Un dimanche après-midi de juin, au Wonder/Zenith, bâtiment circulaire occupé par un collectif d’artistes du même nom à Nanterre. J’ai rendez-vous à 14h pour mon premier « Offshore Tour », une promenade « augmentée » au pays de la finance à la Défense.

L’offshore pour échapper à l’impôt

Une quinzaine de participants et deux artistes du collectif RYBN sont déjà assis dans la salle à manger à mon arrivée. En guise d’introduction, petite présentation des stratégies offshore des sociétés pour échapper à la législation, et donc aux impôts de leur pays d’origine, en « résidant » dans des contrées qui ne les taxent pas et qui offrent le secret bancaire : « Si dans la législation de la plupart des pays, les sociétés offshore ne sont pas illégales en elles-mêmes, c’est leur usage comme sociétés écran dans l’évasion fiscale ou le blanchiment d’argent qui l’est. »

Plusieurs fuites, dont celles qui ont déclenché les fameux Panama Papers, ont permis au Consortium international de journalistes d’investigation, l’ICIJ, basé à Washington, de mettre à disposition du public une somme colossale d’informations sur ces compagnies qui préfèrent préserver leurs capitaux plutôt que de contribuer au bien public en s’acquittant de leurs devoirs fiscaux.

Ce tour offshore à la Défense est l’une des multiples manières dont le collectif artistique RYBN, qui a fêté ses vingt ans cette année, met en lumière les mécanismes de la finance mondialisée. Après leurs débuts en 2006 avec le projet « Antidatamining » (on vous en parlait ici), le collectif avait carrément lancé sur les marchés son propre robot trader, « ADM8 », constitué de « rebuts » algorithmiques. Les diverses fuites sur les sociétés offshore centralisées sur le site de l’ICIJ les ont menés à proposer un « Offshore Tour » sur différents sites dans le monde entier, dont celui de la Défense, ce 11 juin 2019.

Audioguide à voix robotique

Pour rendre plus tangibles les données sur les activités opaques de ces firmes, RYBN détourne l’usage de l’audio-guide pour nous convier, selon leurs mots, à une « chasse aux fantômes ». Ils ont mis au point deux systèmes, l’un DIY avec un Raspberry Pi (cette carte qui est aussi un micro-ordinateur), une batterie, un GPS et des écouteurs dans un petit sac-à-dos, l’autre sous forme d’application Android à télécharger.

Le principe est de se laisser guider par une voix robotique pour découvrir les adresses géolocalisées des sociétés impliquées et de documenter son tour avec photos et notes, pour ensuite se réunir et confronter les expériences.

La version DIY open hardware et open source de l’audio-guide fonctionne sur un Raspberry Pi couplé à un GPS. Le code source du logiciel est disponible sur le Gitlab de RYBN © RYBN

Nous formons des groupes. Je suis avec Magali, Cédric et Alexis, ce dernier met le sac à dos et les écouteurs, la voix du programme décline quatre choix, leurs distances et directions. Boussole en main, nous partons débusquer Yves-Marie Jean Gayet, un intermédiaire non identifié par les Offshore Leaks, dont la géolocalisation se situe à 250 mètres au Nord-Est.

Se diriger à la boussole, c’est déjà une aventure en soi ! © Sarah Taurinya

Première difficulté : les différents niveaux du quartier, dont certains sont inaccessibles aux piétons. Face à l’entrée du périphérique, premier détour. Nous longeons les immenses tours de la Société Générale et essayons de trouver un passage plus « piéton friendly » tandis que la voix continue à nous orienter et à mettre à jour les distances.

La voici qui bloque sur 240 mètres… puis se tait. Dans les précautions d’usage, les artistes nous avaient prévenus que la liaison satellite se perdait en intérieur et pouvait être perturbée par les grands bâtiments.

Alexis attend patiemment la reconnexion au satellite. © Sarah Taurinya

Après un reboot du système et quelques minutes de synchronisation, nous voilà repartis. Alors que nous nous rapprochons du but apparaît la deuxième difficulté : les points de localisation sont situés au milieu du bâtiment, ce qui nous oblige à en faire le tour, entrée après entrée, pour tenter de trouver LA boîte aux lettres. Un demi-étage plus bas, nous trouvons un couloir désert parsemé de déchets avec quelques magasins abandonnés ou en rénovation. Une ambiance désolée qui contraste avec la brillance de la surface.

Nous cherchons des indices, les plaques à l’entrée, le plan… Dans un recoin sombre, une série de sonnettes, dont un bon nombre sans nom. Nous sonnons à celles qui sont identifiées, personne ne répond… Dans le doute, nous laissons un petit mot :

Un interphone louche ? Hop, on laisse un message. © Magali Daniaux

Le mystère apporte sa part d’excitation. Je pensais que le tour était une sorte de visite guidée qui nous expliquerait à chaque point le type de magouille financière liée à l’adresse. Alors qu’il s’agit plutôt d’une sorte de chasse au trésor… A nous de traquer le moindre indice.

