« Procession Une histoire dans l’exposition », exposition jusqu’au 16/11/14, CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, Entrepôt Lainé, 7, rue Ferrière, Bordeaux.
Trouée dans l’exposition "Procession", au musée d’art contemporain de Bordeaux : le commissariat a été confié à Julie Maroh, auteure de BD, qui rafraîchit les canons du genre. © Arthur Pequin
< 16'04'14 >
Au CAPC de Bordeaux, un récit sans frontières avec la collection

Bordeaux, envoyée spéciale

Le titre aurait pu être : “Dessine-moi une exposition”. Titre facile, titre alibi, titre qui aurait été d’une évidence si superficielle qu’elle produisait un contresens. De ces évidences qui se nourrissent aussi de frontières factices, de codes de représentation, de stéréotypes en tous genres, de ceux qui catégorisent, enferment les gestes autres, les actes intempestifs et rageurs dans des champs disciplinaires hermétiques, dans des espaces prédéfinis aux fonctions pré-assignées. Et, cela aurait placé l’exposition, encore une fois, au centre de tout, puisqu’aujourd’hui il est de mode de faire des expositions de tout.

Cela s’appelle “Procession, une histoire dans l’exposition”. Cela se déploie, coule, se déroule, défile et/ou s’écrit par des œuvres, par des phrases graffitées, dessinées, dans l’espace des expositions temporaires de la galerie Foy, au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, jusqu’au 16 novembre 2014.

Cette histoire-là, qui travaille, sans a priori curatoriaux mais tout en en maîtrisant les ordonnancements – quitte à quelques détournements iconoclastes dans la doxa des scénographies d’expositions –, la coque de la “chose” exposition, les surfaces et les circulations du “format” exposition, a pour auteures Julie Maroh et Maya Mihindou.


“Procession” au CAPC (ci-dessus les œuvres de Thierry Mouillé et Chohreh Feyzdjou). © Arthur Pequin

Deux trentenaires bien loin du monde de l’art contemporain. L’une est dessinatrice et auteure et écrivaine de bande dessinée (le très remarqué et primé récit des amours lesbiennes adolescentes, “Le bleu est une couleur chaude”, publié en 2010, et qui servit de trame scénaristique au film Palme d’Or 2013 d’Abdellatif Kechiche, “La vie d’Adèle”, c’est elle) ; l’autre est illustratrice, éditrice de fanzines expérimentaux, auteure d’un récit graphique, “Sabine”. Des “curatrices” d’un autre genre, et cela fait, juste, un bien fou…

Conviée par le CAPC et par Alexis Vaillant, responsable de la programmation de ce dernier, à concevoir, certes, une exposition à partir d’œuvres de la collection permanente – ce sont les termes du deal entre l’institution muséale et le/la curateur-trice invité-e –, Julie Maroh a écrit une histoire personnelle, un récit spatial avec ses ponctuations, ses protagonistes, ses ruptures, ses digressions, ses impasses, ses blancs, ses arrêts, ses lignes émotives, ses peurs viscérales, avec ses engagements plus humanistes que politiques, avec son dénouement (provisoire). Un récit auquel elle a associé Maya Mihindou, un récit qui s’est donc aussi construit en duo, avec et par les écritures graphiques des deux auteures, écritures au noir du crayon qui viennent s’immiscer entre ou dans les œuvres choisies, qui viennent les reprendre ou les prolonger, qui viennent les lier dans une suite scandée en cinq moments (“État des lieux”, “Soumission”, “Exil”, “Confrontation”, “Métissage”).


Le voyage proposé par Julie Maroh en compagnie des œuvres de Richard Long et Miquel Barcelo (ci-dessus) au CAPC de Bordeaux. © Arthur Pequin

Les œuvres s’ouvrent et se déploient dans une pluralité de sens, ou investissent un sens nouveau, au présent de ce récit qui les a saisies, cassant les limites à l’intérieur desquelles l’histoire de l’art contemporain les avait circonscrites. Figuration libre des années 1980 avec Di Rosa et Combas, Arte Povera avec Mario Merz et Jannis Kounellis, Land Art avec Richard Long, et nous pourrions ajouter tous les noms d’artistes qui sont là, d’Annette Messager à Lily Reynaud-Dewar, d’Anne-Marie Jugnet à Fabrice Hyber, de Jean-Pierre Raynaud à Miquel Barcelo… Mais, soudain, cela aussi ne semble plus essentiel.


Julie Maroh invente d’autres chemins, sensibles, entre les œuvres, de Di Rosa (ci-dessus) à l’Arte Povera. © F. Delpech

Oui, l’installation labyrinthe d’Annette Messager, “Plaisir-déplaisir” (1997) est exposée, mais surtout, elle transfigure l’espace visuel, relance le récit dans la noirceur, dans la crainte, dans le cauchemar intime. En majesté dans son obscurité quasi gothique, sombre miroir des sexualités brimées, des souvenirs tranchants, elle se vit par un angle étroit en regard avec le “24h” (1985) de Hervé di Rosa, qui ouvre, pose, la traversée, la “procession”. Avec l’éclat de violence de son trait figuratif, de ses couleurs tranchantes et tourmentées.


Détail de l’installation d’Annette Messager, “Plaisir-Déplaisir” (1997). © Arthur Pequin

Chaque œuvre est protagoniste et se frotte aux autres pour ce récit qui s’articule autour de cette notion à la fois abstraite, porteuse des arbitraires contemporains, et très physique, douloureuse, de la frontière, des frontières. Frontières, murs qui séparent, qui tuent… Il s’agit pour les deux curatrices de faire passage(s) entre ces moments et ces états (de peur, de guerre, d’exil, de rejet), de les faire sortir dans l’espace visuel du récit, elles qui – dans une reprise de la “leçon” butlérienne – défont les genres par cet accrochage qui les rend caduques.

Elles qui font entendre les témoignages de femmes israéliennes et palestiniennes à l’intérieur d’une installation aussi intense que minimale, “Women’s Voices – une histoire orale de femmes israéliennes et palestiniennes” de Shimrit Lee, soutenus par les dessins de Maya Mihindou. Elles qui ont fait construire un mur séparant les quatre premiers moments de cette traversée narrative de sa salle conclusive. Elles qui l’ont troué, découpé, ouvrant la “procession” des visiteurs vers le beau et seul mot de “métissage”.

Exposition récit, exposition qui dit les angoisses intimes, les angoisses du monde et ses replis identitaires, une exposition qui, si elle déroute ceux que Jean-Luc Godard appelait “les professionnels de la profession”, se vit et se lit dans le vif des images, au-delà de leur statut d’œuvre. Dans la vie en somme. La chair de la vie. Une vie commune et en commun dans ses pluralités.

marjorie micucci-zaguedoun 

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