"Disque dur papier", le livre comprenant la totalité du code binaire du film "La Jetée" (1962), de Chris Marker, monument du patrimoine cinématographique désormais archivé sur papier par David Guez, pour le festival "Hors Pistes" 2013, au centre Pompidou. © DR
< 16'01'13 >
A Hors Pistes, David Guez code sur papier "La Jetée" de Chris Marker
On n’est pas peu fiers d’être pour quelque chose dans l’installation que présente David Guez, artiste co-fondateur de Poptronics, au centre Pompidou dans le cadre de « Hors Pistes » 2013, à partir de vendredi 18 janvier.
« Hors Pistes », c’est un festival, une expo, des conférences qui creusent un sillon pas si simple, entre nouveau cinéma et « mutations de la création contemporaine » (dixit le président du centre Pompidou pour justifier l’événement). Du cinéma donc (28 « focus » autour d’un artiste), et, pour ce qui nous intéresse, « A la loupe », une exposition dédiée à la miniature (après le sport en 2011 et l’animal en 2012).
On y retrouvera, dès ce vendredi 18 janvier et jusqu’au 3 février, quelques artistes dont Poptronics est amateur, Cécile Babiole, Jennifer et Kevin McCoy ou encore Pierre-Yves Boisramé… David Guez, lui, y présente la dernière évolution de son « Disque dur papier », projet lancé pour le tout premier pop’lab de Poptronics, en 2007. Pour mémoire, ce magazine en PDF en forme de carte blanche aux artistes se propose d’explorer les passerelles entre l’écrit et l’écran, et entre disciplines artistiques telles que le dessin, le net-art ou l’écriture.
David Guez fait partie de la génération des pionniers du net-art, au sens où l’art conceptuel qu’il développe depuis 1995 s’intéresse aux problématiques issues du réseau des réseaux. Pour lire entre les lignes de code de son « Disque dur papier », nous l’avons soumis à quelques questions. Il nous offre en échange quelques images en exclusivité du montage de l’exposition, à Beaubourg.
Cette interview est un peu particulière, quasiment consanguine, puisque le projet que tu présentes dans le cadre de « Hors Pistes 2013 », le « Disque dur papier » de « La Jetée », le film fondateur de Chris Marker de 1962, est né avec le premier pop’lab de Poptronics, en 2007. Peux-tu en rappeler la genèse ?
Effectivement, j’ai eu l’idée du « Disque dur papier » pour le premier pop’lab. Tout en répondant à la proposition de cette carte blanche (la fabrication d’un numéro spécial au format PDF), j’ai voulu creuser l’aspect dynamique du projet. A partir du langage de création des PDF, j’ai imaginé un projet qui puisse générer un magazine qui serait différent pour chaque lecteur.
L’idée du « Disque dur papier » est arrivée à un moment de mon activité artistique où se posait la question des passages possibles entre virtuel et réel. Je l’ai associée à une autre grande question : comment notre civilisation va-t-elle assumer le virage du tout numérique sans prendre le risque de fragiliser sa propre mémoire, due à l’obsolescence et à la faible qualité de résistance des supports de stockage (DVD, disque dur…) ?
La première version du « Disque dur papier », très intimiste, proposait au lecteur de télécharger un fichier présent sur son ordinateur pour créer un PDF prêt à l’impression. Ce PDF affichait le code informatique de ce même fichier : un disque dur sur papier donc !
Après avoir exploré la dimension mémorielle d’un fichier perso, tu t’es attaqué à la Bible et à des portions de l’encyclopédie Wikipédia, puis au « Voyage dans la lune » de Méliès. Aujourd’hui, tu présentes la version numérisée sur papier de « La Jetée » de Chris Marker. Comme si tu étais passé de la mémoire intime à la mémoire universelle (qu’elle soit mystique, humaniste ou cinématographique), et désormais à une mémoire visuelle très particulière. Peux-tu expliquer cette évolution ?
Après le pop’lab, je me suis interrogé sur d’autres façons d’exploiter le principe du disque dur papier, en réfléchissant à la monstration d’un art lié au réseau… sans être relié au réseau. Il était donc assez logique de s’attaquer à des questions liées à la connaissance collective et au patrimoine universel. Le premier format sur lequel j’ai travaillé a été une affiche, au format A1, qui pourrait contenir la totalité d’un texte mythique de l’Humanité. La Bible s’est imposée à moi d’un point de vue, je l’avoue, assez statistique : livre le plus lu, le plus commenté... J’ai travaillé avec précision sur la question de la taille de la police de caractères, et sa limite de lisibilité pour l’œil humain. Chose extraordinaire que je n’avais pas prévue, le regard navigue sur l’affiche posée au mur, s’engage alors une lecture du texte par « sauts », à la façon d’un hypertexte, comme si le texte devenait une carte. C’est assez vertigineux… Je souhaite continuer sur ce principe de l’affiche avec la totalité des textes de Shakespeare (dont je suis archi fan) et les grands Codex de notre Histoire.
