La « french touch » de l’art sonore discute sur sa pratique : le field recording est-il écolo ? Avec Rodolphe Alexis, DinahBird, Gilles Malatray, Pali Meurseaut, Cédric Peyronnet, Eric La Casa, Aymeric de Tapol, et Thomas Tilly (Tô), arguments recueillis par Jean-Philippe Renoult.
« Le couple microphone-enregistreur, c’est de la prise de vue, vue de l’oreille », dit l’artiste sonore Rodolphe Alexis, ci-dessus au travail pour sa pièce « AUDIO2 ». © DR
< 27'02'12 >  Discussion
Field recording, un art écolo ?

Pour le magazine « MCD L’Internet voit vert », dont la rédaction en chef a été confiée à Poptronics, Jean-Philippe Renoult, en tant qu’artiste et journaliste, a été chargé d’enquêter sur les pratiques du field recording, où l’artiste arpente l’environnement micro en bandoulière. Est-ce un art écolo ? Le field recordist est-il en avance sur son temps et préfigure-t-il de pratiques plus respectueuses de la nature ? Pour croiser son expérience, Jean-Philippe Renoult a initié une discussion en ligne entre artistes sonores adeptes de l’enregistrement. Ont participé à cette conversation circonstanciée, outre Jean-Philippe Renoult (JPR), l’éditeur du site Des Arts Sonnants et field recordist Gilles Malatray (GM), les artistes sonores Cédric Peyronnet (CP), Eric La Casa (ELC), Rodolphe Alexis (RA), DinahBird (DB), Aymeric de Tapol (ADT), Pali Meurseaut (PM) et Thomas Tilly (Tô).

Par souci de lisibilité, les noms des intervenants sont indiqués de façon raccourcie, tandis que la discussion, qui a eu lieu en ligne en amont de la publication papier, mi-décembre 2011, a été ré-éditée autour des questions génériques (en gras), celles que Jean-Philippe avait posées en préalable. Les extraits vidéo ont été choisis après-coup, en relation avec les sujets abordés.

Comment enregistrez-vous ?

ADT : Ne me considérant pas du tout comme un « field recordist », j’utilise la prise de son du « dehors » comme un apport de matériaux « fictionnel et musical ». D’un point de vue purement technique, j’enregistre avec une mixette portable, un recorder, des capteurs électromagnétiques, des piézos, un couple stéreo, un dictaphone, et souvent juste avec les oreilles.... Toutes ces différentes techniques sont d’ailleurs devenues des « esthétiques » à l’époque où il est possible de simuler par l’effet un certain rendu spatial, de faux sons de téléphone, d’amplis, de haut-parleur, etc., ces techniques sont devenues de vrais langages à part entière, on l’a vu aussi avec la vidéo, on simule du Super 8 pour faire vieux, on simule de la mini-DV pour faire intime ou voyeur, etc. Ce qui compte le plus pour moi, c’est que ce soit musical.

DB : Je suis comme toi - je ne suis pas field recordist… je fais de la radio, et mon outil de travail est le micro ou même plusieurs, sans rentrer dans le quoi, comment, etc. Nous avons tous plus ou moins les mêmes outils, non ?

Tô : J’enregistre dans une optique de recherche musicale artistique. Souvent en essayant d’écouter le lieu avant d’appuyer sur « rec » et toujours en fonction du projet et des problématiques liées au projet. Lors de certains travaux, mes enregistrements peuvent être accompagnés de prise de notes, de mesures ou d’écriture de textes.

PM : Je n’ai pas de règles précises. Des habitudes, sans doute, mais il ne me semble cependant pas pertinent, malgré celles-ci, d’établir une liste de matériel ou de techniques, parce que je crois qu’on peut obtenir des résultats singuliers et intéressants aussi bien avec du matériel très cher et des techniques établies qu’avec du bricolage bon marché. Les résultats ne seront pas les mêmes, bien entendu, mais je pars du principe que toute machine à enregistrer, quelle qu’elle soit, constitue un filtre qui vient altérer la réalité du phénomène enregistré.

Du coup, mon travail n’est pas une approche objective ou réaliste du paysage sonore, même si certains éléments de phonographie peuvent y avoir l’air convaincants et crédibles comme représentations d’un lieu ou d’une situation. La matière de mon travail, ce n’est pas le paysage sonore mais plutôt l’altération, la décontextualisation, la trahison que l’enregistrement produit à partir de lui. Aussi, la prise de son est pour moi engagée dans quelque chose qui est déjà de l’ordre de la composition. Par exemple il m’arrive de me déplacer, de danser, presque, avec le micro, de faire des mouvements répétitifs qui vont créer un motif dans l’enregistrement...

JPR : Je te rejoins sur ce sujet, Pali. J’opère une distinction entre l’enregistrement « passif » et l’enregistrement « actif ». La posture passive est celle de la plupart des prises de son orthodoxes, car celui qui enregistre son sujet ne doit pas interagir avec. La posture « active » (que je pratique autant que la « passive »), est une réponse à l’environnement qu’on écoute par le biais de bruits intentionnellement ajoutés, de déplacement de micros… cette phase est déjà une forme de composition… C’est aussi une forme de posture live qui nous fait jouer dans la nature comme on performerait en scène ou studio. Le plus, c’est que dans cette posture « active », la moindre petite interaction sonore peut prendre une importance décisive sur le travail final… et ça par contre, il est souvent impossible de le déterminer à l’avance. Il faut dire aussi que mon travail électroacoustique et mon travail de prise de son ont commencé avec les technologies numériques, qui s’accompagnent de problématiques particulières : elles sont accessibles, légères, elles peuvent tout prendre, elles ont de la mémoire à n’en plus finir, on n’a pas peur de gâcher. C’est ce qui m’a permis de me former en autodidacte. Mais ça appelle aussi de nouvelles questions : puisqu’on peut tout enregistrer, puisqu’on peut se souvenir de tout et pour pas cher, comment réévaluer nos exigences techniques, nos critères esthétiques ? Comment se reformule notre rapport au document sonore ?

GM : J’enregistre selon les cas et les besoins avec un petit Zoom et micros intégrés, ou un Tascam numérique DR680 et un Audio-Technica AT825, ou une paire de Shoeps... Parfois des piézos. Ensuite il n’y a pas de règle. Statique, en mouvement, au casque, à oreilles nues, en plans larges, rapprochés, après repérage, à l’aventure, à l’arraché (si j’ai le temps de « dégainer » en cas d’imprévu intéressant), avec des protocoles et cahiers des charges pour certaines « missions », et plus si affinités...

