« Exploser le plafond, Précis de féminisme à l’usage du monde de la culture », Reine Prat, octobre 2021, collection Les Incisives, essai, Rue de l’échiquier, 112p, 12€.
Action #MeTooTheatre signée des Amazones contre la décision du directeur du théâtre de la Colline de ne pas déprogrammer un spectacle dont Bertrand Cantat assure la bande-son. © DR
< 29'10'21 >
Il est plus que temps d’« Exploser le plafond »
Il y a des livres comme ça, qui sortent exactement au moment où on en a besoin, pour nourrir la colère. C’est le cas d’« Exploser le plafond », un ouvrage ciselé, sous-titré « Précis du féminisme à l’usage du monde de la culture », qui résume parfaitement la situation désespérément inégalitaire, patriarcale et, partant, totalement in-actuelle, de la culture en France. C’est le moment de se plonger dans ces chapitres fiévreux écrits avec détermination par Reine Prat pour se donner quelques brassées de faits à balancer à la face de tous ceux qui ne veulent toujours rien entendre (ou qui l’entendent si mal). Alors que le mouvement #metoo touche de plein fouet l’institution théâtre, il se trouve un directeur établi d’un Centre dramatique national pour oser parler d’« inquisition » et de « catholicisme rance » à propos de celles et ceux qui ne supportent pas que Bertrand Cantat signe la bande-son de son nouveau spectacle « Mère », au théâtre de la Colline à Paris. Wajdi Mouawad écrit : « Je ne croyais pas qu’au pays des Droits de l’Homme, je doive défendre la présence d’un citoyen libre dans l’enceinte d’un théâtre public. » Le musicien et chanteur de Noir Désir a été condamné et a purgé sa peine pour le meurtre de Marie Trintignant en 2003 à Vilnius. Il a « payé » sa dette à la société, argumente Wajdi Mouawad, qui ne veut pas comprendre qu’on s’émeuve et qu’on critique le choix de le faire travailler aujourd’hui sur une scène. Alors que les féminicides. Alors que les violences sexuelles. Aux sources de la violence systémique Le petit livre de Reine Prat, qui fut à l’origine en 2006 du premier rapport ministériel « pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans les arts du spectacle », dont elle rappelle que ses conclusions avaient « fait l’effet d’une bombe », a ce mérite de revenir aux sources de cette violence systémique faite aux femmes dans le monde de la culture. Y compris par Wajdi Mouajwad quand il pense être celui qui prend la défense de la liberté. La discrimination est phénoménale dans le monde de la culture. Preuves à l’appui, chiffres et statistiques ont montré cette différenciation qui aujourd’hui est dénoncée par des formes multiples. Sur Internet avec #metootheatre), dans la presse ou sur les planches. Une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Nancy contre Michel Didym, metteur en scène et ex-directeur du théâtre de la Manufacture, pour harcèlement et violences sexuelles. Dans les écoles de théâtre, l’ambiance est à la révolte, raconte le « Monde » qui fait état du « sexisme ambiant et de la forte sexualisation » de certains cours d’art dramatique, virant au harcèlement et pire encore. L’affaire Wajdi Mouawad met à jour des mécanismes de défense grossiers, fort justement dénoncés comme tels ici ou là. S’extirper de la pensée binaire Si Reine Prat s’est décidée à reprendre la plume, cette fois-ci sans mission officielle, c’est parce que « plus libre, [sa] parole sera plus radicale », écrit-elle. Car les droits à l’égalité, à la parité, à la non discrimination « ne sont jamais octroyés, ils s’obtiennent, de haute lutte ». « Exploser le plafond » n’est cependant pas un manuel de lutte radicale. Il propose plutôt de décaler le point de vue, de libérer le vocabulaire, de « bouleverser la grammaire » et de « s’extirper de la pensée binaire » de manière à ce que « plus jamais le masculin ne l’emporte sur le féminin ». L’entre-soi du petit nombre Reine Prat fait sans aucun doute des digressions, du crop top au niqab, des sorcières à l’écriture inclusive, mais c’est pour mieux dresser le tableau d’une domination ancrée, incrustée et historiquement justifiée par la différence. « La volonté de quelques-uns de s’assurer des privilèges, par définition non partageables si ce n’est dans l’entre-soi du petit nombre, les a conduits à inventer des différences entre eux et certain-e-s de leurs semblables, différences qui ouvrent la voie à l’instauration de systèmes hiérarchiques dont ils tirent puissance et jouissance. Ainsi sont nés les sexes, ainsi sont nées les races et toutes sortes d’autres catégories (qui peuvent ou non découler des premières et semblent se décliner à l’infini : pauvres vs riches, jeunes vs vieux, “populations errantes” vs touristes et hommes d’affaires…), dont la première fonction et d’assigner des personnes à des spécificités qui les excluent de la catégorie des égaux/semblables, réservée dans les