La ZAD de Notre-Dame-des-Landes (image du bas), se confondrait presque avec le no man’s land intranquille de "Stalker" (image du haut), le film de Tarkovski. © DR
< 28'03'13 >
Chroniques du Zadistan, dedans-dehors, épisode 1
La petite musique de Notre-Dame-des-Landes est entêtante. Filtré par les médias qui n’en parlent que lorsque la police joue des biscotos, l’écho évoque un labo à ciel ouvert où se croiseraient jeunes et vieux militants écolo, utopistes numériques, alternatifs de toujours ou agriculteurs. Poptronics a voulu en savoir plus, et invite un duo de plumes nantaises à creuser la question. Etre de Nantes, à quelques encâblures de NDDL, c’est déjà avoir un point de vue rapproché sur ce bout de territoire, où, au-delà du combat ponctuel contre le projet d’aéroport, semble émerger une autre conception de la vie en société.
Bien qu’habitant Nantes, Francis Mizio, facétieux auteur de polars et de SF humoristique que nous aimons particulièrement, n’a pas encore mis les pieds à NDDL. Au contraire, Alain Le Cabrit, « explorteur en complicités zadistes » tel qu’il se définit lui-même, y passe une bonne partie de son temps libre. A deux, les voilà qui se lancent dans une chronique régulière du « Zadistan » en forme de ping-pong textuel, du dehors et du dedans de la « zone ». Première ci-dessous.
(Nantes, correspondants)
Chronique du dedans, ZAD’OZ, par Alain Le Cabrit
La Zone, « elle est telle que la fait notre esprit »
(Stalker, Andreï Tarkovski, 1979).
Les chroniques du Zadistan sont bâties d’hypothèses, de témoignages arrachés à la bourbe, d’immersion gonzo dans les bois et les champs herbus. Elles se nourrissent des détours qui s’inaugurent sur la ZAD, espace masqué de ses mille noms : « Zone à Défendre », « Zone d’Autonomie Définitive », « Zone Antagoniste Dématérialisée », « Zone Anti Dépression »...
Au-delà d’un combat légitime contre la construction d’un aéroport aux portes de Nantes, au-delà des formes de lutte assignées aux exclusives conduites militantes, le territoire en vivance qui s’explore à Notre-Dame-des-Landes conserve le secret de l’indétermination. Miroir onomastique tendu aux utopies d’Hakim Bey et à son pattern publicisé de « TAZ », la ZAD avive en intensités « l’expérimentation temporaire », tisonnant là une contaminante critique en actes : la ZAD est partout !
Nos chroniques négligeront donc les données chiffrées et les paroles d’expert ; il y a d’autres colonnes pour cela. Nous, nos vivants piliers sont ceux de la forêt des imaginaires brassés, de ces sylves primaires qui laissent parfois sortir de confuses paroles. Qu’on songe à l’abri sauvage où Unabomber élabora sa critique anti-industrialiste ou bien à l’ouvrage de Henry David Thoreau, « Walden la vie dans les bois », que remixe la « Cabane-machine » de Jean-François Peyret. Une installation actuellement présentée au Fresnoy, pièce emblématique des œuvres contemporaines qui explorent les rapports ambigus de l’homme à la nature, trahissant sa perception angoissée du « wilderness ».
Paysages mentaux
Ainsi, les paysages mentaux que nous nous proposons de tracer relèvent davantage d’une anthropologie empirique et expérimentale du monde qui vient, d’une mystagogie rêveuse, d’une psychotopologie incertaine et ironique, que d’une analyse méthodique. Les échos qui parviennent aujourd’hui de ces 1800 hectares, alimentant largement la presse, laissent très certainement entrevoir les enjeux sociétaux qui se dessinent ici, mais c’est d’entre les lignes que s’échappent les fragments d’un nouveau mythe qui nait sous nos bottes.
D’aucuns, déjà, se saisissent des singulières analogies qui se bousculent à la traversée des lieux. Surgit alors le souvenir-écran de ce vaste no man’s land qu’arpentent les protagonistes de « Stalker » le film d’Andreï Tarkovski. Zone frappée de la beauté de l’abandon, espace naturel végétal et aqueux, elle est tout à la fois espace mental. Sa puissance d’envoûtement laisse à ciel ouvert « la cabane des désirs ». Hantée de présences multiples, la ZAD porte tout autant la force des engagements irréductibles qu’elle se voit parcourue du désir commun et diffus de faire consister « un territoire du dehors ». « Dans notre petit pays apparut la merveille des merveilles : la ZONE. Nous y envoyâmes immédiatement des troupes. Elles ne revinrent jamais. Alors nous entourâmes la Zone de cordons policiers. Et nous fîmes certainement bien. En fait, je ne sais pas, je ne sais pas… », est-il dit dans « Stalker », d’Andreï Tarkovski (1979).
