Troisième escale en Indonésie pour Isabelle Arvers. Son tour du monde de l’art et des jeux vidéo est l’occasion de fêter ses vingt ans de commissariat et de création dans l’art des jeux vidéo. Poptronics lui a demandé de nous envoyer régulièrement de ses nouvelles.
L’art résilient à l’indonésienne de la communauté Serlok Bantaran : elle fabrique des pailles de bambou et des instruments de musique tout en dépolluant la rivière. © Isabelle Arvers
< 21'09'19 >
Une globe-game-trotteuse en Indonésie (3)

Nature et culture, queer et traditions, activisme et jeu vidéo : la troisième étape, en Indonésie, du tour du monde d’Isabelle Arvers sur Poptronics est un joyeux mélange de genres. Exotique et ultra contemporain, curieux et défricheur.

Pour fêter vingt ans de curation activiste des jeux vidéo côté art, la globe-game-trotteuse a décidé d’aller débusquer la diversité des développeurs.ses indépendant.e.s. et artistes de pays d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et jusqu’en Amérique latine.

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« Cherche jeux indé en Indonésie. » Au départ de Bali, dans le bus entre Banyumangi et Yogyakarta, j’ai lancé une bouteille à la mer des réseaux sociaux… et reçu au fil des treize heures passées à parcourir l’île de Java plus d’une trentaine de contacts… Depuis l’entame de mon tour du monde art et jeu vidéo, les réseaux sociaux sont mes amis... Alors que les panneaux indiquent Surabaya à ma droite, je suis justement en train de fixer un rendez-vous Skype avec Brigitta Rena du studio Mojiken… basé à Surabaya. J’en profite aussi pour échanger avec Fahmi Hesni, de Toge Productions, excellent éditeur et producteur de jeux indépendants qui me fournit immédiatement une liste de titres en exacte concordance avec ce que je recherche…

200 millions de joueurs

Cette première discussion calée dans le bus, poursuivie par Skype, va complètement influencer le reste de mes rencontres ! Fahmi Hesni, responsable marketing chez Toge Productions, m’explique que le marché indonésien est le plus grand en Asie avec plus de 200 millions de joueurs. Pourtant, la plupart des grosses sociétés de jeu vidéo se positionnent uniquement sur la localisation de jeux en ligne, conçus en Chine ou en Corée.

Le reste du marché est dominé par la production de jeux pour mobile, en plein essor en Indonésie, mais qui ne concerne que le Free to Play. Car l’Indonésie est aussi le pays de la piraterie. Personne n’est encore prêt à payer ce qu’il est possible d’obtenir « gratuitement ». Ici, m’explique Fahmi, « les studios indépendants ne parviennent qu’à survivre grâce à différentes stratégies : B to B, travail à distance, permanences dans les bars avec accès wifi, travail dans de plus grosses sociétés de production de jeux, etc. » Pour autant, les jeux produits en Indonésie, ceux qui ont un « hook », une accroche forte, selon Fahmi, me séduisent absolument.

« Divination », jeu mobile du studio Mojiken, bande-annonce (2019) :

A mon arrivée à Jogyakarta, j’apprends que ma carte bleue a été piratée à Bali. Dépitée, je me jette dans l’univers merveilleux des jeux du studio Mojiken. Je plonge tout d’abord dans « Divination », un jeu futuriste dans lequel humains et robots coexistent selon un ensemble de règles fixées par « the Mother ». Cette intelligence artificielle décide finalement de disparaître. Une régulation est alors mise en place pour prévenir toute tentative de suicide.

Cette nouvelle visuelle interactive me ravit par ses graphismes et la richesse de son imaginaire : le mystère entoure l’entité qui prédit l’avenir à différents personnages étonnants au moyen des runes, un détective, un tueur à gages, un humanoïde. Et me voilà à envisager si la vie vaut la peine d’être vécue, si elle a un sens, si un viol s’excuserait simplement par le fait qu’il y aurait peut-être du plaisir à la fin… Les effets visuels plongent notre esprit dans de pures questions métaphysiques. Je sens que je vais déjà beaucoup mieux…

Je passe à « She and the light bearer » et m’envole, tel un petit feu follet, à la recherche de mère nature dans la luxuriante forêt indonésienne… Les graphismes sont fabuleux, les couleurs explosent. J’écoute les secrets des orchidées taquines, m’imprègne de la sagesse des arbres, essaie de décortiquer ce que les pierres ont à m’apprendre, redonne un chemin à l’eau pour qu’elle puisse s’écouler, me délecte du son de l’eau qui ruisselle et fais repousser les racines desséchées.

