Ariel Kyrou, journaliste, auteur, se souvient de Jean-François Bizot.
Jean-François Bizot, ici avec Alain Dister. Une certaine idée du journalisme qui appartient déjà à l’histoire. © DR
< 11'09'07 >
Bizot six pieds sous l’underground (2/3)

Jean-François Bizot, l’inventeur d’une presse déjantée et libre en France (Actuel, Nova), est mort le 8 septembre. Plutôt que de se lamenter sur la disparition d’un défricheur émérite, poptronics est allé trouver Ariel Kyrou, quasi un enfant de la balle à Bizot, qui fut son rédacteur en chef adjoint dans l’Actuel dernière période (pas la meilleure, et pourtant celle des inventions « ante-marketing »), de 1988 à 1993. Auteur d’un livre référence sur l’histoire du mouvement techno (« Techno rebelle : un siècle de musiques électroniques », Denoël, X-Treme), préfacier de luxe pour « Global Tekno : Voyage initiatique au coeur de la musique électronique » (réédition prévue chez Scali à la fin de l’année), responsable de pamphlets que ne pouvait renier Bizot (« Paranofictions : Traité de savoir-vivre dans une réalité de science-fiction », Climats, Flammarion, en 2007), Ariel Kyrou revient sur le personnage Bizot, ce chantre de la culture du mix, fou de tous les brassages, sons et images, cul et drogues, SF et Crumb.

Ariel Kyrou :

« A lui tout seul, il incarnait la démonstration du fonctionnement scientifique du chaos. Dans ce bouillon hallucinant qu’il entretenait, tout se faisait de manière improvisée, jamais avant 15 ou 16 h dans un immense bazar d’où sortaient régulièrement des fulgurances, des angles originaux, des traitements bizarres. Il lisait beaucoup, écoutait énormément et jouait sans cesse au grand déstabilisateur : dans les réunions, ça partait dans tous les sens, tu perdais le fil de ce pour quoi tu étais venu mais tout se reconstruisait au final, dans une absence totale d’a priori, dans une sorte de summum de l’anti-marketing. Non pas qu’il n’avait pas le sens de la presse, ou qu’il ne testait pas ses projets éditoriaux auprès des lecteurs, mais il n’était pas soumis au marketing ou à la publicité comme aujourd’hui.

Un des derniers souvenirs que j’ai de lui, c’était pour une grande interview pour Chronic’art en 2006, à laquelle il s’était pointé avec une heure de retard, comme toujours. La discussion chaotique avait dérivé sur la presse. Je me souviens qu’il critiquait une double page dans le Parisien : “on s’est battus pour que les gouines soient libres, mais pas pour qu’elles aient une double page dans le journal”, disait-il, et puis il s’était mis littéralement à pleurer sur l’état de la presse, de l’arrivée de Rothschild à Libé à la concentration autour d’Hersant, parce qu’il estimait que tous ses combats n’avaient abouti à rien. C’était un insatisfait permanent, qui avait une immense capacité à se remettre en cause. J’ai le sentiment, à entendre Serge July, par exemple, que lui se trouve bien dans les cercles de pouvoir. Bizot était l’antithèse de ça... Tellement irrespectueux et déstabilisateur, avec un côté logorrhéique. Rien à voir avec un homme de pouvoir.

Il avait plutôt une soif terrible de toutes les cultures. Hors de toute morale, il avait cette capacité à reconnaître que les séries Z et B, la pop et la SF participaient d’une même culture. C’était parfois prémonitoire, sa lucidité et son regard très très aigu en faisaient aussi un patron de presse qui a dépensé tout son fric pour ses magazines et qui a été rattrapé par les contraintes financières. Actuel était à son lancement un journal de rupture, symptomatique de la période, porteur de la contre-culture et du mouvement hippie. Il s’inscrivait dans ce mouvement global mais c’était quand même un canard de bourgeois, rien à faire. Avec ce côté un peu je-m’en-foutiste de l’époque, où aucune contrainte n’existait, même pas financière. J’ai conservé à la fois un rapport très proche et très lointain avec lui, le génial bouffon bouffeur qui multipliait les projets - sur trois cent, il en réalisait un.

Ce n’était pas un patron de presse tyrannique, il n’avait pas le pétage de plomb négatif, ses défauts étaient également ses qualités, sa lucidité étonnante en faisait un guide. Je me souviens qu’il avait notamment inventé le concept de vacances-reportage (lui ne partait en vacances qu’en baroudeur) et m’avait poussé à partir dans la Russie du sud (Azerbaïdjan, Turkménistan, Ouzbékistan…). Ce qui était génial, c’est qu’un plan de départ pouvait totalement exploser à chaud. En l’occurrence, je me suis trouvé dans le Haut-Karabakh, à cinquante kilomètres de Bakou, et j’y suis resté puisque c’était le début du conflit entre Arméniens et Azéris. Non seulement il ne faisait aucune difficulté, mais sa seule consigne, c’était : “hop tu plonges et tu ramènes ce qui te semble juste”. C’était et ça reste complètement unique et infaisable aujourd’hui. »

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