ELC : Le plus souvent j’enregistre en mouvement, avec l’aide d’une perche et d’un couple ORTF de microphones électrostatiques, le tout relié à un enregistreur numérique portable. Etre le plus léger et donc le plus mobile possible.

CP : J’aime bien cette réflexion de Marchetti : « Le microphone est un outil comme les pinceaux d’un peintre… »

ADT : J’avais écrit un texte autour de 2002 qui s’appelait « Das Mikrophone ist eine Kamera » (le micro est une caméra, ndlr).

« Luas Carol », extrait (musée), image Anne Cleary et Denis Connolly, son Jean-Philippe Renoult et DinahBird, 2009 :



JPR : On peut tous adopter cette jolie définition. Le micro serait même pinceau et palette de peintre à la fois… la sélection des couleurs sonores et donc leur mixage se faisant en post-production. Côté technique, j’utilise un système omni + Jecklin pour les grands espaces et puis tout l’arsenal adapté aux différentes situations (Cardio, binaural, etc.).

RA : J’essaie d’adapter le matériel en fonction du lieu où je vais et du temps que j’ai à y accorder, comment je vais m’y déplacer, etc. Ça peut aller du dispositif multicanal en croix IRT à la parabole, de la stéréo de phase sur pied au couple ORTF en bout de perche ou poignée, du piézo, plus récemment de l’hydrophone… Tout depend de mes intentions premières une fois qu’elles sont confrontées à l’environnement sonore. Parfois aussi en mode « à la sauvette », avec ce qui me tombe sous la main (téléphone, recorder de poche). La citation que Cédric Peyronnet fait de Marchetti me plaît beaucoup. Le couple microphone/enregistreur est un outil poétique qui se manipule de la même façon qu’un chef’op cinéma va travailler sa lumière, choisir ses optiques, et aborder un cadre pour le travailler. C’est de la prise de vues, vue de l’oreille.

DB : A la sauvette avec l’enregistreur de poche, le micro Nagra ou le binaural, pour un projet plus élaboré, si j’ai une idée que je veux développer en contexte, j’improvise beaucoup par rapport à l’espace acoustique et aux réactions des gens. Les gens, la voix ne sont pas du tout interdits pour moi. Ce qui est, je crois, anti-field recording, n’est-ce pas ? Quelque part, je me cache derrière le micro, je me sens protégée et invincible et l’enregistrement devient un prétexte légitime pour des situations où, sans micro, ça serait étrange. J’ai en tête par exemple ce type dans un bateau à moteur à Venise qui m’a demandé si je voulais aller dans des tunnels sous des églises... oui ! Sans recorder, ça aurait pu être un plan totalement louche et bizarre. Plus récemment, quand j’ai participé à une radio art camp dans un ancien gasomètre à Oberhausen, non seulement on a survécu à une tornade mais on a passé 36 heures jour et nuit à fabriquer des sons. Le reflet sonore dans ce lieu était totalement fantastique.

JPR : La notion de cadre et de rapport avec l’image est asez récurrente dans nos pratiques. J’essayais dernièrement de dresser un cadre large, façon plan séquence de cinéma. Avec deux omnis sur pieds (des U89 Neumann, pas portables du tout !) en prise AB très espacée (à peu près 2 mètres)… C’est du dispositif lourd et il n’est pas pas question de mobilité, même réduite. Le plan est fixe et on attend que les évènements sonores passent dedans. Mais comme le dit Rodolphe, on se retrouve ainsi dans une posture de chef’op son, c’est une position très plastique finalement.

ADT : Par contre DinahBird et Jean-Philippe, ce que vous avez fait avec Sarah Washington et Knut Aufermann pour « Locked In / Locked Out » est un vrai travail pour faire parler l’espace. D’ailleurs ça me fait penser à une composition pour un ensemble de marcheurs qui font claquer l’espace urbain. Des sortes de marche militaire, en solo ici, un truc très beau et très efficace.

JPR : Les projets « Locked In / Locked Out » sont les résultats radiophoniques et électro-acoustiques de nos prises de son dans les écluses de Nuremberg sur le Danube (les plus hautes d’Europe) et donc de véritables concert rooms. Il s’agissait pour nous de performer avec l’espace acoustique incroyable de ces locus… une improvisation constante par le biais d’amplifications d’intruments parfois, mais en même temps une écoute constante.

FM : J’enregistre avec un mixette SQN4S et un Fostex FR2LE, un micro M/S Audiotechnica et 1 Neumann hypercardio en principal, puis d’autres trucs plus occasionnels. J’ai rarement le casque sur les oreilles car c’est moins déstabilisant pour les interviews (pour celui qui est en face de moi), puis j’aime bien faire partie de ce paysage, ne pas être en mode « studio »... C’est comme ça que je vois le casque. Evidement, j’ai pris de « mauvaises habitudes » en travaillant pour le cinéma comme perchman ou ingé-son. Mais je me dis toujours que la qualité je peux la dégrader, l’inverse est plus compliqué. Donc j’essaie d’enregistrer le mieux possible, car je ne sais jamais ce que je vais en faire, sauf pour les interviews. Quant à la question de la voix comme « anti-field recording », j’avoue que je ne me pose pas la question. Dans un paysage sonore vivent des humains et donc ils y participent. Si on enregistre une coupe forestière lointaine, il faut bien des gens pour la faire et donc par extension quelqu’un qui parle de ce bois en porte la voix. Rien n’est détaché pour moi, il n’y a pas de priorité esthétique.

Que faites-vous de vos enregistrements ?

ADT : La plupart des sons dorment en back-up et attendent d’être réveillés, seuls quelques sons (très peu) sont très vite mixés avec autre chose. De temps en temps, je les réintègre à différents projets souvent musicaux ou radiophoniques.

Tô : J’archive tout (seulement depuis quelques années), je ne réécoute que très longtemps après, puis je démarre de nombreux projets dont seulement une petite partie voit le jour.

