’a pas vu venir la paix avec l’Égypte, la guerre de 1973, celle avec l’Irak en 1991, ou les tirs de missiles sur Israël. Son rôle est donc essentiellement tactique et lié à la sécurité du pays, et elle est aveugle à tout le reste – à la volonté éventuelle de l’autre camp de faire la paix par exemple.

Qu’avez-vous appris ?
Que beaucoup de choses se passent derrière les gros titres des actualités. J’ai pu voir d’une manière très concrète que les médias ne font que gratter la surface, et j’ai mesuré à quel point l’information est manipulée. Encore une fois, il s’agit d’un jeu et même les journalistes ne connaissent pas la véritable histoire. Une grande partie des informations n’est que rhétorique. C’est comme si vous regardiez la série House of Cards, mais dans la vie réelle.


« PeaceMaker » est désormais disponible gratuitement sur PC et Mac.

Recommanderiez-vous un livre sur la situation en Israël ?
(Très hésitant) Je n’ai pas de nom en tête… Je vous dirais plutôt de jouer à « PeaceMaker » (rires) ! Même sept ans après sa sortie, il est hélas toujours pertinent… Après l’avoir essayé deux heures, certaines personnes m’affirment en savoir plus qu’après avoir lu les journaux pendant plusieurs années ! Bien souvent, un article ou un reportage nous fournit des fragments d’information, mais ne nous permet pas de comprendre le contexte, le tableau d’ensemble. « PeaceMaker » peut vous le donner. Il communique certes un message, mais qui n’est pas noir et blanc. Pourquoi ? Parce que nous ne vous disons pas quoi penser : nous vous offrons des choix, et vous en constatez les conséquences. « PeaceMaker » repose sur des partis pris – « la solution à deux États est la plus raisonnable », par exemple –, mais je crois qu’il est capable d’embrasser la complexité, la réalité de la situation bien plus que ne le font les médias.

Un nombre croissant de personnes promeuvent la solution de l’État unique (en France, Éric Hazan par exemple). Si « PeaceMaker » sortait aujourd’hui, la condition de victoire serait-elle toujours la solution à deux États ?
Je le pense. Même si de plus en plus de gens estiment que la solution à deux États est devenue quasiment impossible en raison de ce qui a changé sur le terrain (notamment la multiplication des colonies, ndlr), la solution à un État n’est pas soutenue par la majorité des Israéliens. Aujourd’hui, j’entends même parler de « castle doctrine » : Israël a besoin de se défendre comme un château, la paix n’aura pas lieu, et c’est tout…

En quoi votre expérience militaire a-t-elle influencé le jeu ?
L’un des concepts essentiels, celui de changer de point de vue, est très lié aux renseignements : se mettre à la place de l’autre camp pour prévoir ce qu’il va faire, assembler les pièces du puzzle, comprendre les différents acteurs et ce qui les anime... Ce qui se déroule dans le monde relève rarement du hasard ou de la folie : il y a une logique, des intentions, des raisons, des idéologies politiques…

Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé pour la partie palestinienne du jeu ?
Mes collègues américains Tim Sweeney et Eric W. Brown ont mené des entretiens approfondis avec des Palestiniens. Tous nous disaient qu’ils voulaient que la solution à deux États soit mentionnée à la fin du jeu car sans elle, il ne pouvait y avoir de vraie victoire. Pour eux, l’État palestinien, l’indépendance, le sentiment d’être libre et d’en avoir fini avec l’occupation, étaient très importants. Nous avons donc changé la fin, car initialement, les conditions de la victoire étaient décrites en des termes assez vagues.

Quelles réactions négatives avez-vous reçues ?
Certaines personnes souhaitaient que le système de jeu soit plus sophistiqué, mais c’est peut-être une bonne chose que nous n’ayons pas eu les ressources pour le faire : en l’état, « PeaceMaker » est très accessible, et nous voulions toucher des gens qui habituellement ne jouent pas.

