« Extrême Tension » 2007 : 11 panneaux, dernier travail dessiné de Louise Bourgeois. Collection privée, courtesy Osiris, New York. Photo : Benjamin Shiff © Louise Bourgeois/ADAGP, Paris, 2008
< 01'06'10 >
Louise Bourgeois, la mort du corps du désir
Louise Bourgeois est morte lundi à New-York à l’âge de 98 ans. Et de Sarkozy à Fillon en passant par Mitterrand, c’est le même concert de condoléances vantant la valeur inestimable d’une artiste soudainement redevenue française. Née en France, Louise Bourgeois était partie en 1938 aux Etats-Unis, pays dont elle avait adopté la nationalité et la langue. Récupérée post-mortem, Louise ? Son œuvre incroyable a pourtant mis quelques poignées de dizaines d’années avant de connaître le succès et la reconnaissance qu’elle méritait. Alors, pour faire bonne mesure et en hommage à la grande dame aux araignées, Poptronics publie à nouveau l’article mis en ligne à l’occasion de sa rétrospective au centre Pompidou en 2008.
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« Nous sommes tous vulnérables d’une façon ou d’une autre, et nous sommes tous homme-femme. », Louise Bourgeois, New York, « Why Women are Creating Erotic Art », février 1974.
Irritante, « la » rétrospective Louise Bourgeois tant attendue à Beaubourg. D’abord parce que beaucoup semblent avoir oublié l’exposition « Louise Bourgeois, Sculptures, environnements, dessins, 1938-1995 », au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1995. Ensuite parce qu’elle fait partie de ces occasions ratées de donner (et c’est bien de l’acte fort et engageant du don à une œuvre dont il s’agit ici) toutes les possibilités de son ampleur, et donc, très matériellement (et c’est essentiel), tous leurs espaces de présence, d’interstices, de vibrations, de violences et de solitudes, de vides à l’ensemble des sculptures de Louise Bourgeois présentées… et à leurs matériaux.
Le bois peint en rose de « The Blind Leading The Blind » (1947-1949) ne vit pas et ne se vit pas de la même façon que le marbre blanc des « Femme-maison » ou de « Cumul 1 » (1969) ; le bronze patine de « Janus fleuri » (1968) ou d’« Arch of Hysteria » (1995) ne s’inscrit pas de la même façon dans les géographies de l’espace que le bronze et l’acier des « Araignée » ; le marbre noir de « Noir veine » (1968) massifie l’environnement tandis que le marbre rose des « Femme couteau » le pénètre, le coupe. Evidence sans doute, mais c’est la perception qui est en jeu dans ces scénographies appliquées et contraintes – et la reconnaissance que l’on accorde à l’artiste. Pauvre Louise ! Pauvres visiteurs-ses qui, pourtant, sont nombreux-ses (ouf !). Les « Cellules », ces « installations-environnements » de l’intériorité ou de l’intérieur de la mémoire et du corps de Louise Bourgeois subissent le même sort de réduction, elles qui se cognent presque, dans un éclairage de pénombre. Ainsi des peintures. Ainsi des dessins accrochés de façon primesautière, à l’exception du cabinet d’art graphique.
L’œuvre confinée, coincée, circonscrite
Le Centre Pompidou aurait-il péché par manque d’ambition à l’égard d’une artiste résolument a-courant de l’histoire de l’art ? A-t-il sous-estimé cette femme artiste qui, aujourd’hui âgée de 96 ans, née à Paris un 25 décembre, partit vivre et travailler aux Etats-Unis en 1938, après son mariage avec l’historien de l’art Robert Goldwater, qui y épanouit son travail de sculpteur, y fit ses premières expositions dès 1945 ? A moins que cela ne soit la manifestation d’une appréhension à l’égard d’une œuvre protéiforme qui défie, traverse, détourne les formes et les matériaux sculptés, qui décrit au scalpel des émotions, les angoisses et les peurs, les cauchemars les plus clos en nous, en elle – Louise –, qui, constamment, métamorphose (dans la ligne poétique d’Ovide) ce qui est déjà l’hybride et le fragment, le dit féminin et le dit masculin dans de saisissantes ambivalences du genre, torsions de sens et de matières, qui représente les sexualités et les sexes, les corps femmes, les corps en arc ou en hystérie, les corps, son corps… Il fallait, peut-être, un « refuge » pour ne pas être pris par les débordements et les fluidités (les flux, les « liquides » – corporels – dirait, sans doute, Marie-Laure Bernadac, la commissaire de l’exposition) de l’œuvre ; pour ne pas être pris dans sa puissance et sa violence, dans ses vulnérabilités revendiquées. Le choix fut donc de la circonscrire, de la coincer, de la « cacher » dans les sphères rebattues de l’intime. L’œuvre est dans sa « tanière ».