PM : Quoique j’utilise principalement des field recordings dans mon travail, celui-ci n’a pas grand chose de documentaire, et je le situe volontairement du côté de l’électroacoustique, du côté des questions musicales. Ce n’est pas que l’étiquette de compositeur ou de musicien m’attire tant que ça, mais cette chose à la fois surdéterminée et impalpable, toujours à redéfinir, et surtout ce drôle de régime de perception du sonore que constitue la musique est un territoire qui semble intéressant à explorer. Je crois d’ailleurs que la pratique du field recording, en ce qu’elle emprunte énormément à certaines de ces conditions très déterminées de l’écoute musicale – ses supports et ses modes de reproductions, notamment – est à même de poser des questions éminemment musicales. À travers le processus de décontextualisation et de recontextualisation d’un enregistrement sonore du réel, il y aurait donc quelque chose de musical qui apparaîtrait là où l’objectivité documentaire fait défaut. Cette idée qu’une chose sonore puisse être de la musique uniquement par défaut me plaît beaucoup.

GM : Je les réécoute tous assez vite. Certains sont réutilisés à chaud car captés dans ce but, d’autres vont rejoindre leurs collègues qui dorment parfois longtemps dans, chronologiquement : des bandes magnétiques, des cassettes audio ou vidéo, des DAT, des mini-discs, des CD et maintenant des DVD, des disques durs portables ou non, clés USB, cartes S-Drive, et aussi ma mémoire, si volatile, sélective et déformante fût-elle... Il y en a qui finissent évaporés dans les airs par les ondes radio, d’autres qui servent à monter ou remonter des fictions ou traces paysagères, d’autres qui s’installent, surtout en extérieur, dans l’espace dit public. Entre le plus ou moins musical, le plus ou moins field recording et toutes les nuances entre deux, certains sont irrémédiablement et sans pitié détruits, je ne suis ni fétichiste ni collectionneur...

ELC : Dans le cadre d’un projet, je commence par les réécouter, tout en les scriptant pour détailler le déroulement et les éléments qui les composent. Puis, je les stocke sur des disques durs, en attendant leur utilisation future.

CP : Je les écoute et je les fais écouter. C’est une mémoire sonore qui est distillée au fil du temps, soit dans les projets, soit comme un marqueur de ma mémoire. Je les utilise comme des bases de composition pour mon travail sonore, mon objet de travail étant de composer uniquement à partir d’un lieu, sur un lieu, avec la thématique du lieu. C’est une interprétation du lieu à travers le microphone.

« Atterrissage », Hitoshi Kojo & toy.bizarre, Cédric Peyronnet (field recording), Hitoshi Kojo (composition), 2011 :


RA : Je les intègre dans un travail de composition, plutôt électroacoustique et radiophonique. Parfois je garde un plan séquence tel quel en tant que pièce sonore, sinon, comme matériau ou archive/témoignage. Assez rarement, je les intègre dans une base naturaliste collaborative (ornitho) comme document d’observation. J’en poste certains sur un blog et cache les autres dans un disque dur, prenant plaisir à les retrouver pour les réécouter !

DB : Je garde tout ! J’ai des Minidisks, des DATS et maintenant des disques durs remplis de sons. Dans le cadre d’un projet, je réécoute tout, je dérushe, je prends des notes qui ensuite ne servent qu’à me rappeler pourquoi j’aime un son ou à quel moment. Et ensuite, je commence à les assembler. Mais je garde toujours une copie des sons dans leur état vierge.


« Étrange retournement de la conception de l’objet sonore – au sens de Pierre Schæffer : là où la Musique Concrète voyait dans le son fixé sur support une manière de le rendre « neutre », il y a souvent dans les productions de field recording comme un excès de neutralité du document, auquel il s’agit de rendre son environnement. » Pali Meursault




FM : 80% de mes sons prennent part à des projets... J’ai un dossier SON avec un sous-dossier « fourre-tout » et souvent je n’y fourre pas le nez. Au final, même si je ne sais pas comment je vais traiter mes sons, quelle place ils vont avoir dans la composition, je sais néanmoins dans quel dossier ils vont aller. J’enregistre assez peu « pour rien/pour le plaisir ». Comme Dinah, je garde également un sous-dossier « sons bruts ou rushes » ; parfois des sons passent d’un projet à un autre au cours de l’écoute chez moi. Durant l’écoute, je sais également comment ces sons vont être transformés pour le contexte de diffusion. D’une certaine manière, mes archives sont déjà une élaboration du travail à venir.

Dans quel contexte faites-vous entendre vos field recordings ?

ADT : Au départ, je faisait des concerts où je mettais clairement en avant ces sons enregistrés, mais cela posait quelques problèmes d’acoustique et de sens. Cela nécessite en général un très bon dispositif d’écoute, ce qui arrive très rarement.

Tô : Dans le cadre de concerts, de compositions, d’installation sonores, lors de discussions autour de mon travail. Les enregistrements peuvent être conservés comme tels et considérés comme des pièces sonores à part entière, ou bien utilisés comme matière de travail pour la composition. Dans le cas des installations, ils sont utilisés à travers l’espace ou sont eux-mêmes l’aboutissement de propositions théoriques.

Tô live (extrait), au festival néerlandais (h)ear (au centre d’art kuS, Heerlen), avril 2011 :


PM : Mon travail peut prendre la forme de performances, de disques, de pièces radiophoniques, d’installations... Tout dépend du cadre d’un projet mais, quoi qu’il en soit, j’aime faire exister un moment d’écoute sans qu’une explication, qu’elle soit anecdotique, écologique ou technique, soit nécessaire pour restituer le contexte d’origine autour de ce qui sort des hauts-parleurs. Il me semble d’ailleurs qu’il y a parfois une faille dans certaines approches très documentaristes du field recording, dans la mesure où c’est souvent l’emballage explicatif qui légitime la dimension documentaire du son.

Étrange retournement de la conception de l’objet sonore – au sens de Pierre Schæffer : là où la musique concrète voyait dans le son fixé sur support une manière de le rendre « neutre », il y a souvent dans les productions de field recording comme un excès de neutralité du document, auquel il s’agit de rendre son environnement. En revanche, j’aime beaucoup travailler sur des projets in situ ou site specific, puisque, le contexte étant donné d’emblée, je peux m’adonner à ce qui m’intéresse le plus : trahir le réel et rendre cette trahison palpable, profonde.

