La chorégraphe, danseuse et performeuse Maria La Ribot. © Carole Parodi
< 16'11'09 >
Interview
La Ribot : « J’invente des situations catastrophiques pour l’art et la danse »
La chorégraphe et performeuse espagnole Maria La Ribot se livre dans un entretien fleuve, réalisé avant l’été, alors que tournait encore son spectacle « Gustavia », conçu et joué en collaboration avec la chorégraphe française Mathilde Monnier, et alors qu’elle travaillait à son nouveau projet, « Llámame Mariachi » (« appelez-moi mariachi », programmé en première française au Festival d’automne (lire ici notre compte-rendu de ce spectacle mêlant vidéo, mouvement et performance) au Centre Pompidou. Entre danse, installation et performance, l’œuvre que construit La Ribot est singulièrement hybride. Explications.
Vous avez beaucoup travaillé à partir du nu, de votre corps nu. Le nu ne semble pas être une fin en soi dans votre travail, mais une étape de travail vers une autre métamorphose, un autre état – de dépouillement, essentiellement. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet acte d’exposition ?
C’est vrai, même si depuis l’année 2000, je ne travaille plus autour de la nudité physique. « Panoramix » a été une conséquence de ce travail entre 1991 et 2000, et une commande de Live Culture pour la Tate Modern, et cela concerne de façon très spécifique le projet des « Pièces distinguées ». Après, j’ai fait « 40 espontáneos », « Laughing Hole » et des vidéos. Les interprètes y sont toujours habillés, mais il y a une « super-exposition » dans tous mes travaux, une sorte de mise à nu. Par le rire extrême, par la spontanéité extrême, par le personnel extrême, par l’imprécision extrême contre « les perfectionnistes »…
Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’exécution d’actions physiques (apparemment) simples, comme dans « Laughing Hole » ?
La chute, la marche, prendre un objet, coller, scotcher, travailler… sont des concepts de la danse postmoderne que je ne prétends pas réfuter. Maintenant, je prends l’élan à partir d’eux. Les dadaïstes et les surréalistes aussi pratiquaient la quotidienneté, de façon plus révoltée ou onirique, peut-être.
Dans vos spectacles, vous favorisez une esthétique « low-key » minimale : un plateau vide, des pancartes, des chaises, un corps nu, éventuellement une perruque, un costume théâtral ou une paire de talons hauts. Cela relève-t-il d’une esthétique non-spectaculaire, non-sensationnaliste, voire non-théâtrale ?
Oui, mais je peux dire qu’on fait avec ce que l’on est et ce que l’on a. J’ai toujours travaillé avec de très petits budgets. Mon travail avec la réalité a commencé par là. Godard disait qu’il faut faire avec ce qu’on a et non pas avec ce qu’on rêve d’avoir. Dans les années 80, j’ai fondé une compagnie avec une chorégraphe à Madrid, qui s’appelait Bocanada (1986-1989), avec six danseurs. J’ai rencontré Mathilde Monnier et j’ai appris son budget pour une production : il était vingt fois plus important que le mien pour une année. J’ai dissous la compagnie et j’ai commencé à travailler seule, en silence et nue ; une forme de mise à nu de ma réalité. Mais ce fut surtout une mise à nu des paramètres, nécessaire pour comprendre.
Comment décririez-vous votre travail artistique ?
Je me qualifie de chorégraphe, même si ça pose des problèmes. Si je parle avec un taxi à New York, je lui dis que je suis une artiste conceptuelle parce que j’imagine qu’il est acteur et qu’il veut arriver à Hollywood, alors si je lui dis que je suis danseuse, il va croire que moi aussi je veux aller à Hollywood ! Si je parle avec Guillermo Gomez-Peña (artiste mexicain qui dirige la compagnie Pocha Nostra à San Francisco, ndlr), je suis une femme de théâtre et de danse. Si je parle avec Esther Ferrer (artiste espagnole au croisement de la performance et des arts plastiques, ndlr), je suis une Anglaise. Et si je parle avec une Anglaise, je suis une Espagnole. Je n’ai pas d’identité fixe, et je suis probablement ce que l’autre voit.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans les expérimentations transdisciplinaires (danse, performance, « Live Art », arts plastiques, vidéo, installations), qui sont devenues votre marque de fabrique ?