L’esprit de Burning Man
Ici, l’esprit de Burning Man vient aussi parfois réchauffer les landes humides, quand le temps du festizad quelques dizaines de milliers de corps se pressent autour des multiples foyers brûlant dans l’obscurité. Les lucioles s’allument en de variantes constellations et le vaste camp emprunte au décor d’une vieille fiction post-apo. Un cymbalum joue « Le poinçonneur des Lilas », en bord de route, une interminable file de vans, de combis, de camions se déploie… quelques chiens errants empruntent le pas des hommes quand la nuit chancelle, glisse et se rétracte. La boue primitive va prendre forme tandis qu’un couple à la chair limoneuse s’enlace et s’aime à même le sol.
Débuts dans la boue, debout dans l’abus ! Parfois encore, la nuit folle s’anime d’antiques rituels païens dont la force d’ensorcellement embrase la zone, comme le rapporte le texte « Malheur à vous ! » : « Hier, dans l’obscurité, des flambeaux ont été sortis du bois, des mannequins sur des pics ont été brûlés et des incantations ont été dites. Une tentative comme une autre de nous libérer de la présence policière, de cette occupation militaire qui duuuuuuuuure. »
A la lecture de quelques tracts diffusés d’on ne sait quel satellite, on reconnaît aussi ces lignes empruntées à « La Zone du dehors » d’Alain Damasio, citations jetées là comme pour décrire les singulières parentés qui unissent un livre à un bout de campagne perdu — entre fiction et réel — : « Je ne sais pas combien de personnes ont participé cette nuit-là à la construction des toutes premières cabanes dans la Zone du Dehors. Peut-être cinquante mille »… « La Zone du dehors », détail dont les Nantais et occupants de la ZAD apprécieront le caractère « umoureux », a d’ailleurs reçu le « Prix européen Utopiales 2007 des Pays de la Loire »…
Vie molle vs vie du dehors
L’imaginaire soudain coagule en d’infinies réminiscences et se tisse de fictions éparses, du souvenir lointain de tous les gestes d’un passé non résolu, de toutes les « révoltes-fantômes » qui n’ont su ni aboutir, ni s’incarner dans les corporéités rebelles des siècles précédents. Le Zadistan reste un territoire mouvant. Il est tantôt ce pays d’Oz, « merveille des merveilles », tantôt le cauchemar totalitaire d’un monde séparé. En quelques lettres, la vision brutale du Zardoz de John Boorman se réécrit : celle d’un univers partagé entre les « terres extérieures » — où l’outlaw se verrait parqué dans L’En-dehors de la Cité et « le Vortex » — où la technologie et le démocratisme ont triomphé entre aboulie ou nécrose. Entre la vie molle et la vie nue.
Reste juste un pas à franchir, de côté, sinon « vous aurez ignoré jusqu’au bout ce que peut être l’amitié, ce que peut l’amour, ce qu’éprouve une femme qui a vécu vingt ans incitatrice pour des antirides et qui plaque parents, amis, travail, tout ! Pour venir visser quatre planches dans la zone du dehors », écrit Alain Damasio dans « La Zone du dehors » (1999).
Chronique du dehors, MOZONE, par Francis Mizio
« La zone : autrefois, zone militaire qui s’étendait au-delà des anciennes fortifications de Paris, où aucune construction ne devait être édifiée (zone non aedificandi) et occupée illégalement par des constructions légères et misérables ; aujourd’hui, espace, à la limite d’une ville, caractérisé par la misère de son habitat. » © Larousse
Alors comme ça c’est la zone, ils foutent la zone, là-bas à la ZAD, au-delà des faubourgs et de cette peur séculaire qu’ils diffusent, au-delà des zones défavorisées ou sensibles, au-delà de ma ZFU zone franche urbaine, de ma zone industrielle, de ma commerciale, de mon artisanale, de ma zone de chalandise, de ma zone à trafic limité, piétonnière et habillée par H&M et autres dézonés de la marchandise globale. Des champs, des bois : des types y zonent donc là-bas, depuis des mois. Ils ont pris la zone rurale et en ont fait une autre, une zone non pas de subduction malgré son aspect explosif et volcanique, mais de sédition. Red zone.
La zone résonne
Le mot zone résonne, zonzonne ici depuis des mois. Il envahit les esprits, fabrique du trouble et du flou, de la zone grise. Le mot zone est en moi le citadin nantais en zone d’emploi qui n’a toujours pas mis les pieds dans cette zone devenue militaire. Le mot zone jaillit dans toutes les bouches. Le mozone est mâché, remâché. Nous parlons désormais tous le mozone. Le mozone est encéphalique et viral. Le mozone est un moloch dévorateur. Le mozone est le monstre, celui des Grecs, ce signe qu’envoient les dieux pour nous dire que nous fautons, nous zautres, nous zhommes, nous zones.