L’ex-directeur du Mossad Danny Yatom joue à « PeaceMaker » dans ce reportage diffusé par la télévision israélienne en 2007 :


Des personnalités politiques connaissent-elles « PeaceMaker » ?
Oui. La chaîne de télévision japonaise NHK l’a montré à plusieurs parlementaires israéliens (« Netanyahu devrait s’entraîner avec ce jeu. Peut-être la diplomatie étrangère s’améliorerait-elle », a déclaré l’ex-député Yoel Hasson, ndlr). La chaîne israélienne Channel 2 a même demandé à l’ex-député et ex-directeur du Mossad Danny Yatom d’y jouer devant les caméras (voir ci-dessus), et c’était bien pire : le reportage était diffusé en prime time, et il a perdu la partie en cinq minutes en déclenchant une troisième Intifada (rires) ! Il a dit que le jeu n’était pas réaliste et qu’il avait bien agi, mais il n’avait fait que lancer des opérations militaires ! Lorsque Channel 2 m’a interrogé, j’ai répondu qu’au contraire, le jeu était très réaliste, parce que ce qui était arrivé à Yatom était représentatif de ce qui se passe en Israël depuis des décennies. Il n’a même pas saisi l’ironie de la situation (rires). Il s’est senti tellement offensé qu’il a même diffusé un communiqué officiel pour dénoncer le fait que nous ayons, selon lui, tiré profit de son nom !

Actualiseriez-vous le contenu du jeu si vous en aviez la possibilité ? Par exemple, le Hamas et les colons israéliens seraient-ils toujours les principaux opposants à la paix ?
Je le pense. Le Hamas pose encore plus problème qu’à l’époque de la conception du jeu : il contrôle Gaza et est bien plus impliqué dans l’état des choses (le 2 juin, le Hamas a néanmoins accepté de céder Gaza à un gouvernement palestinien d’union nationale, ndlr). Quant aux colons, ils s’extrêmisent de plus en plus – nous avons encore pu le constater ces derniers temps quand la Jeep d’un commandant de l’armée israélienne a été vandalisée (des affrontements entre les colons et la police ont également fait plusieurs blessés début avril, ndlr).

Vous avez présenté « PeaceMaker » à des éditeurs de jeux vidéo, qui l’ont refusé. Pourquoi ?
Ils l’ont trouvé très intéressant mais nous ont dit qu’ils ne voulaient pas toucher à un sujet aussi sensible et politique... Le marché de l’époque était très différent de celui d’aujourd’hui : il n’existait pas encore de plates-formes de distribution pour les jeux indépendants (créés sans la participation financière d’un grand éditeur, ndlr).

Pensez-vous qu’ils vous soutiendraient désormais ?
Nous pourrions probablement publier « PeaceMaker » sur Steam (la principale plate-forme de distribution numérique de jeux vidéo sur PC, ndlr). Mais il s’agit d’un jeu à l’ancienne : il se pratique seul, il faut l’installer sur son ordinateur… Aujourd’hui, peut-être serait-il connecté à Facebook. « PeaceMaker » fut une belle expérience, mais totalement isolée. S’il avait été commercialisé aujourd’hui, il aurait sûrement bénéficié d’un bien meilleur élan grâce aux réseaux sociaux, à Steam... Nous avions eu une forte couverture presse, mais très peu sur Internet.


Un million et demi de joueurs ont essayé la dernière production d’Asi Burak, « Half the Sky Movement : The Game ». © DR

Êtes-vous satisfait des résultats obtenus par votre dernière production, « Half the Sky Movement : The Game », qui adapte un best-seller sur l’oppression des femmes dans le monde ?
Oui. Ses mécanismes sont certes plus simples que ceux de « PeaceMaker », mais il s’agit d’une grande réussite dans la mesure où nous avons réussi à le faire connaître du grand public : environ un million et demi de personnes l’ont essayé jusqu’à présent ! Nous avons reçu beaucoup d’e-mails provenant d’Istanbul ou du Caire – nous ne nous y attendions pas ! Les parents utilisent « Half the Sky » comme un environnement de discussion, un moment éducatif. Des mères le pratiquent avec leurs enfants, qui leur posent des questions sur certains aspects du jeu.