faits, quand ce n’est en droit, à quelques-uns. » Se méfier des évolutions positives Les racines de l’inégalité sont profondes. Et les faits sont têtus. Reine Prat raconte comment l’ensemble des disciplines artistiques est concerné. Comment ses deux rapports, en 2006 et 2009, ont sans aucun doute décillé les yeux, montré là où se pratiquait la discrimination, mais assez peu changé les lignes. L’exemple de la danse est à cet égard assez frappant. Jusque dans les années 1980, les femmes y avaient une meilleure représentation qu’ailleurs – pas vraiment l’égalité à la direction des institutions les plus prestigieuses, mais une moindre inégalité. Et puis le mouvement hip hop et la « non danse » sont arrivés, « l’une et l’autre danses majoritairement “masculines” », qui vont porter « massivement des hommes à la direction des CCN », les centres chorégraphiques nationaux. « Si, en 2006, on y comptait encore 41% de directrices, le ratio, trois ans plus tard, était tombé à 8%. En 2019, il était remonté à 30% de l’effectif total, mais seulement 20% des directions à tête unique ». De quoi se méfier de ces évolutions positives qui sont parfois suivies de « violents retours en arrière qu’on oubliera souvent de constater ». Et si la presse s’est félicitée du « pas de géant » du festival d’Avignon pour son édition 2021, proche de la diversité et de la parité, c’est quand même un homme qui a été nommé pour succéder à un autre homme à la direction de la manifestation – Diego Rodrigues après Olivier Py, la seule femme qui ait jamais eu le privilège de cette place enviée fut Hortense Archambault qui était co-directrice avec Vincent Baudriller, de 2003 à 2013. Une minorité chasse l’autre Ce que souligne l’histoire des CCN, c’est qu’en dépit des luttes pour l’égalité, une minorité peut en chasser une autre. « La diminution du nombre de directrices coïncide avec l’accès à ce réseau de chorégraphes issus du hip-hop, de la rue, de la “banlieue”, d’une “autre” culture (en clair, “des Noirs” ou “des Arabes”, dans tous les cas des hommes). » Et Reine Prat constate qu’aujourd’hui, à la tête des centre dramatiques nationaux, on compte 35% de directrices, alors qu’en 2006, elle n’avait jamais pu en compter « plus de trois » sur les 38. Ce qui est encore loin de la parité, mais reflète l’objectif fixé par son rapport en 2006 de « dépasser le tiers ». Elle conseille cependant la plus grande vigilance : depuis le début de l’année, les nominations à la tête d’institutions du spectacle vivant ont été « 100% masculines ». « Exploser le plafond » est écrit par une femme qui a longtemps porté haut l’idée de la fonction publique. Une fonctionnaire de la culture, qui fut directrice de l’Institut français de Marrakech ou des affaires culturelles en Martinique. Aujourd’hui que Reine Prat a radicalisé son approche, elle offre des outils pour ne pas se laisser déborder par ces autorités masculines à la tête des institutions. Qui ont le pouvoir et n’ont pas vraiment l’intention de le partager. Jusqu’où va la liberté de création ? Sur la liberté de création, sur l’argument qu’il faudrait distinguer l’homme de l’artiste (entendre fustiger le salaud de violeur, honorer son œuvre), Reine Prat fournit quelques pistes, comme celle d’attendre le jugement en suspendant entre l’accusation et celui-ci « tout soutien public, attribution de subventions ou exercice de responsabilités ». De manière à ce qu’à la présomption d’innocence vienne répondre « la présomption de sincérité de l’accusatrice ». Et elle souligne : « Il ne devrait pas y avoir d’obstacle à ce que les œuvres préexistantes soient laissées à la disposition du public (…), hors de toute opération promotionnelle, événementielle, susceptible de ressembler à un hommage ». Il y a encore tout un tas d’autres arguments à piocher dans le livre de Reine Prat, de quoi faire surgir de « l’imaginant », comme elle le dit joliment en s’appuyant sur un ensemble de sources, depuis les Guerrilla Girls jusqu’à Geneviève Fraisse qui préface l’ouvrage, des philosophes, politologues, économistes, autrices, féministes, une large majorité de femmes. Façon de faire pencher la balance, de faire écho « aux personnes minorisées du fait de leur “sexe”, de leur “race” ou de quelque autre “non-conformité” », et d’ouvrir ainsi « la voie à de nouvelles histoires ». Et puis, ce qui nous lie encore davantage à ce précis de féminisme, c’est Nathalie Magnan, dont la mort en 2016 nous laisse inconsolables. Les droits d’autrice d’« Exploser le plafond » (déjà en réimpression, alors qu’il est en librairie depuis le 14 octobre !) seront « intégralement reversés à l’association De la mule au web », pour contribuer à la valorisation des archives de cette hacktiviste essentielle – on en a un petit aperçu par ici, et sur poptronics par là).
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