« She and the Light Bearer », Toge productions, bande-annonce (2018) :

Je passe ainsi presque toute ma première journée dans les arbres (virtuels…) à tenter de m’imprégner de la sagesse de la nature et de ses savoirs ancestraux… A la tombée de la nuit, j’ai presque oublié mes mésaventures balinaises. Comme si le jeu avait apaisé et régalé mes sens. Un sorte de retour à la nature.

« Le jeu est notre moyen d’expression, notre façon d’exprimer ce que nous aimons. » Brigitta Rena, réalisatrice de « She and the Light Bearer »


Je n’ai pas pu m’empêcher de raconter l’effet qu’a eu son jeu sur moi à Brigitta Rena, en lui disant qu’elle m’avait profondément donné envie d’aller me promener avec elle dans la forêt… Brigitta m’explique pourtant qu’elle-même n’en a pas du tout le temps, trop occupée à concevoir des jeux…

La particularité du studio Mojiken, c’est que la plupart de ses membres sont d’abord des illustrateurs qui ont appris à faire des jeux au fil de leurs productions. Ils sortent presque tous des beaux-arts de Surabaya. Ce qui motive chacune de ses créations, m’explique-t-elle, c’est avant tout « l’envie de mettre ce que j’aime, ma ville, les lieux qui m’entourent, dans les jeux que je crée, exprimer ce que je ressens. On est tous comme cela, pour nous le jeu est notre moyen d’expression, pour exprimer ce que nous aimons. »

Un café, un orque et de la musique chill

Quand je rencontre IRL Fahmi Hesni, il me présente « Coffee Talk », un jeu dont il est l’auteur que vient de publier Toge Productions. C’est un jeu pour les « vieux comme moi, dit-il, qui, quand ils rentrent fatigués du travail, ont envie de se détendre en écoutant les histoires des autres et de la musique chill... » Précisons que Fahmi n’a pas encore 30 ans, et qu’après avoir fait jouer de nombreux adolescents à « Coffee Talk » au cours d’ateliers machinima que j’ai menés à la PREM International School en Thaïlande, dans le cadre de ma résidence Artist Residency Thailand, je tiens à infirmer ses dires : ça marche très-très bien avec les plus jeunes aussi !!

« Coffee Talk », jeu mobile, Toge Productions, bande-annonce (2019) :

Dans « Coffee Talk », on joue le rôle d’un.e barista, qui prépare des boissons pour ses client.e.s et discute avec eux/elles. « Coffee Talk » se déroule dans un Seattle alternatif où toutes les espèces coexistent : elfes, humains, orques…

Fahmi dit s’être inspiré de conversations entendues alors qu’il allait boire un café tous les soirs à la sortie de son travail, mais aussi de ses proches, de son ex petite amie et de rencontres sur Tinder… J’ai fini par le surnommer le « Tinder scholar » !

Ce qui est intéressant dans « Coffee Talk », c’est qu’en écoutant les conversations des un.e.s et des autres, leurs problèmes, leurs doutes, leurs questionnements, chacun.e d’entre nous peut s’identifier aux expériences et au vécu des personnages. Et pour reprendre une des idées fortes du livre d’Adrienne Shaw « Gaming at the marging Sex and Gender in Videogames », on ne s’identifie pas aux personnages du jeu parce qu’ils seraient de couleur ou queer, mais on s’identifie à des vécus, des expériences. « Coffee Talk » permet de traiter de nombreux sujets de société, qu’on n’aborde pas forcément librement en Indonésie (ou ailleurs…), comme l’homosexualité, le racisme, etc.

Shamans trans, rois et reines des Célèbes

L’Indonésie ne se laisse pas saisir en un instant, ne serait-ce que parce qu’elle est immense et ne se réduit pas, loin de là, à Bali ou encore à Java. En rencontrant artistes et designers de jeux vidéo, une très forte envie me prend de revenir pour découvrir Sumatra, Bornéo, les Célèbes, etc., chaque île semblant avoir sa très forte et particulière identité…


Initiation au rituel bissu pour Tamara Pertamina, extrait du documentaire « Menelusuri Bissu ». © DR

A Yogyakarta, j’ai rencontré Tamara Pertamina, activiste trans et auteure du documentaire « Menelusuri Bissu ». Ancienne travailleuse du sexe, elle s’est inscrite à l’université de Yogya, où elle étudie l’identité de genre dans l’Indonésie précoloniale dans le but d’incorporer ce travail scientifique à son art et à la promotion des droits des personnes trans au niveau mondial.