Mon cœur appartient à la danse. C’est de là que je prends mon élan. Mais si je n’avais pas déménagé à Londres, et si je n’avais jamais connu la scène du Live Art anglais, Lois Keidan en tête (directrice de la Live Art Development Agency, ndlr), qui m’aide et m’a énormément influencée, je serais une chorégraphe « marginale » en Espagne. Et si Gérard Violette, directeur du Théâtre de la Ville de Paris, n’avait pas parié sur moi en 2000, je serais perçue en France comme artiste de mime. D’ailleurs, j’ai gagné un prix de mime à Périgueux mais cela n’est pas si étrange : Franko B aussi (célèbre artiste italien du « Live Art » vivant en Angleterre, connu pour son travail de performance autour du corps, du viscéral et des fluides corporels, ndlr) en a gagné un (je ne sais plus où). Si Soledad Lorenzo, ma galeriste à Madrid, n’avait pas présenté « Still Distinguished » et la vidéo « Despliegue » en janvier 2002 dans sa galerie, le monde de l’art espagnol ne me connaîtrait pas. Sans aucun doute, en rendant mon travail public, ces trois personnages ont fait leur possible pour que je puisse travailler. Entre les trois, le lien entre « Live Art », danse, théâtre et art existe, et je suis la même pour chacun d’entre eux.
Entre 1997 et 2002, et particulièrement en parlant de moi, le monde de la danse, de l’art et du « live art/performance » a commencé à parler, regarder et travailler différemment. Mais de façon générale aussi, tout a changé. D’un coup, on a parlé du « live », de l’expérience « live », de la performance en France, du « Live Art » en Angleterre, de la multidisciplinarité en Espagne…. Pour moi, rien n’a changé : je travaille, pense et fais toujours la même chose que ce que je proposais dans le striptease « Socorro ! Gloria ! » (1991) et dans les « Pièces distinguées » (1993, 1997, 2000) avec plus de connaissances, et de liberté (peut-être ?), de poids et de moyens. Je suis plus complexe et le travail aussi mais rien, dans le fond, n’a changé. Je sais davantage de choses. Je pense que l’art est impur et sans frontières par essence. On ne peut pas travailler la transdisciplinarité comme telle, c’est fou… Chaque artiste intéressant pourrait être une discipline en soi !!!!
Comment vous situeriez-vous sur la scène artistique européenne, l’Angleterre, où vous avez longtemps travaillé, mais aussi l’Espagne, la France, la Suisse ?
Je tourne partout dans le monde, mais c’est dans ces pays que je trouve les moyens de production. Sans oublier le Portugal, qui suit et produit mon travail avec fidélité. Maintenant avec la vidéo et Internet, je sais que je suis dans les universités en vidéo…
Qu’est-ce qui influence et nourrit votre travail ?
L’art en général, surtout l’art contemporain -dans lequel j’inclus la danse, le théâtre et le cinéma.
De qui ou de quoi vous sentez-vous proche ?
L’observation de la vie en communauté, la ville, les marchés… et aussi Franko B, Forced Entertainment, Claudia Triozzi, Isadora Duncan, Marco Berrettini, Olga Mesa, Joan Brossa, Nao Bustamante, Loïe Fuller, Rineke Dijkstra, Richard Billingham, Gilles Jobin, Yann Marussich, Richard Maxwell, Rodrigo Garcia, Sarah Lucas, Oskar Gomez Mata, Tim Etchells, Ion Munduate, Carles Santos, Lucy Gunning, Juan Domínguez, Buster Keaton, Fernando Pessoa, Gary Stevens, Carlos Marquerie, Jérôme Bel, Guillermo Gomez-Peña, Juan Loriente, Angelica Liddell, Ramon Gomez de la Serna, Erik Satie, Bruce Naumann, Paul Newman, Ernst Lubitsch, Peter Sellers, Tarkovski, Eisenstein, Rybczynski…
Votre formation en danse classique influence-t-elle encore aujourd’hui votre travail ?
