Récit en texte et en sons de la croisière sonore European Sound Delta, par Jean-Philippe Renoult.
La croisière sonore d’European Sound Delta s’amuse, Jean-Philippe Renoult avec. © DR
< 14'11'08 >  son
European Sound Delta, récit au fil de l’eau

Deux fleuves, le Rhin et le Danube, deux péniches, l’« Ange-Gabriel » et le « Gavroche », trois mois de croisière sonore, trente-deux artistes embarqués, treize nationalités et onze pays traversés… Quelques chiffres pour résumer le projet fleuve d’European Sound Delta, croisière sonore qui, de juillet à septembre, a écumé l’Europe, pour une étonnante épopée décalée. Poptronics a suivi au plus près la folle équipée. Si c’est bien en tant qu’artiste sonore que Jean-Philippe Renoult est monté à bord de l’« Ange Gabriel », sa casquette de journaliste l’a rattrapé et il nous livre aujourd’hui le récit de sa traversée, émaillé d’enregistrements sonores. Récit embarqué, du 6 au 13 septembre 2008, de Linz à Nuremberg : bienvenue à bord !

Linz : top départ !

C’est à Linz que Sarah Washington, Knut Aufermann, DinahBird et moi rejoignons l’équipage European Sound Delta. La troisième ville autrichienne se voue à l’art numérique comme chaque année pendant le sacro-saint Ars Electronica et ses remises de prix, les « Golden Nicas ». L’édition 2008 en déçoit certains, qui usent de la plaisanterie locale : « Ars Electronica » pourvoit ses « Golden Nickers ». On y est, à quai, face au bureau de la manifestation. Impatients de voguer, mais il nous faut attendre le gasoil. Tôt le mardi matin, on fait le plein ; pas comme le tout venant à la pompe, c’est un bateau fuel qui vient à nous et le plein coûte… 2000 euros. Go ! C’est parti pour 350 kilomètres en remontant le Danube jusqu’à Nuremberg, notre destination finale.

Notre premier travail n’a rien à voir avec la musique ou les arts sonores. A bord, on fait peau neuve… Bateau lavé, javellisé dans tous les coins. On devient tous chefs nettoyeurs. Vincent, Philippe, Eve, présents depuis le début du voyage, mettent les deux mains à la pâte. On repart à huit résidents, plus deux hommes d’équipage, dans un bateau « assaini ». Au fur et à mesure que nous grimpons le fleuve, il rétrécit. Nous quittons l’Autriche, patrie du « Beau Danube Bleu » que composa en son temps Johann Strauss, pour franchir l’Allemagne… frontière invisible à nos yeux, mais dont prend fort déontologiquement conscience Michel, notre capitaine, qui change le drapeau de proue au profit des couleurs locales, alors que celui de poupe reste fidèle au drapeau de la Belgique, pays d’origine de notre « Ange Gabriel ».

Sur la péniche, on dompte le navire et ses bruits. Les drones redondants que produit le moteur procurent un doux plaisir hypnotique. En cabine, on sieste à l’écoute de ses bourdonnements étouffés. Les modulations continues du moteur se donnent à entendre comme un chœur grave dès les premières écluses. Elles nous donnent une idée de ce que va devenir notre projet quand nous serons plus en amont… mais… nous n’y sommes pas. Test du matériel embarqué : un attirail de bric et de broc d’électronique lo-fi fabriqué par Knut et Sarah, et deux puissants mégaphones, des baguettes, un sifflet, un harmonica, et des micros en tout genre.



Bric-à-brac pour faire du bruit et l’enregistrer.
L’Allemagne sans le Pape

Deuxième nuit à bord, on dort comme des bébés. Le matin, réveil à Passau, première ville allemande du parcours. En s’y promenant à l’aube, on observe un phénomène naturel exceptionnel. A la pointe de la vieille ville, le confluent du Danube croise deux rivières, l’Inn et l’Ilz. Il est alors possible de différencier les trois cours d’eaux à l’endroit où ils se rejoignent grâce à leurs couleurs différentes. Pour autant, la légende ment : le Danube n’est jamais bleu, même s’il est souvent beau… Il ne faut jamais croire les musiciens...

La deuxième ville que l’on accoste est Regensburg. Célèbre pour son pont de pierre, son immense cathédrale à double clocher, et son natif notoire, Benoît XVI. Seule une flopée de cartes postales à l’effigie du Pape nous le signale, tandis qu’on apprend que celui-ci se promène en France… On est mieux là.

En quittant Regensburg, il nous faut faire demi-tour. La péniche ne passe pas sous le pont de pierre. On retrouvera le Danube un peu plus loin. Pendant ce temps, nous préparons notre installation sonore à même le navire. Elle dépend de lui et surtout des écluses géantes que nous nous apprêtons à traverser. Ces écluses, les plus grandes d’Europe, sont un véritable écrin à sons, riche d’une réverbération unique proprement hallucinante. Elles sont la base de notre travail et de ses variations. Nous les abordons à travers différentes configurations d’enregistrement et un instrumentarium varié, mais avec le même principe : la résonance naturelle est notre matériau premier, source d’improvisations parfois musicales, parfois bruitistes, en recueillant les larsens et feedbacks produits sur place.