Car brusquement, cette zone m’a fait saisir que je ne fais qu’évoluer partout ailleurs qu’en zones. La ZAD comme une zone en creux, les zones autour soudain solarisées. Car je suis moi aussi un zonard, mais de l’espèce permise, élevée en ZUP, circulant en zone à stationnement unilatéral à alternance semi-mensuelle, en ZPPAUP, zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager pour faire tourner la zone d’activité économique. En zone 30 de trottoirs pavés, je suis le crétin trottant. Là-bas, le triton crêté.
Zadisphère
On me raconte que depuis des cabanes de bois et sous des feuillages givrés des pirates modernes se jouent des zones de stub, des zones DNS pour détourner la radio de l’autoroute du bâtisseur avide et la saturer de messages destinés à faire sursauter l’automobiliste à la paupière épaisse et lourde. L’autoroute, cette non-zone étirée de temps sinon suspensive de l’existence. Car la ZAD est doublement dans l’air. Elle diffuse ses ondes hertziennes ou numériques. Elle s’affiche sur les murs de la ville, criant sa détermination. La ZAD répand une atmosphère incontrôlée. Une Zadisphère. L’air en vibre, l’air en est piquant. La zone est ozone.
Dans cette zone euro où tout est désormais zoné, la ZAD à aménagement différé devenue à défendre serait d’après ce que j’en lis en matière de faune et de flore, une ZNIEFF, une ZND ou une zone NCA ou Zone NCb, soit une zone à dominante humide. A moins que ce ne soit une Zone Natura 2000, une ZPS, zone à protection spéciale ou une ZSC, zone de conservation spéciale, de revitalisation rurale.
Zone et ozone
On voudrait en faire une zone béton, une zone avion, une zone free tax. On a dit jadis, en pelletant des galettes de brut sur la plage, cette zone intertidale à balancement de marées, et en se grattant les allergies sous le ciré, que le BZH breton signifiait Bretagne zone hydrocarbure. Nous voici devant une nouvelle et future BZK, béton zone kérosène. Nantes et son bocage sont donc bien bretons. Question d’essence. La ZAD apporte la confusion. Tout s’y mêle, tous s’en mêlent. C’est une zone à risque oui, qui fait capillarité, qui fait cap, qui fait hilarité, qui fera capoter.
On me dit « la ZAD ! » Il ou elle murmure « La ZAD… ». Je lis « la ZAD… ». La presse reprend : « ah la ZAD ! » Je vois dans la rue, des murs hurler « LA ZAD EST PARTOUT ». Et c’est vrai. En nous aussi désormais. On dit : « On en a assez de la ZAD. » On dit : « Lui, il est obsédé par la ZAD. » On dit : « La ZAD est ce qui sera. » L’Azad comme un ouzo. Un fort, fléau qui tourne les têtes.
L’Azad…
Azad en kurde, en persan, en hindi, en arménien, et en ourdou, signifie libre et indépendant. L’azad est entêtant. Et lorsque le cerveau sature, une écholalie de mots, de phrases, de rhétorique devient stupidement lacanienne. L’Azad distillée rend fou. On en invente autant de mots que l’on s’envoie d’arguments à la face. Au final, rien ne reste de ces torrents de verbes, mais la ZAD est toujours là. Sortirons-nous de la zone ? Pourrons-nous l’extirper de nous-même maintenant qu’elle est inoculée ? La ZAD est maintenant telle que même l’hors ZAD est devenu sa chose.
Le troc du trou
La ZAD serait, me raconte-t-on une zone de libre échange. Une zone à troc, à partage. J’entends ce qui émerge. Je comprends ce qui se joue. Je vois des images. Je constate. Je réfléchis. Ce faisant malgré moi, je m’imprègne, je me convaincs. J’ai traversé, certainement trop vite, Notre-Dame-des-Landes en automobile, de retour d’un spectacle en zone culturelle. NDDL est un village ordinaire. Un minuscule bourg de bord de route.
Je m’attendais bizarrement, imprégné par des récits et des visions, de la littérature et des fantasmes, à des images telles que « La Route », ce bouquin idiot et démagogue de Cormac Mac Carthy : il n’y avait rien de spectaculaire ni de post-apocalyptique. Nul nuage de cendres, nuls arbres morts sillonnés par des fantômes au front troué. Des maisons de pierre. Un carrefour. Un panneau. Une école. Une église. Du calme. Du bled. Un trou.
Tout était à quelques pas sans doute dans les bois. Toute la cosmogonie, avec ses créatures et ses êtres distordus par les médias devait être tapie dans les fourrés à la sortie. Riant à mon passage, m’enjoignant d’accélérer car le passé était devant moi. Seul un bidon, quelques kilomètres plus loin en bord de fossé clamait : « Dons pour soutenir ». Il avait l’air vide et désolé comme les arguments de ceux qui s’obstinent. Mais au fond devait résider l’Espérance. Aujourd’hui, ce bidon, force est de reconnaître –à défaut que force soit à la loi–, que ce sont les pandores qui essaient de le refermer… vainement.
Alain Le Cabrit et Francis Mizio
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