Connaissez-vous des études solides sur les effets des serious games ?
Nous commençons à voir des études de cas intéressantes dans un certain nombre de domaines : l’éducation, la santé, la recherche, la prévention, la collecte de fonds en faveur d’actions sociales…

Il est plus difficile d’évaluer les effets des jeux politiques…
En effet ! Un jeu comme « PeaceMaker » ne peut bien sûr pas susciter un changement politique en Israël, mais il peut informer beaucoup de personnes, contribuer à leur culture… Il y a une limite à ce qu’un seul jeu peut faire, mais si notre système éducatif disposait de nombreux « PeaceMaker », je pense que les gens seraient davantage intéressés par ce qu’ils apprennent.

Quels jeux vidéo vous ont donné envie d’en créer ?
J’ai grandi dans les années 1980 avec l’Apple II et le Macintosh, et j’étais très attiré par les jeux qui me faisaient vraiment réfléchir – je restais parfois bloqué pendant plusieurs jours ! Il s’agissait surtout de jeux d’aventure textuels publiés par Infocom, qui figurent à mon sens parmi ce que les médias interactifs ont produit de plus fascinant. La qualité de l’écriture et du packaging, la diversité des thèmes – comédies, histoires d’amour… – m’ont marqué. J’ai aussi été impressionné par « Balance of Power », un jeu de stratégie sur la Guerre froide sorti en 1985. J’ai d’ailleurs été très flatté quand Raph Koster (concepteur de jeux vidéo et auteur de l’un des livres de référence de la profession, ndlr) a dit que « Balance of Power », « Hidden Agenda » et « PeaceMaker » étaient les trois seuls jeux significatifs appartenant au genre de la simulation politique.

Comment êtes-vous devenu producteur de jeux vidéo ?
J’ai voulu changer ce média, que je trouvais très puissant, en faisant en sorte qu’il soit pratiqué par davantage de gens et qu’il traite d’événements réels. Cette démarche prolongeait un projet que j’avais réalisé dans le cadre de mon école de design. Toute ma classe avait conçu des trucs classiques comme des emballages de chocolat, et j’ai présenté une installation très politique ! D’une certaine façon, j’ai fait la même chose avec les jeux vidéo, à une échelle bien plus grande.

Quelle est la mission de l’organisation que vous présidez, Games for Change ?
Faire avancer le mouvement des jeux vidéo qui visent à faire le bien. Je pense que nous sommes à l’orée d’un secteur bien plus vaste. Il y a encore des défis à relever – notamment celui de transformer les « games for change » en un marché durable au sein duquel les développeurs peuvent gagner de l’argent. Mais il est toujours difficile de tenter de nouvelles choses…

Selon vous, quelle a été l’influence de Games for Change jusqu’à présent ?
Je pense que nous avons largement participé à la création d’un nouveau genre. Aujourd’hui, des gens nous disent : « J’ai créé un game for change ». L’organisation a montré que ces jeux étaient possibles, elle les a fait connaître du grand public, et elle a permis aux jeux créés par notre communauté de bénéficier d’une énorme couverture presse. Ainsi, elle a imposé les games for change comme une forme d’expression légitime, que de plus en plus de fondations, entreprises ou gouvernements découvrent chaque jour. Je suis d’ailleurs très fier du partenariat que nous avons noué cette année avec le Tribeca Film Festival (cofondé par Robert De Niro, ndlr), qui nous ouvre des voies auxquelles nous n’aurions jamais pu accéder auparavant. Je pense que cela a des implications pour toute l’industrie du jeu vidéo. Mais il y a encore beaucoup à faire – je rencontre souvent des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’est « PeaceMaker ».
Recueilli par Pierre Gaultier 

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