ELC : Je ne fais que rarement de la prise de son un journal intime. Tout ou presque tout ce que j’enregistre sera entendu dans un lieu public, dans le cadre d’une installation, d’un concert, d’un CD ou encore d’une radiodiffusion.

Eric La Casa au festival Densités, 2009 :


CP : Mes pièces sont composées pour support, installation, projection sonore ou live. Avec une vraie difficulté souvent pour trouver un moyen de diffusion satisfaisant adapté à la diffusion d’enregistrements de terrain bruts.

RA : Installations, dispositifs d’écoutes, concert, pièce radiophonique, parfois je les intègre dans une déambulaion géolocalisée via application mobile. L’équilibre est rarement obtenu entre taille et acoustique de la salle, puissance/précision du système d’écoute. Confort et degré d’intimité pour l’audience.

DB : Pièces radiophoniques, installations à l’intérieur et à l’extérieur, rarement pour un support fixe uniquement, il y a toujours un moment de partage public via les ondes ou dans un format « concert » avant que ça soit fixé sur support.

FM : Quasi essentiellement pour des installations sonores. Je dois faire quatre concerts par an et peut-être une ou deux pièces sonores à proprement parler. La question du sens que vont prendre ces sons diffusés dans un contexte précis (où je montre mes installations sonores) est très important.

A vrai dire, cette question du contexte de diffusion est la part principale de mon travail, et il ne va pas toucher que l’esthétique du son réalisé ou que l’acoustique du lieu. C’est ainsi que je développe souvent des pièces sonores une fois que j’ai vu les lieux, donc la question de la qualité sonore devient aussi totalement relative. Lorsqu’on fait avec Philippe Petitgenêt des concerts sur des sound systems de voiture ou des murs vibrants avec Els Viaene, ou encore que je diffuse par voie hertzienne sur d’anciens champs de batailles, c’est le sens que le son va provoquer dans ces espaces qui m’intéresse prioritairement.

Est-ce que vous les pérennisez d’une manière ou d’une autre ? Quid de la préservation (conservatoire des sons) ?

ADT : J’avais fait un pauvre Myspace que j’ai appelé ZEROVLF, j’y déposais régulièrement des prises de sons bruts, des plans séquences, des bugs radio, des captations de satellites, des chants Dogon, plein de choses, une sorte de radio maison. Le dernier projet que je viens de finir est une sorte de musique/archive qui sera gravé sur vinyl. Ce document, c’est « l’enregistrement » brut d’un synthétiseur analogique unique au monde, qui est au GRM. Mais ce qui est sûr, même si il y a une forte crise du support, c’est qu’il faut accompagner ces sons, ces enregistrements, ces musiques et créer des « cérémonies spéciales », du support jusqu’au concert, à la séance d’écoute.

Tô : Dès qu’il m’est possible de le faire via des éditions CD (ce que je préfère), de temps en temps sur des net-labels. Je me contente pour le reste de tenir à jour un site regroupant des extraits d’enregistrements mais aussi des textes et diverses données utilisées dans mes projets.

PM : Je ne crois pas que mes disques pérennisent autre chose que leur propre existence en tant que pièces sonores... Je préserve mes sons parce que c’est possible et facile avec les supports numériques, et il m’arrive de les revisiter. C’est d’ailleurs parfois très intéressant de réécouter un enregistrement sans avoir aucun souvenir de son origine, parce qu’on y entend d’autres choses. Évidemment, le stockage sur disque dur est aussi faillible. Ça me fait penser au très beau disque de Scott Konzelmann (aka Chop Shop), « Oxyde », pour lequel il s’est servi d’archives sur bandes qui avaient subi un dégât des eaux et un long vieillissement.

Voilà un type d’altération créative que le numérique ne permet pas, quand un disque dur plante, les souvenirs disparaissent avec les données, de même que la possibilité de nouvelles écoutes. Mais quand un projet se termine avec une publication, ça libère de la place sur les disques durs et ça permet de passer à autre chose. Je n’ai pas tellement de respect pour la préservation de mes enregistrements, sans doute parce que je les vois comme de la matière plutôt que comme des documents.

ELC : De même que j’ai pour habitude de trier, je conserve mes enregistrements dans des disques durs car à tout moment je peux être amené à les utiliser ou réutiliser.

GM : La pérennité est une grande question. Certains (sons) ont la chance d’être conservés -mais est-ce une vraie pérennité ?-, d’autres non, et d’autres encore cédés par des contractualisations et exclusivités du commanditaire, on ne maîtrise alors plus grand chose. Et puis la chose sonore ambiante est difficile à rendre durable, à conserver en l’état... Là encore, n’étant pas forcément un grand nostagique patrimonial, ce qui est fait est fait, si cela perdure quelque peu tant mieux, si cela disparaît plus ou moins rapidement, c’est que toute chose n’est pas équitablement durable, environnement y compris.

CP : Oui, je conserve certains projets par la mise en ligne d’enregistrements bruts : projet k146, projet Morvan-Auxoix, ou la participation sporadique à des projets comme Freesound. Aucun plan particulier donc – il faut accepter la perte.

RA : Encore faudrait-il s’entendre sur ce que tu entends par pérenniser… Côté « archive », la manière la plus efficace de pérenniser des documents audio est de les mutualiser sur une plateforme internationale en ligne type Freesound ou Xeno-canto (en oubliant les histoires de droits et de paternité). Ceci va pour le document brut, le son-materiau, et en ce sens, oui, j’ai moi aussi mes « conserves de sons », rangées par lieux, type, textures... L’archivage leur donne un petit côté mortifère.... Côté publication, j’ai jusqu’ici passé une grande partie de mon temps à co-éditer le travail des autres (sur « Vibrö ») et n’ai pas cherché à éditer le mien (et puis je produis très peu et très lentement des formes finalisées). J’aime bien répondre à des projets collaboratifs, ou suivant des appels à contribution. L’audioblog est également un moyen de « pérenniser » tout comme les plateformes de diffusion telles que Soundcloud.

FM : Voilà la question de la pérennité… Selon ce qu’on fait, dans mon cas des installations sonores, c’est un véritable problème : l’archivage, la documentation. On oublie la question du temps de « regarder et entendre », on oublie la question du contexte... et dans le cas de live, on oublie le dispositif particulier (je ne joue jamais avec Philippe Petitgenêt sur des systèmes dédiés, nous fabriquons nos systèmes). Pour moi l’archivage est inutile. Plutôt remonter les installations sonores.

