Terres arbitraires, l’installation immersive qui démonte les clichés sur les banlieues, par Nicolas Clauss, à la Condition publique à Roubaix. © Jean-Jacques Birgé
< 11'03'12 >
"Terres arbitraires", les yeux dans les banlieues
(Roubaix, envoyée spéciale.)
Vite vite, puisque c’est ce dimanche le dernier jour pour découvrir à la Condition publique à Roubaix, l’ancienne usine reconvertie en lieu d’art dans le Nord, l’installation de Nicolas Clauss « Terres arbitraires ». Un seul petit dimanche et puis quoi encore… C’est à ça que vous pensez ? Oui, mais le travail en cours de Nicolas Clauss autour de l’immersion (la sienne, dans les « quartiers », puisque c’est ainsi qu’on nomme pudiquement les banlieues, les cités pourries de nos grandes villes) ne s’arrête pas là. La Condition publique est la quatrième étape du projet, qui présente un nouveau montage de l’installation créée en 2010 au Théâtre de l’Agora d’Evry, près de Paris.
Un travail de sape contre le bruit médiatique.
C’est l’intérêt de cette proposition artistique de fond. Comme une course d’endurance contre la bêtise et les clichés qu’on associe le plus souvent aux jeunes de ces cités. Comme un travail de sape à mener sur le long terme contre les discours médiatiques, les petites phrases de politiques hâchées menu, qui nous « vendent » de la racaille au pied des cages d’escalier, qui enquillent les clichés sur cette jeunesse qui tient les murs et menaçerait carrément la démocratie... La campagne présidentielle charrie son lot de sentences ou, pire, de non-dits : qui pour revenir avec Nicolas Sarkozy sur ses promesses de plan Marshall des banlieues, qu’il allait « nettoyer au Karcher » ? « Terres arbitraires », d’une toute autre manière, impose sa vision tranquille d’une France métissée chargée en vitalité.
Echanger les regards.
L’artiste multimédia Nicolas Clauss, depuis plus de deux ans, sillonne donc cette « zone » française, espace géographique indéterminé dont on parle sans jamais y mettre les pieds, administrativement dénommée ZUS, pour « zone urbaine sensible ». Son travail d’immersion, caméra de poche HD au poing, micro en bandoulière, à la façon d’un journaliste documentariste, est 100% artistique (« je travaille sur l’émotion », dit-il). L’installation vidéo qu’il a imaginée et dans laquelle il plonge le visiteur à la Condition publique cet hiver, à Mantes-la-Jolie ce printemps, à la Cartoucherie de Vincennes avant l’été, crée un dispositif d’écoute troublant, dérangeant, qui oblige chacun à se confronter à ces jeunes qui font peur. Une façon de « les regarder dans les yeux, pas de regarder la misère », dit-il. Ces têtes black, blanc, beurs sont-elles ces cailleras que les médias et les politiques stigmatisent sans jamais chercher à les rencontrer ?
Face au spectateur, 28 écrans de toute taille (« Darty-like »), sont posés en cercle presque concentrique, comme pour mieux enserrer le spectateur dans cette scénographie. Le dispositif a l’air simple (des écrans, des visages filmé en gros plan, en noir et blanc, un son spatialisé), et c’est une de ses qualités. Pour une fois, une installation multimédia immersive porte magnifiquement son nom. Pour en rendre compte, tentons donc le découpage, à la recherche de la substantifique moëlle du talent (oui bon, le talent n’a pas de moëlle, c’est une image…).
A propos d’images, justement, quelques vues de l’installation à la Condition publique :
(MAJ 2019 : Pour visualiser le diaporama avec la totalité de ses légendes, cliquer au centre de l’image pour l’ouvrir dans Flickr).
Ce qui frappe, outre la jeunesse et la « diversité » des visages et expressions, c’est l’humanité qui s’en dégage, mélange de douceur, de vitalité, d’espièglerie, d’énergie. Nicolas Clauss raconte « l’adhésion immédiate » de ceux qu’il a rencontrés : « Quand je leur explique que moi je viens juste pour prendre, que je n’ai rien à donner, je suis artiste, ils répondent : "ah bon c’est cool alors.". »
D’Evry à Marseille en passant par Roubaix, les filmages n’ont pas été toujours de tout repos, mais Nicolas Clauss insiste sur la richesse des rencontres. Ruben Djagoue et Sami Moqtassid, deux étudiants apprentis réalisateurs qu’il a croisés aux Pyramides, à Evry, l’ont assisté sur les tournages.
Il n’y a cependant aucun angélisme dans « Terres arbitraires », qui tire son nom d’un verre d’Aimé Césaire : « Il nous reste toujours des terres arbitraires » (« Cadastre », « Ode à la Guinée »). La bande son, un remix savant de discours, extraits de JT, petites phrases de sociologues, forme le tapis sonore du bruit médiatique sur les banlieues. Extrait :
Tour de France des ZUS.
Résumons : face au spectateur, une cathédrale d’écrans fait masse, dans ses oreilles circulent ces sons spatialisés en mode aléatoire (la programmation est réglée par Christian Delécluse). L’immersion le place au cœur du dispositif. Et parce que le matériau est vivant, puisque chaque résidence de plusieurs mois permet à Nicolas Clauss d’enrichir la partie vidéo, et d’affiner le propos, son installation elle aussi évolue. Comme si son tour de France des ZUS lui permettait d’ajuster la pièce au plus près du réel.
A sa création, au Théâtre de l’Agora d’Evry en septembre 2010, « Terres arbitaires » a été filmée par la documentariste Françoise Romand :
La bande-son est encore très « politique », forçant un peu le trait sur ce que nous sommes sensé penser de ce décalage son-images.
A la Friche de la Belle de mai à Marseille, lors du festival Instants vidéo, en novembre 2011, l’espace est aéré, le son épuré, le ballet des visages précisé :
En still videos, les visages en gros plan s’enchaînent selon un principe de ballet semi-improvisé, où, par moments, les noms des 750 ZUS françaises s’affichent. Des noms plutôt poétiques d’ailleurs, rappelant qu’il s’agit là de micro-territoires, pas de villes. Les visages sont d’abord sérieux, fermés, sans un sourire, certains ne tiennent pas la durée et le sourire pointe. C’est le seul principe de mise en scène de Nicolas Clauss : filmer des visages en gros plan, en leur demandant de « jouer au jeune de banlieue ».
« Terres arbitraires » n’est pas un documentaire dénonciateur des tensions dans les banlieues, encore moins un projet social pour indigènes de la République. L’installation « s’adresse à ceux qui n’habitent pas dans ces quartiers, l’immersion du regardeur dans le dispositif cherche à leur faire faire le point sur leur façon de réagir », dit encore Nicolas Clauss.
Elle a le mérite de décrasser nos regards, et pourquoi pas, de créer une dynamique : d’Evry à Roubaix, Nicolas Clauss crée de l’art à partir de ces territoires abandonnés. Et quand il dit ne faire que prendre sans donner à ces gens qu’il filme, il ment : il donne de quoi nourrir une « soif de mixité » dont on rêverait que les politiques en campagne la revendiquent enfin...
annick rivoire
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