J’ai ensuite entamé la série de livres « Disque dur papier » en creusant cette idée de sauvegarde du patrimoine. En réponse à la proposition du festival « Hors Pistes », dont la thématique est cette année la miniature, et puisque ce festival est assez orienté « nouveau cinéma », j’ai proposé la sauvegarde d’un film symbolique pour toute une génération d’artistes, et plus particulièrement pour moi, dont les domaines de prédilection sont le temps et la mémoire : « La jetée », de Chris Marker. Hélas, il a disparu avant que j’aie réussi à le contacter. Ce travail est aussi, par une malheureuse coïncidence, un hommage à son travail.
J’ai voulu travailler au plus proche des questionnements et des passages entre code, langage et médium. Je suis arrivé à la conclusion la plus simple et la plus pure conceptuellement : imprimer le code binaire du film, faire tenir dans un livre de moins de 1000 pages la totalité du contenu du film. Je n’ai fait qu’ajuster plusieurs dizaines de paramètres (codec, taille du fichier initial, taille de la police de caractères, durée maximale du film...) et créé les scripts qui permettent de passer du fichier vidéo initial au PDF prêt à être envoyé à l’imprimeur.
Pour Hors Pistes, le « Disque dur papier » prend la forme d’un livre. Depuis des années, tu appartiens aux artistes travaillant le réseau. Tu disais vouloir sortir de l’impasse d’un art sans objet, qui aurait des difficultés à trouver des débouchés marchands. Depuis quelques années, entre ce projet et la série « 2067 » (la radio, le téléphone, la cabine, l’horloge), tu es largement sorti de l’Internet. Pourtant tes pièces ne parlent que du réseau des réseaux. Comment l’expliques-tu ?
Quand j’ai arrêté l’informatique (1992), puis la peinture (1996), pour défricher le réseau Internet, j’ai commencé par faire des projets qui associaient le monde réel et le monde virtuel. Je créais des objets que « j’irradiais » au flux du réseau, comme de la crème de beauté Internet, de l’eau de vie Internet... Des objets très terrestres, mais dont les cellules était mises en jeu dans un aller retour avec le virtuel et l’image...
Mon entrée dans le réseau pur et dur s’est faite en 1998. Ce qui m’intéressait alors, c’étaient les questions liées aux médias libres, au Do it Yourself, au contenant versus contenu, bref des questions sociétales précises auxquelles le réseau répondait de façon assez révolutionnaire, notament en remettant en cause les systèmes existants. J’ai alors compris que ce qui m’intéressait, c’était la capacité du réseau à changer le réel. En 2008, avec le projet « Dotred », ce jeu vidéo humanitaire dont le principe était d’agir pour changer la réalité de gens sans logement, j’ai fait la synthèse de toutes ces préoccupations. C’est aussi à la fin des années 2000 que, pour les artistes du réseau de ma génération, s’est posée la question de la sortie du Net, et en parallèle celle du médium « plastique ». Cette évolution semblait assez cohérente avec l’idée émergente d’un Internet des objets et d’une relative intégration de la culture du numérique pour les nouvelles générations d’artistes plasticiens. Le réseau est un médium particulier qu’il faut explorer de façon artistique et donc... plastique.
La sortie du réseau n’a pas été simple. J’ai mis deux années à concrétiser des ‘objets’ liés aux thématiques que je développais sur le temps et la mémoire, associés aux questions de la série limitée, de l’objet unique, du coût, autant dire des éléments nouveaux pour un artiste de l’infini…
Aujourd’hui, je travaille sur l’invisibilité, les fantômes, le code caché, les passages entre flux et energie : je suis en train de créer un appareil photo qui envoie les clichés dans le futur sans laisser de trace dans l’appareil. On pourra envoyer des photos à un endroit invisible par les humains, www.audela.me, visitable seulement par les esprits que nous devenons tous, par hypothèse, après la mort. A l’autre bout, un miroir n’affichera que les images qui ont été visitées dans une zone sombre du réseau. Les avancées de l’astrophysique concernant l’existence de la matière et l’énergie noire nourrissent ce travail.