Qu’est-ce qui vous a mené au field recording ?

ADT : Je pense à un premier voyage de quatre mois en Afrique de l’Ouest en 1998 avec un dictaphone, puis l’achat en 2000 d’un DAT et un très mauvais micro. Je crois que c’était mon premier véritable instrument. Mais surtout la très grande différence avec le studio, et naïvement, la poétique du dehors transformée par l’enregistrement.

Tô : Tout d’abord l’influence de la musique industrielle, qui m’a amené vers les musiques expérimentales, puis l’envie de me détacher de toutes formes d’instrumentations conventionnelles. Je n’avais à cette époque-là pas d’enregistreur, mais un vieux sampler et un micro très bas de gamme. Le sampler devait être alimenté par le secteur et je n’avais qu’un câble micro de cinq mètres, ce qui me permettait juste d’atteindre le jardin et le puits jouxtant la pièce qui me servait de studio. Cet environnement a donc constitué mon premier terrain de jeu, et m’a bien sûr fait prendre conscience de tout ce qu’il pouvait y avoir au-delà.

« London Sounds », 1ere partie, de Michele Banal, 2010, inspiré du projet Favorite Sounds :


PM : D’abord je suis sorti des Beaux-Arts un peu écœuré du monde de l’art et je me suis retrouvé par hasard dans celui de la radio. Je n’y ai pas rencontré tout de suite l’art radiophonique mais je me suis retrouvé avec des micros et des ordinateurs à portée de main, dont j’ai commencé à apprendre le fonctionnement. J’avais une culture d’auditeur qui m’avait amené vers la noise et l’électroacoustique, mais je ne jouais d’aucun instrument et ne connaissais rien des techniques de studio et des machines électroniques. J’ai commencé par enregistrer ma voix et la mettre à l’envers, ça a été un moment magique qui a ouvert plein de possibilités... C’est d’ailleurs quelque chose que j’ai réutilisé récemment comme point de départ pour animer des ateliers MAO avec des enfants. Puis j’ai couru acheter un micro très bon marché pour le fourrer dans le moteur de mon frigo et j’ai commencé à apprendre comme ça, en me tournant petit à petit vers le paysage sonore parce que ça posait les mêmes questions de représentation que celles dont j’avais l’habitude avec l’image.


« Très tôt, mon rapport au monde s’est établi par l’écoute. Que je puisse librement m’installer dans une forêt de chênes et y rester pour une durée indéterminée est une des raisons qui m’ont orienté vers la prise de son de terrain. » Eric La Casa




ELC : L’écoute a toujours été mon vecteur de prédilection, mon véhicule. Très tôt, mon rapport au monde s’est établi par ce médium. Ensuite, le fait que je puisse librement m’installer dans une forêt de chênes, par exemple, et y rester pour une durée indéterminée est une des raisons qui a infléchi mon orientation vers la prise de son de terrain. Enfin, comme je ne souhaitais pas non plus être ingénieur ou technicien du son, j’ai délibérément choisi des terrains de jeux et d’expérimentations les plus libres possibles.

GM : Ce qui m’a amené au field recording, c’est la rencontre avec Élie Tête et des amis architectes, designers, urbanistes, et même artistes musiciens qui m’ont grand ouvert les oreilles sur l’environnement sonore post-schaefférien ! Et certainement la lecture de « Soundscape, The tuning of the World ». Et puis le fait qu’au départ j’ai une double formation d’horticulteur paysagiste et de musicien.

FM : A 13-14 ans, l’expérimentation avec un magnétophone à bande : enregistrements d’insectes dans le village où j’habitais et captation de conversations de pilotes d’avions - le microphone étant donc loupe et viseur, mais aussi, par l’amplification de phénomènes radio-électriques, révélateur d’un monde caché complètement hors de l’acoustique. Un vrai choc à cet âge-là ! Après cela, la nécessité d’explorer le monde autour de moi par le son - l’écoute donc également.

RA : Très clairement mon côté « promeneur écoutant » pour reprendre Michel Chion, et comme l’explique aussi très bien Marc Namblar, à l’époque mu par l’envie de reconnaître par le chant (facteur crucial de l’ornithologie) telle ou telle espèce d’oiseau. Ensuite par la découverte de la musique concrète et enfin en 2000, par un voyage en Amazonie péruvienne pour un travail d’anthropologie à base d’interviews de chamanes sur Minidisc avec un micro pourri.

DB : Comme Pali Meursault, j’ai commencé à faire des enregistrements via la radio, pour moi pirate et communautaire. Et donc en 1998, je me suis acheté enfin mon premier enregistreur MD et mon micro Sony pourri et je suis partie un samedi soir enregistrer les voitures de tuning autour au bord de la mer à Brighton.

FM : Merci à Yannick Dauby ! Je me suis dit un jour que la photographie m’embêtait (je suis photographe au départ) car on allait toujours d’un point A à un point B, pour photographier ce point B, donc la notion de parcours est inexistante. Le son m’a permis de faire ressurgir ce parcours, par l’emploi de la durée et non pas du snapshot.


« On vit actuellement une démocratisation des outils d’enregistrements, qui n’est pas pour rien dans la consécration du field recording et de la phonographie et qui a beaucoup en commun avec l’avènement de ce que Bourdieu appelait un “art moyen”, au moment de la généralisation des appareils photo grand public à partir des années 50. » Pali Meursault




Quelle distinction faites-vous entre field recording et phonographie ?

ADT : Le field recording est un outil, de la même manière que l’est un studio de son, ce studio c’est le dehors, c’est un laboratoire pour l’enregistrement. La phonographie serait plus un mouvement esthétique et écologique qui chercherait à restituer une idée de la réalité par le son.

PM : Je reviens du « Field Fest » où j’ai joué à Bruxelles , et il semble qu’il s’agit ces derniers temps d’ériger le field recording en discipline à part entière. Je n’ai rien contre mais j’ai un peu l’impression d’avoir quant à moi hérité de cette étiquette un peu par hasard, sans l’avoir revendiquée. Le field recording est un terme pratique parce qu’il est très ouvert : « field » versus « studio » dans les modes de production audiovisuels consacrés, soit tout ce qui se passe en dehors du studio, ce lieu de l’artifice et de la fiction... Malgré tout, ça reste un terme assez refermé sur la technique et la pratique, et il n’est pas sûr que puisse s’en dégager quelque chose qui soit de l’ordre d’un courant esthétique, mais c’est en revanche une notion qui a le mérite d’abriter une pluralité d’usages et d’intentions.