Ma formation de danse classique continue encore trop de m’influencer aujourd’hui. Je suis encore très stupide formellement, très exigeante techniquement… Après, il y a des choses que j’ai réussi à dépasser, à déformer et même à conceptualiser de façon contemporaine, et qui n’ont rien à voir avec ma formation de base. Il faut toujours aller contre quelque chose. Pour moi, la lutte se fait contre la déformation de ma formation.
Comment travaillez-vous vos pièces solo quand vous commencez un nouveau spectacle ?
Je réfléchis à la situation artistique qui m’entoure, que je connais, que j’admire ou que je déteste… Après, il y a les situations artistico-politiques, artistico-économiques, ou artistico-disciplinaires que je ne comprends pas, que je trouve déplorables, que j’aime… ou que j’aimerais créer… Je passe par des périodes où je suis très intéressée par les autres et réceptive, et par d’autres où je ne veux rien savoir du monde.
Qu’est-ce qui importe le plus au début : l’idée, l’espace, le texte, le corps ?
L’idée d’abord. Le reste s’organise par ordre d’intérêt ou par rapport aux besoins que l’idée engendre, puis par ordre d’envies personnelles, et aussi par ordre de capacités intellectuelles ou physiques. Mais je peux aussi commencer par nécessité d’expérimentation, et tout prend sa place et son ordre naturellement sans savoir comment avant…
Généralement, j’invente des situations catastrophiques pour l’art et la danse, et j’essaie de faire quelque chose pour les sauver. Plus je grandis, moins je prétends avoir raison, ou une vision juste, et plus je m’amuse à jouer avec ça… Mais je le prends sérieusement et j’imagine que c’est ça que je dois faire, que c’est ça que je voudrais voir demain dans les salles, les théâtres, les musées ou n’importe où.
Je pense à ce qu’il faut faire dans le monde maintenant, dans le monde de l’art. Et finalement, je suis intéressée par le fait de présenter quelque chose devant des personnes, par le « live », l’incertitude du « live » et sa valeur. Je pense par exemple à la vente du « moment live » dans les « Pièces distinguées » avec les propriétaires distingués, ou l’incertitude avec les « figurants-spontanés » (« espontáneos ») sans expérience scénique dans « 40 espontáneos », ou encore avec les jeux qui se créent avec les dés, en live, dans « El gran game ». Je pense encore au jeu des interprètes, au temps présent et à la qualité de la présence. Mes vidéos sont meilleures sans aucun travail de montage mais uniquement avec des plans-séquences. Même pour le film « Treintaycuatropiècesdistinguées&onestriptease », j’ai sélectionné dès que possible des plans-séquences dans mes archives. Ces archives sont assez brutes et spontanées parce qu’elles appartiennent à une période où je ne faisais pas attention à la documentation de mon travail, parce que je ne pensais qu’au moment « live » !
Poursuivez-vous la même démarche dans votre travail solo et dans votre travail en collaboration, avec Mathilde Monnier dans « Gustavia » par exemple ?
Le processus est pour moi très difficile, très drôle, très intéressant, très dur parfois et très bénéfique aussi. Ce sont des moments de grande liberté. La pièce manque de radicalité mais a beaucoup de pouvoir, de distance, de sarcasme. Ensemble, nous sommes très peu dogmatiques et nous essayons de ne pas avoir trop de complexes artistiques.
Quels objectifs poursuivez-vous au cours de ces recherches collectives, notamment avec les « espontaneos » ?
J’aime la logistique, la logistique artistique. La façon de réfléchir aux moyens et méthodes pour arriver au but d’un projet. Mes projets en collaboration sont complexes au niveau logistique : comment pouvoir travailler avec un grand groupe d’interprètes sans avoir de compagnie ? Comment fabriquer des interprètes en cinq jours ? Comment rester dans un travail solitaire avec un grand groupe de gens ? etc.
Qu’est-ce qui le plus déterminant dans votre façon de travailler ?
J’essaie d’être précise avec tout…depuis l’idée initiale et pendant tout le processus. Seul le résultat final est laissé comme quelque chose d’imprécis.
recueilli par chloé déchery
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