« Roni Horn aka Roni Horn » exposition jusqu’au 25/05 à la Tate Modern, Bankside, Southwark, Londres, et du 21/06 au 4/10 à la Collection Lambert, 5 rue Violette, Avignon (84).
"You Are the Weather" (1994-1995) de Roni Horn, l’eau sur la peau, les yeux d’une femme et les saisons qui passent en 64 photographies. © Roni Horn
< 21'05'09 >
Roni Horn, ses chambres avec vue

(Londres, envoyée spéciale)
Dans un texte publié en 1991 que reprend le catalogue de « Roni Horn aka Roni Horn », l’exposition présentée à la Tate Modern, l’artiste américaine livre à propos de la poétesse Emily Dickinson, ce qui, loin d’être une anecdote biographique, fut le dessin/dessein d’une vie, la forme convexe d’une relation intérieure/extérieure au monde. Horn raconte le choix d’une vie recluse dans la maison familiale d’Amherst (Massachusetts), une vie qui se déplie dans la « circonférence » d’un espace familier et domestique, de la chambre (surtout la chambre) à la bibliothèque, des pièces communes au jardin. Un monde en soi, un monde à soi d’où Emily refuse obstinément de sortir. Une vie à l’intérieur où s’inventent et se répètent toujours et jamais identiques tous les trajets, tous les déplacements… tous les poèmes -la circulation intérieure est son voyage dans le monde.

À partir de cet espace clos parcouru, le poète perçoit, sent, écoute, goûte les variations atmosphériques des nuits et des jours, les luminosités recommencées des saisons, l’infime et l’immense des désirs, le trouble de notre « infinie finitude ». Le vers dickinsonien naît là, dans cette distance au monde et, tout à la fois, dans sa perception oxymorique. La chambre d’Emily est ce lieu où l’intérieur est ouverture au monde, où intérieur et extérieur se regardent et se mesurent, se doublent et se dédoublent en une multiplicité de sens. Et cette distance devient forme de l’œuvre. Et sa liberté. Roni Horn, née en 1955 à New York, raconte encore combien et comment l’Islande fut pour elle ce lieu à l’égal de la « chambre dickinsonienne ». Cette île qu’elle « rencontre » en un premier séjour en 1975 et qui jusqu’à sa dernière installation montrée l’an dernier là-bas, « Library of Water », est son lieu de production sensorielle et formelle.

Voyages vers le monde
Ce long détour pour aborder l’exposition monographique de la Tate Modern, qui serait, dans son parcours préparé par l’artiste (sous le commissariat de Mark Godfrey), telle une nouvelle « chambre dickinsonienne » : une circulation à l’intérieur de, qui ouvre et s’ouvre sur le monde. Treize salles (chambres) de dimensions variables, souvent petites, des couloirs où des pièces sont posées, accrochées de façon extrêmement minimale. Des sculptures, des dessins au pigment (prédominants), des photographies, des livres composent la « bibliothèque » formelle de l’exposition à l’intérieur de laquelle le visiteur (en anglais, on utilise le terme de « viewer », plus juste en l’occurrence, car il s’agit bien de « celui qui voit ») circule. Dans des déplacements fluides, faits d’allers et retours, et qui le font basculer du trouble au doute, de l’intellect au sensible, de l’énigmatique d’une sculpture comme ce « cube » rose en verre fondu (« Pink Tons », 2008) qui soudain « dérange » le parfait accrochage d’une des séries photographiques les plus connues de Roni Horn sur la Tamise (« Still Water The River Thames, for Example », 1999).

Cette sculpture est brute, opaque. « Événement » formel, certes, événement sensuel, érotique, attirant. Le visiteur tourne autour, tente de voir le dessus de sa surface : la recherche d’un miroir, peut-être. Mais cette sculpture au rose étrange, presque sale, n’offre pas la complaisance d’un miroir ni la rassurante et conforme facilité de la transparence. Elle renvoie à l’extérieur, elle renvoie au réel, au monde. Elle renvoie aux autres œuvres et au-delà. D’autres sculptures, circulaires, toujours en verre fondu, ponctuent d’autres pièces, ce sont les « Opposite of White » (2006-2007). Elles sont doubles et non identiques, mouvantes et stables, sans miroitement également, elles sont une et multiples. Elles laissent encore le visiteur dans sa liberté de sentir et de comprendre.

Variations aquatiques
Revenons un instant à la série photographique « Still Water the River Thames, for Example ». Le motif de l’eau (récurrent dans l’œuvre de Roni Horn), ses variations de couleur au gré des changements météorologiques, des saisons. Roni Horn ne photographie que le mouvement de l’eau, pas de détail anecdotique, juste les plissements de l’eau. Mais l’œuvre multipliée en quinze photographies est double en elle-même. Elle est aussi un texte qui se place sur la photographie (des numéros à peine visibles par l’œil sont des points sur l’eau) et sous la photographie. Une histoire se raconte, celle de la Tamise, peut-être. Celle possible d’un réel… et, encore une fois, le visiteur-voyant est dans cette circulation constante, il est là, encore là et après là-bas, parce que chaque œuvre le déplace et le replace, de son intériorité, de sa compréhension vers l’extérieur.

On l’a souvent dit et souligné, les œuvres de Roni Horn fonctionnent sur le principe du double, sur la forme de l’androgynie. De l’ubiquité et de la multiplicité. De l’identique et des identités. La série photographique qui forme l’achèvement de l’exposition londonienne, « You Are the Weather » (1994-1995), pose le visiteur dans le regard et le visage d’une jeune fille en soixante-quatre photographies. Il y a un double regard, qui, dans l’attention que l’on prend, se sensualise : celui de la jeune fille, celui du visiteur, le vôtre. Il y a encore là circulation, de désir et de distance. Dans la première pièce de l’exposition, est installée, entre autres, une sculpture-vers (une longue barre en aluminium et de plastique fondu) venue d’un poème d’Emily Dickinson. Le vers devient sculpture, certes, mais surtout, il dit : « The mind is such a new place / Last night feels obsolete » (« White Dickinson », 2006-2007)… A l’intérieur de la chambre, l’esprit voyage vers le monde, incessamment. Nous serons toujours le lendemain à une autre place, à d’autres places. Et « l’événement » est dans ce trouble toujours recommencé…

Dernière chose, si nous circulons dans cette exposition de Roni Horn à la Tate comme dans une chambre ouverte, avec vues sur… c’est bien d’un moment de l’œuvre dont il s’agit (à vérifier avec ce beau diaporama du « Guardian »). Peut-être que l’exposition, qui sera présentée fin juin à la Collection Lambert en Avignon, invitera à d’autres doubles. Encore le déplacement…

marjorie micucci-zaguedoun 

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