La phonographie me paraît une notion intéressante pour d’autres raisons, sa parenté avec la photographie ne s’arrête pas à la manière de capter (d’« écrire ») une réalité phénoménologique (la lumière ou le son), c’est aussi l’occasion d’analyser ce qui est en jeu dans l’approche critique de l’art sonore avec le recul d’un art photographique dont les outils et les discours ont pris trente ou quarante ans d’avance. Il me semble que les écrits d’André Rouillé (pour ce qui est du rapport au document), de Roland Barthes (pour ce qui est de la place de la subjectivité) et les visual studies américaines peuvent être étudiés avec profit pour passer de la théorie de l’image à la théorie du son.

Dans le même ordre d’idée, on vit actuellement un phénomène de démocratisation des outils d’enregistrements (avec la mode des petits enregistreurs portables), qui n’est pas pour rien dans la consécration du field recording et de la phonographie et qui a beaucoup en commun avec l’avènement de ce que Bourdieu appelait un « art moyen », au moment de la généralisation des appareils photo grand public à partir des années 50. Il me semble qu’il y a là de quoi interroger l’émergence de cette nouvelle discipline comme art aussi bien que comme pratique qui se popularise.

Pali Meursault, « Sur Place », Eybens, 2004 :


ELC : Pourquoi devrais-je faire comme si ces termes avaient une réalité dans ma pratique ? J’aurais tendance à n’en choisir aucun, car toute catégorisation chasse l’inommable, et l’imprévu. Je ne comprends pas pourquoi nous ne ferions pas partie d’une grande famille comme la musique ou l’enregistrement de terrain, au lieu de ranger tout cela dans des sous-catégories dont la raison d’être m’échappe, à part de faire des champs d’invasives et autres herbes folles un gazon bien tondu. Je suis pour le maximum de diversité, et non pour choisir entre deux options.

ADT : je suis entièrement d’accord avec Eric La Casa.

DB : Me too... Wikipédia anglais m’apprend qu’il n’y a pas grande différence entre les deux, sauf peut-être que les field recordings ont un côté plus anthropologique/ethnomusicogique (penser à John Lomax ou Charles Seeger, parmi pleins d’autres) que la phonographie pure...

ADT : Si on cherche absolument à définir, je séparerais clairement Alan Lomax du « field recording », il est vraiment du côté ethnomusicologie.

GM : Encore une question délicate. Déjà la position culturelle de deux langues, avec leur bagage sémantique, n’arrange pas les choses, si tant est qu’il faille chercher à tout prix des différences. Le débat revient régulièrement sur la table, et je pense de façon assez stérile, entre sound designer et designeur sonore... Peut-être qu’un phonographiste est un field recorder qui s’ignore et inversement.

RA : Ouch ! Le field est un terme fourre-tout qui traduit un ensemble de pratiques liées par une technique - la fabrication d’un vocabulaire de travail à partir du microphone -et/ou- n’importe quel type de transducteur, aérien, ultrasonore, piezo-electrique, bref un truc qui te ramène en bout de chaîne un signal acoustique à partir d’une source qui se trouve en extérieur. C’est donc super large et ne correspond pas à un mouvement esthétique distinct. Le terme phonographie me semble plus référencé, caractérisant la transcription ou transposition sonore d’un environnement précis. Et là c’est toute la problématique du soundscape qui est sous-jacente.

J’ai du mal à comprendre cette notion de transcription environnementale à partir du moment où on la veut exhaustive ou objective. N’allez pas me faire entendre des VLF en me disant que c’est le son que font le vent solaire ou les aurores boréales ! C’est inouï ! Sémantiquement la phonographie serait une « photographie sonore », autrement dit la capture à l’instant « T » de ce qu’un lieu « X » a donné à entendre en ce moment particulier et ce pour un seul individu « Y » lui-même, ayant projeté ce qu’il voulait y capturer, avec ses préférences esthétiques et ses choix techniques. S’ensuit un artefact audio traduisant l’ultime singularité de cette interprétation du réel. Point.

FM : Je vois le field recording comme ce qui sort de mon enregistreur, des fichiers bruts. La phonographie va plus du côté de la composition de ces field recordings. J’avoue que je me pose peu cette question quand je travaille. Même si phonography et phonographie existent, elle est difficile cette traduction de « field recording » en français. Je dirais que la différence entre field recording et phonographie est plus une question d’attitude.

Comment allez-vous chercher les sons ? Allez-vous au son ou le son vient-il à vous ?

Tô : Je vais vers le son et le son vient à moi. L’écoute, en premier lieu, implique cet échange. L’audibilité des phénomènes sonores détermine aussi beaucoup de choses, tout comme le fantasme lié au site d’enregistrement. Je pense que je laisse beaucoup plus le son venir à moi lorsque j’utilise simplement mes oreilles que lorsque le dispositif d’enregistrement intervient, à ce moment-là, le rapport focal avec l’environnement sonore du lieu est faussé. Il est beaucoup plus juste de faire un enregistrement stéréo sans casque que de s’enfermer dans une paire d’oreillettes et perdre toute notion de l’espace dans lequel tu travailles. Je focalise beaucoup sur des aspects spécifiques de l’environnement, je « grossis » souvent très fortement les sons à la prise, mais il est pour moi essentiel d’utiliser mes oreilles en premier, comme un outil d’étalonnage perceptif.


« Parfois je vais aux sons comme j’irai à la mer, en espérant les trouver là où je les cherche, et parfois c’est raté ; d’autres fois ils viennent à moi, accidentellement, ils s’imposent même quelquefois. J’aime bien la dérive, situationniste ou non, sa part d’aventure, l’errance de certaines soundwalks urbaines notament. » Gilles Malatray




PM : Cette question revient à parler de l’écoute comme quelque chose qui serait de l’ordre d’une pratique, comme quelque chose d’actif. Là encore, la technologie pose problème parce que la sur-amplification du réel que peut produire la médiation technologique est une sorte de facilité... Mais je crois qu’activer l’écoute peut aussi être une forme de laisser-faire : fermer les yeux, pendant longtemps, peut amener à des états de perception très particuliers.