Quelle sera la prochaine étape du « Disque dur papier » ? Après l’affiche, le livre et l’installation, que te reste-t-il à explorer ?
Je voudrais, dans la suite du livre de « La Jetée », travailler à la création d’une bibliothèque qui contiendrait la totalité du code binaire du film « 2001 Odyssée de l’espace », de Kubrick, en qualité DVD. Cela nécessiterait l’impression d’une centaine de volumes… Je voudrais aussi aller plus loin dans cette notion de sauvegarde pour ajouter à cette bibliothèque le code du lecteur vidéo, puis le code du système d’exploitation de la machine. Evidemment, il y a une limite, celle du hardware de l’ordinateur, mais je ne suis pas à la fin de ma réflexion… Le paradoxe, c’est que ce sont des algorithmes qui contrôlent les robots qui créent des machines.... et donc du code. On pourrait imprimer le code des algorithmes qui permettent aux robots de fabriquer... du matériel.
Il y aura toujours des informaticiens pour recréer un lecteur vidéo ou un système d’exploitation, mais il n’y aura jamais plus de Chris Marker pour refaire « La Jetée ». Il est indispensable de différencier le patrimoine artitistique, unique, du patrimoine culturel au sens large. En ce sens, le risque est certes la non-reproductibilité, mais surtout la non re-création.
Tes œuvres font largement écho aux problématiques de la mémoire, de l’homme augmenté (ou diminué ?) de ses oripeaux technoïdes. Tu as toujours été à la fois versé dans les nouvelles technologies et très critique à leur endroit. Pourquoi ?
Je suis informaticien, de formation et… d’adolescence. J’ai dès le départ beaucoup mêlé l’affect et le code informatique. Je me suis construit d’un point de vue psychanalytique avec l’ordinateur devenu un objet fort de transition. Je ne suis pas dans la fascination technologique, j’ai un rapport très étrange avec l’ordinateur et le réseau. Du coup, j’ai aussi beaucoup de recul. L’art, arrivé plus tard dans ma vie, m’a permis de multiplier les domaines de recherche qui me sont chers (la science physique, la philosophie, la biologie, la littérature...) et d’être le liant identitaire de mes obsessions.
Que penses-tu de l’évolution de l’art et plus précisément des créations en relation avec les nouvelles technologies ces dernières années ? Ta présence à Beaubourg, dans un festival qui s’intitule « Hors Pistes », est-elle la reconnaissance institutionnelle qui te manquait ? Penses-tu que les artistes travaillant les médias ont désormais toute la visibilité qu’ils méritent ou doit-on encore lutter pour que leurs créations soient reconnues en dehors du petit milieu de l’art numérique (si tant est que ce milieu existe vraiment !!!) ?
Si je fais partie des défricheurs, je n’en suis pas moins ravi de voir aujourd’hui de plus en plus de jeunes artistes plasticiens s’emparer du médium et l’intégrer à la palette de leurs possibles. Le monde de l’art contemporain a toujours manqué de critiques pour analyser et intégrer les artistes dits « numériques ». Tout se fait lentement, sans moyens, avec beaucoup de fausses promesses et peu de médiateurs sérieux. Le monde des galeries commence à s’ouvrir à ‘nous’, les musées, à l’image du centre Pompidou, ont un peu d’avance. Il faut donc absolument continuer à se battre, en travaillant plus et mieux. J’ai confiance en la capacité du système marchand à intégrer l’art techno, dès lors que celui-ci aura une valeur marchande potentiellement viable. Le passage à l’Internet des objets peut sans doute permettre cela.
Petite question technique pour finir : en 2007, le « Disque dur papier » proposait un stockage de l’information mais en réservait la restitution à l’apparition de scanners permettant de zoomer l’infiniment petit du code sur papier. Tu disais alors que « subsiste le risque que cette machine du futur ne puisse pas lire ce code, on a au moins résolu le problème du support ». Est-ce qu’aujourd’hui cette machine existe ? Autrement dit, puis-je, en scannant le « Disque dur papier-La Jetée », recomposer le codage du film de Chris Marker ?
Le pop’lab est beaucoup plus gourmand en terme de diminution de la taille du code que le livre. Donc, non, les scanners pour ce « Disque dur papier » n’existent pas encore :) Par contre, pour la série des livres, j’ai veillé scrupuleusement à ce que le scan puisse permettre une reversion du code vers l’ordinateur. Mes projets sont conceptuels mais changent la réalité. Il essaient de créer des tensions entre le désir et le devenir. Je mets un point d’honneur à continuer dans cette voie.
Recueilli par annick rivoire
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