On aborde les écluses en générant un son premier qui consiste à éclater une série de ballons de baudruche. Ce bruit sec et caractéristique est aussitôt amplifié et transformé par la réverbération naturelle de l’écluse. Ces sons nous servent de mesure acoustique. Il s’agit en fait d’enregistrer une empreinte de la réverbération, et d’ensuite l’appliquer sur d’autres motifs sonores de notre cru. C’est en jargon technique un principe de « convolution ». En administrant la convolution en retour, on crée un phénomène de feedback permanent. Feedback qui lisse les sons jusqu’à une quasi-disparition du message initial au profit d’une dissolution dans des harmoniques élevée par les larsens. Dans notre phase de test, on entonne en riant les paroles de l’œuvre fondatrice de Alvin Lucier, « I’m Sitting In A Room », qui exploitait le même principe en 1970.



Sarah Washington et DinahBird en proue du navire. Sarah prête à éclater un ballon.

« Balloon Test » ou l’éclatement de baudruche :

(durée : 24 secondes)

Les microphones sont les instruments principaux. Un set de deux microphones à longue portée, des Sennheiser MKH 70, permet d’enregistrer deux sources distinctes de la même réverbération. L’un est dirigé en proue du navire et vise donc la porte de sortie éloignée d’une soixantaine de mètres, l’autre est à flanc et enregistre la réverbération latérale plus proche. D’autres micros de proximité captent un point précis, et nous donnent des informations sonores plus sèches que l’on est libre d’inclure ou pas dans la chaîne de la convolution. Knut impulse des bruits électroniques façon sonar métronomique, Sarah compose des fréquences pures avec un assortiment de boîtiers électriques, Dinah récite au mégaphone quelques-unes de ses « Yellow Sticky Thoughts » (ses pensées Post-it) recueillies à la façon d’un livre de bord aléatoire. Je m’empare du deuxième mégaphone, usant de bouche, cliquetis dentaires et borborygmes en réglant les modulations de sortie jusqu’à l’extrême limite du larsen. Ainsi, chaque écluse donne lieu à un rituel sonore d’une quinzaine de minutes. Mais aucune d’elles ne se dévoilent avant qu’on y pénètre, elles se jouent de nous comme nous d’elles.

Improvisation dans une écluse : DinahBird (voix, microphone) et moi-même (mégaphone, microphone) :

(durée : 3 mn 56)

Œuvre-écluse

Nous le savons et nous le redoutons, ce sont les derniers kilomètres qui nous donneront les meilleurs résultats. Avec un jour de retard sur notre feuille de route initiale, nous ne sommes pas certains d’arriver à temps à proximité de Nuremberg. Michel, devenu notre fidèle auditeur, vogue jusque tard dans la nuit pour nous mener au bord de la première des écluses géantes. Cette nuit, qui est aussi notre dernière à bord, on bivouaque à quelque centaines de mètres de là. Notre communauté provisoire de dix personnes va se séparer. On éprouve un petit pincement, que chacun garde pour soi. Je veille tard avec mes compagnons Eve, Philip et Vincent, sans qui notre voyage n’aurait pas eu le même enchantement. Puis je me lève tôt. A cinq heures, je suis sur le pont avec Knut. Il fait froid, humide. En moins d’une heure, tous les occupants du bateau sont là, emmitouflés, fascinés comme nous. Le sésame de l’écluse la plus grande d’Europe s’ouvre lentement devant nous. Vingt-cinq mètres d’une descente abyssale dans un bunker à ciel ouvert de plus de deux cents mètres de long.

Les petits trente-huit mètres de l’« Ange Gabriel » se collent à des bites d’amarrage ascensionnelles. On est littéralement attachés, les milliers de mètres cubes résonants de notre cale laissent entendre les plaintes sublimes du bateau nu, moteur coupé, élevé gentiment par les flots. Sur le pont de notre péniche bondage, chaque grincement de corde devient une note cuivrée amplifiée par les résonances. J’y improvise un concert, juste équipé d’un harmonica, et sans système d’amplification. Je suis littéralement entouré de phonèmes sonores qui me parlent sur fond de litanie bluesy industrielle. J’y réponds par petites saccades soufflées. Dans le casque, tous ces bruits me parviennent en une gamme bien plus disciplinée et construite que je n’aurais cru. Nous voulions être tonitruants, nous sommes doux, entièrement à l’écoute de l’œuvre-écluse. La nature nous envoie un oiseau joueur qui répond aux accords mineurs.

TRio Aube Lock, avec de gauche à droite : Knut Aufermann, l’auteur de ces lignes et DinahBird.

« Blowin With Ghosts », le blues de l’écluse :

(durée : 10 mn 40)

La dernière écluse de dix-sept mètres nous paraît petite. On ne peut s’y attacher, le moteur du bateau doit donc y tourner constamment et transforme l’endroit en forteresse sonique. On s’y adapte en faisant chorus avec les mégaphones. Philip se joint à nous pour placer quelques voix diphoniques. On s’en échappe en singeant une ritournelle New Orleans… Libérés, ou peut-être abandonnés par cette ultime écluse, on aborde à quelques kilomètres de Nuremberg. Voyage terminé.

A terre, pendant plusieurs jours à Paris, on tangue quand on marche dans les rues. Ça s’appelle le mal de terre… je ne savais pas que ça existait.

« New Orleans Exit » :

(durée : 3 mn 50)

Pour retrouver les articles des envoyés spéciaux de poptronics embarqués à bord des péniches d’European Sound Delta :

< 17’07’08 > European Sound Delta, la croisière sonore s’amuse.

< 18’07’08 > The Bridge, un pont electro-sonore sur le Danube.

< 01’08’08 > Une oreille sur le Rhin, l’autre sur le Danube, mon tout sur le Net.

< 11’09’08 > Gouttes d’art sonore sur les eaux de Cologne.

jean-philippe renoult 

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