ELC : Il n’y a pas de traque, de chasse aux sons, car les sons ne sont pas des papillons à collectionner. Du moins, ne suis-je pas un audio-naturaliste en quête de l’oiseau rare... Avec le sonore, il y a forcément une rencontre à trouver et le corps en est l’outil premier. Pour faire un enregistrement, il faut commencer par se mettre en disponibilité, et pour cela, bien s’y préparer. C’est une cueillette de champignon, il y a l’expérience qui entre en jeu, mais surtout le plaisir d’être là les oreilles dans le vent et de filer des rumeurs dans l’étendue... parfois, vous suivez rapidement une piste que vous savez intéressante, parfois, vous différez le moment de partir, parfois, vous vous installez à l’abri d’un arbre pour attendre ce qui ne peut être nommé...

GM : Parfois je vais aux sons comme j’irai à la mer, en espérant les trouver là où je les cherche, et parfois c’est raté ; d’autres fois ils viennent à moi, accidentellement, ils s’imposent même quelquefois. J’aime bien la dérive, situationniste ou non, sa part d’aventure (toutes proportions gardées), l’errance de certaines soundwalks urbaines notament. J’aime aussi le concept de la serendipity, et sa posture ouverte à l’impromptu, au fortuit, à ce que l’on trouve (de beau) sans le chercher, à condition de se mettre dans de « bonnes dispositions ».

CP : De mon côté, c’est un toujours un travail sur la face sonore du lieu. C’est donc une exploration minutieuse et souvent préparée du lieu et de ce que l’on peut y entendre. Heureusement très souvent, c’est une surprise sonore au final.

RA : En partie d’accord avec ce que dit Thomas Tilly, c’est un double mouvement. Le lieu s’apprivoise. Encore une fois, cette notion de promeneur écoutant. Décortiquant les plans, les sources, les variables par une approche que j’espère poétique. D’autant plus vrai si on reste un certain temps sur un site, qu’on l’écoute dans ses changements quotidiens, du jour au crépuscule de la nuit à l’aube, jouant avec la cartographie, le relief, les phénomènes acoustiques. D’autant plus fort si on veut faire de l’animalier : il faut connaître les habitudes, repérer les déplacements, attendre les moments clés. Il s’opère un accord entre soi et le site. On s’accorde en fonction de ce que l’on peut se permettre, ce que l’on a à donner. Parfois le lieu a plus à offrir que ce à quoi on s’attendait !

Par contre, je ne partage pas l’avis de Thomas Tilly sur l’écoute au casque pendant la prise. Pour ma part, je fais des va-et-vient entre le casque et les oreilles pour m’ajuster avant l’enregistrement, comme pour régler ma focale, faire ma mise au point. Une fois le « rec » envoyé, je suis dans la fabrication d’un artefact, avec une écoute-contrôle au casque, agissant comme un prisme, je contrôle mon « pinceau » dé-corrélé de l’espace dans lequel je me trouve. Je n’écoute d’ailleurs jamais ce qui entre dans la mixette (sauf souci technique) mais toujours le « retour-tape », à savoir ce qui est déjà fixé, enregistré sur la bande ou le support Flash, c’est déjà une distance symbolique puisque appartenant imperceptiblement au passé à quelques millisecondes près.

FM : Je vais au son. Je prends rendez-vous avec les voix à enregistrer, je vais dans des endroits où je sais que je peux trouver tel type de son, etc. Quand je me laisse aller et que je « tombe » sur un son, à l’enregistrement ça donne un résultat qui me satisfais peu.

Qu’est-ce qui rend un son intéressant ?

Tô : En premier lieu la culture de l’auditeur, on n’y échappe pas. J’essaie de me démarquer de mes goûts pour travailler, c’est essentiel dans le travail avec les microphones. Ne pas prendre cela en compte revient dans une certaine mesure à focaliser sur des sons particuliers et à briser l’intérêt de l’étude de l’environnement sonore et de ses spécificités. J’avoue ne pas toujours réussir à m’en affranchir...

PM : Impossible de le savoir ou de l’énoncer à l’avance. Il y a forcément quelque chose d’inattendu et de difficilement exprimable dans ce qui retient l’attention. Là encore le parallèle phonographie/photographie peut nourrir la réflexion : Barthes parle dans « La chambre claire » de la distinction entre le « studium », ce que le savoir nous permet de comprendre et d’analyser a priori ; et le « punctum », le détail imprécis qui retient notre attention ou notre émotion, et qu’il n’est pas possible de réduire à un ordre de savoir technique, académique ou spécifique. Ce qui rend un son intéressant a pour moi quelque chose à voir avec ça, il y a un truc en plus des critères acoustiques, une anomalie ou une singularité qu’il est parfois difficile de nommer.

ELC : Un son seul n’est rien. Dans l’environnement, il est toujours le résultat d’une somme de phénomènes, d’une relation à l’espace... C’est cela qui peut le rendre intéressant : cette complexité dans les rapports avec son espace d’émergence. Et puis bien sûr, la découverte qui nous met en relation avec un phénomène imprévu, impensable, puissant... qui vous envahit complètement. Ne plus pouvoir s’en défaire... et même au-delà du terrain, il vous obsède, vous émeut encore... oui, l’émotion est un moteur important.


« Un évènement isolé n’est pas un évènement, parce que chaque événement est un facteur d’un tout plus large et signifie ce tout. » A. N. Whitehead, « Le concept de nature » (Vrin, 2006)




GM : Le contexte peut rendre un son intéressant, ou parfaitement inintéressant. Le fait de vieillir, avec son oreille et son écoute, ses expériences, ses rencontres peut changer le statut d’un son au fil du temps. Et puis il y a tant d’incontrôlables, sa forme physique, un temps de brouillard, une affinité pour quelque chose, une réminiscence enfouie dans les méandres de notre mémoire, une sorte de madeleine sonore...

JPR : Je me rappelle m’être entretenu avec Luc Ferrari au moment où il lançait ses « Archives sauvées des Eaux » en 1999 ou 2000. Comme son nom le dit bien : c’est l’inondation qui a détruit une partie des bandes qui a donné à Luc Ferrari l’envie d’exploiter les « survivantes » en invitant des tierces personnes à les remixer. Sans la catastrophe, Luc ne se serait probablement pas intéressé à ses propres archives, car il avait l’habitude d’enregistrer les sons dont il avait besoin au moment où il en avait besoin. On voit bien ici que c’est une action tout à fait extérieure, hors de l’espace-temps d’un son, qui lui donne a posteriori une utilité, un sens, et le fait œuvre.