En 2013, elle a créé le projet « We are Human », qui consiste essentiellement à examiner l’orientation sexuelle, l’expression de genre, l’égalité et les problèmes rencontrés dans la société en offrant des alternatives à la mendicité ou au travail du sexe, pour d’autres personnes trans. Elle est aussi à l’origine d’Amuba, le tout premier groupe de musique trans en Indonésie, et pratique de nombreuses performances.

« Amuba, premier groupe indonésien trans », un reportage de Vice (2019) :

La communauté trans, plus connue sous le nom de waria en Indonésie, est souvent moquée. Amuba leur offre des alternatives de réalisation personnelle et de création. Le travail de Tamara est extrêmement fort, sa personnalité vibrante et attachante, son enthousiasme communicatif. Son rêve est de faire grossir son groupe de musique et de former de plus en plus de travailleuses du sexe à la musique et la performance, afin qu’elles puissent elles aussi vivre de leur art. Elle explore également le sens du genre, de l’identité et de son expression dans son projet intitulé « La banque de sperme CRISPR : Expérimentez les possibilités trans-espèces ».

C’est grâce à Tamara que je découvre les Bissus, shamans Bugis de la province de Sulawesi du Sud, sur l’île des Célèbes, autrefois reines et rois en leurs palais, dirigeant.e.s très respecté.e.s par les Bugis puisqu’ils étaient les plus à même d’établir une communication avec les Dieux. Les Bugis animistes furent convertis à l’Islam au XVIIème siècle, ce qui transforma la position des Bissus, déchus de leur statut de rois et reines, mais qui restèrent shamans. A la fin du XIXème siècle, à nouveau persécutés, pour résister au massacre, iels partirent se cacher dans les montagnes.

Aujourd’hui, le terme bissu désigne généralement « calalai » (une femme qui ressemble à un homme) ou « calabai » (un homme qui ressemble à une femme). Il existe cinq genres chez les Bugis : « oroané » (homme cis), « makkunrai » (femme cis), « calala » (homme trans), « calabai » (femme trans), et les bissus, qui sont intersexe ou androgynes et encore révéré.e.s comme des shamans.

Tamara a débuté ses recherches sur les Bissus en 2016. Deux ans plus tard, lorsqu’elle retourne en Sulawesi du Sud, elle est initiée par les Bissus lors d’un rituel, qui lui confient le Boco Silino, un texte illustré de nombreux dessins imprimé sur un immense tissu qui se déroule et raconte leur histoire, leur culture, jusqu’à l’arrivée des colons hollandais.


Un pan de Boco Silino, texte et illustrations sur tissu qui raconte l’histoire et la culture des Bugis. © Isabelle Arvers

Ce texte est écrit pour transmettre et partager les valeurs de l’époque comme les cinq genres, mais aussi les trois niveaux de vie : le royaume du ciel, le royaume de l’océan et le royaume de la terre. C’est cette même tradition qui inspire Robert Wilson pour son spectacle « I La Galigo » (2004) avec ses quelque cinquante performers indonésiens, où Puang Matoa Saidi, l’une des rares Bissus survivantes, lit ces textes.

Pour la première fois dans l’histoire des Bissus, elle sera payée pour présenter ses rituels sous forme de performance. Selon Tamara, cette première a eu pour conséquences de transformer une pratique rituelle en spectacle…

« I la Galigo », Robert Wilson, extrait :

La scène artistique que je rencontre en Indonésie, très engagée, s’organise énormément sous formes de collectifs, de la même façon que j’ai pu l’observer en Colombie. Popo est membre de HONF, dont les activités auprès des communautés de femmes sont liées à la recherche en matière de diététique. C’est par le biais des Français de RYBN, invités par HONF à participer à une conférence sur les Ovnis et à donner une performance, que je la rencontre. Popo prépare un projet autour de la nourriture et des réfugiés.


Avec le collectif HONF, Popo initie des activités autour de la diététique auprès des communautés de femmes. © Isabelle Arverss

Les hôtels, des Invaders du XXIème siècle

Je rencontre aussi des artistes et activistes du collectif Lifepatch et de Hackteria, extrêmement actifs dans le faire, le hack et les biotechnologies. A Jogyakarta, pendant la semaine de l’art contemporain, la biennale ArtJog consacrée à la notion d’espaces communs accueillait le collectif pour une œuvre consacrée à la guerre de Batak, un conflit entre la dynastie Si Singamangaraja et le gouvernement colonial hollandais.