« Extrême tension », un livre à corps ouvert
L’échappée formidable se trouve au 4e étage du Centre où se poursuit le parcours de l’exposition, au cabinet d’Art graphique. Là ont été accrochés ou posés dessins et « petites » sculptures sur le principe du « cabinet de curiosités ». Là, surtout, se déploie, en une seule salle, « Extrême tension », dernier travail dessiné par Louise Bourgeois. La date : 2007. Inédits, les onze panneaux en très grand format se composent comme un livre ouvert sur le corps ouvert de Louise. Onze panneaux qui alternent et mêlent estampes rehaussées à la main par l’artiste et grandes feuilles de papier où elle a écrit les mots descriptifs du corps, de son corps, de son corps artiste. Avec un basculement de l’anatomique aux humeurs, des humeurs à l’angoisse de la mort au sein d’une vie toujours au présent. L’œuvre est tendue, vive, tremblante, simple. C’est quoi le corps de Louise Bourgeois ?
En ouverture (le premier panneau), ces bras élancés au dessin rehaussé de rouge qui s’échapperaient de la surface du papier, qui iraient jusqu’à l’extrême d’un hors champ du support défini, vers la vie, en somme. Tout palpite, tout tremble, tout vibre sur le papier. Dans la succession des panneaux se constitue ce corps Bourgeois par des mots précis et de courtes phrases en anglais : « My scalp » – « ears » – « The base of the skull » (panneau 2) ; « Back of the neck » – « The back between the shoulders blades » – « The base of the ribs » – « Solar plexus » (panneau 3) ; « The legs » – « Thighs » – « Ankles » – « Toes »… (panneau 6) ; « The Arms » – « Fore arms » – « Hands » – « Fingers » (panneau 7). Eléments (fragments) du squelette… Et puis, la description interne se poursuit, zone sensible des angoisses et des douleurs, zone des fluides, des absorptions et des expulsions : « The stomach » – « The esphagus » (panneau 4) ; « The intestins » – « The rectum » (panneau 5). Et puis les manifestations physiques du corps (« The breathing » – « The palpitate » – « The hot flashs » du panneau 9 pour dire les poumons, le cœur, les respirations, transpirations, bouffées de chaleur), les sensations élémentaires à nous communes (« The pains and cramps » du panneau 8). La vie et la mort, dit Louise Bourgeois. Et cet être qu’elle décrit, au dernier panneau, elle le nomme par la sensation viscérale : « The smell of the hunted animal » (l’odeur de l’animal traqué). Rien de moins virtuel que ce corps-là, les mots et le dessin de formes presque informes se sont substitués aux formes sculptées complexes, aux environnements-cellules narratives.
La violence est identique. Mais là où Louise Bourgeois enfermait ses angoisses et ses mémoires d’enfance, son rapport à la sexualité et à la mort, ici, avec cette dernière œuvre, elle dépouille tout jusqu’à l’extrême. Un corps, c’est cela. Le sien (il y a sur chacun des panneaux ces grandes et affirmatives initiales LB, un corps signé, s’il n’est pas décrit comme sexué). Le nôtre ( ?). La vie fait peur, mais elle est la vie avec ses désirs et ses douleurs. Sans retenue. Le corps de Louise est un corps de désir(s). Ce que dit cet autoportrait anatomique, dans toute son ampleur, rejoignant « Precious Liquid », cette « Cellule » installée non loin du cabinet d’Art graphique...
(Article initialement publié le 28 mai 2008)
marjorie micucci-zaguedoun
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