CP : Tout dépend de ce que tu appelles « son » : ce que l’on entend in situ ou bien l’artefact créé par l’enregistrement ? Dans le deuxième cas (celui qui m’intéresse le plus) comme cet artefact (l’objet ou image sonore) est coloré par nos intentions (enregistrer n’est jamais un acte neutre), c’est le cadrage qui lui aura été donné, au-delà des caractéristiques « physiques » du son, qui va m’intéresser. C’est d’ailleurs là que se situe principalement l’écoute.

RA : Traitant de l’appréhension du corps sonore et de la composition électroacoustique par les enfants au GRM, Roger Cochini m’a un jour confié que pendant l’un de ses ateliers à Bourges dans les années 1970, un gamin de 6-7 ans l’avait mis en échec avec cette question très simple : « Monsieur, c’est quoi la différence entre un bruit et un son ? » Après réflexion, la réponse que Roger lui donna fut qu’« à partir du moment où tu as choisi tel ou tel bruit, ils deviennent tes sons, et ils constituent tes éléments de composition ». Au-delà de l’anecdote, je partage ce point de vue « d’objectivation ».

JPR : Peut-être que tant que le son n’est pas enregistré, il est bruit. A partir du moment où on l’a capturé, et qu’il est de fait cet artefact que mentionne Cédric, il devient son… le son deviendrait même soi !!!??? (adlib…)

FM : Là où il m’emmène en moi, qu’il soit enregistré ou en direct. Comment je le relie avec mon vécu, comment il fait ressurgir des choses vécues.

Dans le concept de paysage sonore, le paysage contient-il le son OU est-ce le son qui contient le paysage ?

ADT : c est un peu comme la poule et l’œuf cette question…

JPR : Je me disais la même chose, mais en fait, le son est d’abord dans un paysage, c’est à dire au moins dans un contexte physique où il y a de l’oxigène pour qu’il soit tout simplement diffusé. Je me rends de plus en plus compte que le paysage est dans le son, à partir du moment où l’on travaille avec ce son… il devient le paysage et les images qu’on veut lui donner, pas une reproduction de la captation d’origine ou d’un soundscape… Ceci est évidement encore plus le cas pour ceux d’entre nous qui utilisent le field recording comme base de composition musicale. Qu’en pensez-vous ?

ADT : Je suis à peu près d’accord avec toi, je ne peux m’empêcher de « voir » le son ou « ce paysage » comme quelque chose de continuellement distordu. Oui la distorsion, c’est comme Jonas Mekas je crois qui tape sur une armoire dans le film « Step across the border » et qui appelle ça l’effet papillon, le son ferait le tour de la planète en entraînant avec lui des milliers et des milliers d’événements. Ce paysage-là serait peut-être ça, ce « permanent ».

Tô : J’imagine que le contenant est l’atmosphère et que le contenu (que l’on appelle paysage sonore) n’est qu’une notion propre à l’auditeur (ou à un groupe d’auditeurs), à sa localisation et au moment de l’écoute. Le son n’est lui que la composante de ce paysage sonore, et cela n’est vrai qu’en situation d’écoute réelle, et plus du tout en studio.

PM : Qu’il soit visuel ou sonore, le paysage est artifice de la représentation, une composition très élaborée, très déterminée culturellement. Le paysage a été inventé et codifié de manière très stricte dans la peinture de la Renaissance italienne, et au fil du temps nous avons incorporé ces codes jusqu’à ce qu’ils modifient et déterminent notre regard sur la réalité, on « reconnaît » un paysage dans la nature, là où c’est en fait notre œil qui le compose. Il s’agit donc de comprendre que notre perception, qu’elle soit visuelle ou sonore, n’est ni bonne ni mauvaise, mais qu’elle n’est pas non plus neutre, elle est construite, y compris dans son immédiateté.

Le problème chez R. Murray Schafer lorsqu’il parle de paysage sonore, c’est qu’il ne met pas en jeu ces grandes questions de la représentation et la manière dont les ordres moraux et les systèmes de valeurs viennent structurer notre rapport au réel quand on perçoit un paysage. Et il me semble que, encore aujourd’hui, les disciplines du sonore manquent de recul épistémologique sur ces questions.

RA : Oui pour le côté analogie dans le réel, et considérer l’enregistrement comme un acte musical avec une démarche concrète, utilisant aussi ce qu’offre l’environnement : les résonateurs (caisse, bouteilles en verre, cuves, etc.), filtres (portes, cloisons, matières) et réverbérations (salles, escaliers). Par contre ce ne sera qu’une partie du travail portant sur des sons macro, des focus, des actions ou des textures que je destine au musical justement et qui me serviront d’objets compositionnels ou d’éléments de sound design.

Pour la musique du paysage (beau terme), j’ai du mal à retravailler mes ambiances. Je suis très fidèle au ressenti de l’enregistrement, j’essaie de faire du plan-séquence non retouché, ou très peu. Quand j’ai du temps, et que les conditions s’y prêtent, je fais plusieurs prises du même plan, comme pour l’image, et je n’en garde qu’une ou deux à la fin. C’est ce que Thomas Tilly appellerait de la composition in situ, par contre je n’interviens pas activement pendant la prise, comme tu le fais Jean-Philippe. En dernier lieu, je fais des pièces qui mélangent les deux approches avec en sus des sons générés et processés, à partir de ma voix notamment. Le lien passe par les oreilles...

GM : Ce n’est pas vraiment de la pub (quoique…) mais ici se trouve une tentative d’état des lieux sur les relations création sonore/environnement (via un agrégateur Scoopit). Il n’y a donc pas que du field recording, mais il y en a aussi...

ADT : Moi aussi, allez, je fais un peu de pub, cet album s’appelle « Static Islands », je l’ai composé en 2009 avec une bonne partie des sons collectés pendant la résidence European Sound Delta, j’appelle ça de la Travelling Music, ou musique de film qui n’existe pas. C’est une façon de guider ou de mettre une couleur.
recueilli par jean-philippe renoult 

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