En exploration dans les endroits désertés de la Défense. © Sarah Taurinya

Le point suivant vise Marc Kociencic et SCOR S.E., identifié par l’ICIJ dans le cadre des Paradise Papers. Nous nous retrouvons dans un hall d’entrée avec des plaques de médecins, Magali monte voir si le cabinet médical est ouvert : non, c’est dimanche. À côté, le magasin Newlook attire notre attention, il paraît qu’ils sont en liquidation, entraînant la perte d’emplois de nombreux salariés. Difficile de ne pas faire de lien avec les dérèglements de la finance.

Boîte aux lettres secret défense

Nous changeons de cible. Alexis, tel l’oracle, nous transmet les différents choix. Ce sera SOCAP Limited (et dix autres entités), à 49 mètres au Sud-Ouest. Cela semble correspondre à la tour futuriste d’EDF. Le rez-de-chaussée abrite une exposition intitulée « L’âge d’or ». Le marché de l’Art entretenant des rapports troubles avec les milieux financiers, nous laissons « We are watching you » sur la baie vitrée et tentons Vitogaz au Nord-est, à 85 mètres. Nous nous retrouvons devant le siège de la région Île-de-France. Nous descendons d’un étage, entrées de parkings lugubres, pièces aux vitres opacifiées. Et là, une boîte aux lettres sur laquelle est inscrite « secret défense » ! Mais pas de Vitogaz.

Sur le parvis de la Défense, au pied de la Tour EDF, à l’écoute des différents choix de l’application. © Sarah Taurinya

Nous revenons sur le parvis immense et Alexis lance la nouvelle quête : Franck Delbreil, à 151 mètres à l’Est. À l’entrée d’un bâtiment d’habitations, c’est enfin la récompense : « Vous êtes arrivés. » Trépignant d’impatience, nous emboîtons le pas d’une résidente et scrutons toutes les sonnettes, étage par étage. Nous finissons par trouver les boîtes aux lettres à l’entresol. Déception, pas de Franck Delbreil. Il a dû déménager…

Au rapport

Il est l’heure de rentrer au Wonder faire notre rapport. Les artistes chargent les photos et activent nos itinéraires sur une carte. Chaque groupe raconte son trajet, qui apparaît en dessin tarabiscoté et en succession de photos, reflets de nos errances respectives. Chaque récit est particulier, il montre ce dont se sont saisis les participants.

Tous les trajets peuvent être visualisés, ainsi que les photos, sur le site de RYBN. © RYBN

Le premier groupe a eu un parti pris esthétique et s’est intéressé à l’ambiance que dégage le quartier : « C’est inhumain mais c’est gracieux. » Ils concluent d’un air amusé : « On n’a jamais vraiment réussi à atteindre notre but. ».

Absurde surveillance

Un autre a focalisé sur les dispositifs de surveillance confinant à l’absurde. Le suivant a eu des stratégies d’évitement des points en parcourant les endroits en friche et en chantier. Le dernier, très résolu, a fini par réellement trouver la société qu’il cherchait et lui laisser un mot sous la porte.

Le dispositif est ludique mais recèle tout de même le danger de vouloir démasquer avec un peu trop de virulence. L’un des artistes nous a d’ailleurs préalablement mis en garde : certaines données peuvent s’avérer inexactes ou manquer de mise à jour. La précaution est nécessaire pour que le jeu de piste ne se transforme en chasse aux sorcières.

Là, pas de dérive de ce type, on rit beaucoup à la vue des tracés incohérents et des interprétations paranoïaques. Nous n’irons pas plus loin dans la recherche de nos cibles. Chacun a la possibilité d’en savoir plus en allant creuser sur les sites de l’ICIJ et de RYBN.

Une des vues satellite de la nébuleuse de paradis fiscaux à voir sur le site de RYBN à partir des images multi-spectrales (MSI) de la Station spatiale européenne. © European Space Agency

Pour aller plus loin, RYBN a imaginé une déclinaison du projet « Offshore » focalisée sur la prospective spatiale, à voir jusqu’au 20 juillet dans l’exposition « Cosmos : 2019 », à l’espace multimédia Gantner dans le territoire de Belfort. Et puis, en ligne sur leur site, RYBN propose une encyclopédie des termes particuliers, des événements et lieux marquants liés à l’activité offshore, une série d’algorithmes tricotant des optimisations fiscales sur mesure, les tours et expositions organisés dans différentes villes et les ressources dans lesquelles ils ont puisé.

Une somme d’informations dont le « Offshore Tour Operator » est l’accès le plus léger. Parce qu’il est joueur certes, mais aussi parce qu’il insuffle de l’expérimental et du collectif dans le monde glacé que modèle la finance internationale.

Sarah Taurinya