L’assassinat du héros national Si Singamangaraja en 1907 par Hans Cristoffel est un fait encore controversé aujourd’hui. Le collectif a mené une enquête sur l’île de Sumatra afin de montrer les aspects pluriels de l’histoire et de questionner l’histoire officielle racontée et exposée dans les musées. Le but est de proposer une « histoire alternative, explique Andreas Siagian du collectif Lifepatch, celle qui n’est pas écrite dans les livres. » On y retrouve les récits et témoignages de l’époque, mais aussi le sabre à deux lames du héros, ainsi que son manteau tâché de sang. Comme beaucoup voyaient en lui un Dieu, personne ne pensait qu’il pouvait mourir… L’ironie de l’histoire, c’est que l’ensemble des armes prises comme butin de guerre par le vainqueur Hans Cristoffel étaient jusqu’à récemment exposées dans un musée à Anvers, en Belgique. Depuis, le musée a contacté le collectif afin de coordonner le renvoi des armes sur l’île de Sumatra.

Andreas me parle aussi d’une œuvre présentée lors de la précédente biennale Artjog, un jeu vidéo extrêmement corrosif sur l’invasion des villes indonésiennes par les hôtels. Un phénomène problématique qui se pose plus particulièrement à Jakarta, qui pourrait d’ici cinquante ans s’enfoncer sous Terre. En effet, les gratte-ciels et hôtels de luxe qui poussent partout comme des champignons, pompent directement l’eau des nappes phréatiques, transformant les villes en gruyère.

Pour dénoncer ce désastre écologique imminent, Andreas et Budi Prakosa ont conçu « Bedil », une sorte de « Space Invaders » où le rat Tikus Marakus tente d’envahir la ville avec ses hôtels, des envahisseurs contre lesquels il faut tirer au moyen d’une arme/jouet « circuit banditée » par le collectif.

« Bedil », collectif Lifepatch, installation à la biennale Artjog (2018) :

J’adore le pitch du jeu et l’idée de « l’encens d’oubli » : « En 2044, dans une ville appelée Yodhyakarta, Rat Marakus est un jeune milliardaire sans talent qui tente de s’emparer du pouvoir. Il vole les technologies développées par le prof. Ir. Mpus Calculus pour assouvir ses ambitions personnelles. L’une de ces technologies est l’encens d’oubli, qui plonge tous les citoyens dans l’oubli de la beauté de leur ville et les force à obéir aux ordres de la souris Marakus. Heureusement, il reste en vaccin, développé par le prof. Ir. Mpus Calculus, pour se libérer de l’influence de l’encens d’oubli. Avant que le Rat Marakus prenne sa décision finale, à savoir transformer la ville de Yodhyakarta en une mer de béton, le Prof. Ir. Mpus Calculus, développe une nouvelle technologie - des armes anti-rats, des armes jouets pour lutter contre le Rat Marakus. »

Pailles en bambou, musique et dépollution

Résister au désastre, c’est aussi ce qu’essaie d’accomplir la communauté Serlok Bantaran Cikapundung, que je croise à Bandung. Amry Anton me fait découvrir juste en dessous de l’hôtel où je vis, au bord de la rivière Cikapundung, les activités de sa communauté qui nettoie la rivière de sa pollution, réoxygène l’eau pour réintégrer des poissons locaux, replante des arbres et des bambous pour recréer un écosystème disparu à cause de la construction d’immeubles… ou d’hôtels.


Amry Anton au bord de la rivière que sa communauté dépollue et tente de réoxygéner. © Isabelle Arvers

Les forêts de bambous génèrent la présence de nombreuses cascades naturelles, et permettent de produire énormément de produits dérivés. Serlok Bantaran finance une partie de ses activités en produisant des pailles en bambou, solution écologique de remplacement des pailles en plastique, mais aussi en créant des instruments de musique.

Amry Anton à propos de la communauté Serlok Bantaran Cikapuding :

Les branches de bambous cassées servent aussi de matériau pour la fondation d’une maison, tandis que les pierres de la rivière sont utilisées pour son terrassement. La maison construite par la communauté, située face à une favela qui a poussé en quelques années, accueille une salle de classe pour les enfants dont plus de 80% ne vont pas à l’école. En contrepartie, ils nettoieront leur rivière, celle dans laquelle ils se baignent, et apprendront aussi à produire des dérivés du bambou.

Quand jeu vidéo et activisme de terrain se rencontrent pour un même objectif : changer le cours du monde, imaginer une alternative au bon vieux déroulement du monde capitaliste...

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Retrouvez ici et les précédentes chroniques du tour du monde art et jeu vidéo d’Isabelle Arvers.

isabelle arvers 

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