Interview de Bill Vorn, performer via ses artefacts robots, musicien et concepteur d’installations machiniques. Cet entretien est la version numérique de son pendant papier, paru dans le nouveau numéro de « Patch », la revue du Centre des écritures contemporaines et numériques de Mons (CECN).
Rencontre autour de « Patch » le 4/12 à 19h au 104, à Paris 19e, en présence de Clarisse Bardiot, rédactrice en chef et Cyril Thomas, coordinateur de la revue (et pop’chroniqueur). Le nouveau numéro de « Patch », sur le thème "Acteur/Machine", est disponible auprès de info@cecn.com
Concepteur d’installations robotiques et musicien, Bill Vorn redéfinit sans cesse la machine et le spectaculaire. Ce Canadien né en 1959 explore depuis 1992 l’art robotique en concevant des logiciels tels Life Tools (1996), des installations et des spectacles où la machine tient une place centrale. Après des origines rock (il a fondé avec Tracy Howe Rational Youth en 1981), il fonde en 1988 la compagnie de postproduction Artefact et collabora au fil des années avec Monty Cantsin, François Girard, Istvan Kantor, Gilles Maheu, Robert Lepage, Edouard Lock ou Simon Penny. Ses créations ont été primées dès 1996 (ArsElectronica et Toronto International Digital Media Award) et en de multiples lieux depuis (Leprecon Award for Interactivity en 1998, Life 2.0 en 1999). Ses machines anthropomorphiques se déploient sur une scène de théâtre comme dans l’espace muséal. Le comparse de Louis-Philippe Demers livre sa vision de la création machinique robotisée…
Comment vous définissez-vous ? Bill Vorn : Je ne suis ni ingénieur ni plasticien. En québécois, il y une expression : « les patenteux » (sic). J’assemble des tas de choses ensemble ; en somme, je « patente ». J’ai suivi une formation en « communication-médias », ce qui reste assez éloigné de la notion de génie et des arts visuels. L’avantage de cet intitulé, c’est qu’il agrège d’autres disciplines. Mon intérêt pour la robotique découle peut-être de ces études multidisciplinaires.
Depuis 1992, date de « Sacred Noise & Profanation », votre travail a évolué. Pourtant on y décèle toujours une attention particulière pour le son. D’où provient cette fascination pour des univers sonores parfois très étranges ? Est-ce l’héritage de votre carrière en tant que musicien et créateur de label ?
Le son et la musique m’ont toujours intéressé. Même si, avec les Rational Youth, groupe formé en 1981 avec Tracy Howe, nous faisions de la musique pop, ma fascination pour la musique expérimentale, pour les textures planantes ou ambiantes, voire pour les musiques industrielles telles que la noise, reste intacte. Cependant, dans ma carrière, la musique et l’installation sont deux univers distincts. Dans mes installations, la musique n’est qu’un élément parmi d’autres.
Votre univers peuplé de machines semble parfois très proche de la science-fiction. Quelles sont les sources littéraires et scientifiques qui vous inspirent ?
Je suis en effet fortement influencé par la science-fiction, cinématographique ou littéraire. Les auteurs de bande dessinée, comme Enki Bilal et Alejandro Jodorowsky m’intéressent également beaucoup. J’ai un faible pour les univers apocalyptiques qualifiés de « trash », ainsi que pour les personnages bizarres et délirants.
Les installations « Evil » de 1997 puis « Evil » de 2002 semblent davantage ancrées dans une réflexion sur la lumière. Sont–elles en lien avec la « Red Light » de 2005 ? Quelle est la place de la scénographie lumineuse dans vos œuvres ?
La lumière joue un rôle de premier plan dans mes créations. Elle me permet d’atteindre et de saturer les sens des spectateurs. Le plus souvent, elle est utilisée en conjonction avec d’autres médias comme le son et les mouvements machiniques. Toutefois, je ne propose pas tant une réflexion sur la lumière qu’une recherche sur la nature du vivant. La lumière vient renforcer l’effet créé par les machines en leur attribuant une gamme d’expressions. Lorsque de petits lasers, des lampes halogènes ou des projecteurs sont apposés sur les bras des machines, la lumière augmente en quelque sorte la machine.
Vos créations sont-elles des machines ou des robots ? Avez-vous établi votre propre définition de ces deux termes au fil du temps ou sont-ils équivalents ?
Le terme de « machine » reste beaucoup plus générique que celui de « robot ». Un robot est une machine, mais l’inverse n’est pas toujours vrai. Quand nous évoquons un robot, nous parlons d’une machine qui a quelque chose de plus qu’un simple bouton on/off. Le robot possède une certaine perception de son environnement et peut agir sur celui-ci, contrairement à un mixeur, par exemple. Les machines demeurent les acteurs principaux dans mon travail mais il ne faut pas entendre « acteur » au sens théâtral du terme.
Dès 1993, pour l’œuvre « Espace vectoriel », vous collaboriez avec Louis-Philippe Demers. Comment cette rencontre s’est-elle faite ?
Quand j’ai commencé à travailler avec Louis-Philippe Demers, nous nous sommes partagé les tâches. Grâce à son expérience en informatique et en éclairage de scène, Louis-Philippe s’est davantage occupé des questions liées à la programmation et au contrôle de la lumière, tandis que je me focalisais sur les aspects sonores. De manière presque naturelle, nous avons collaboré sans nous assigner nécessairement des tâches particulières. « Espace vectoriel » demeure une réponse mécanique pour animer le son et la lumière dans l’espace. Cette installation à la fois chaotique et chorégraphique peut être assimilée à plusieurs canons lumineux en mouvement où la lumière est projetée en même temps que le son selon les réactions des spectateurs.
Racontez-nous la création de « La cour des miracles » en 1997.
Ce projet découle du concept de « misère des machines », plus précisément de l’époque de « No Man’s Land » (1996), notre première installation avec des robots appartenant à des espèces diverses, qui réagissaient avec des attitudes différentes face à leur environnement. « La cour des miracles » se composait d’une cinquantaine de robots répartis en sept ou huit espèces différentes dont la machine convulsive, la machine harcelante, etc. Avec Louis-Philippe Demers, nous voulions créer un univers de machines où elles incarneraient des personnages caractérisés par leur comportement problématique, voire déviant. L’intérêt réside dans l’interprétation des spectateurs face aux réactions, aux comportements programmés des machines. Nous voulions pousser plus loin cette recherche sur la création de réactions machiniques, de manière à ce que l’intérêt ne soit plus focalisé sur l’aspect des robots, mais sur leurs agissements inhabituels.
Quelle est l’histoire de l’installation intitulée « Le procès », qui faisait initialement partie de la pièce de théâtre « Zulu Time » (1999) ?
« Zulu Time » était un projet de « cabaret technologique ». Sur l’invitation de Robert Lepage, « Le Procès » a été intégré au spectacle dont il était l’un des numéros. Le projet du « Procès » existait bien avant « Zulu Time ». L’idée principale consistait à réaliser une pièce où les acteurs ne seraient que des machines.
Envisagiez-vous comme un défi d’intégrer des machines robotiques sur une scène théâtrale, ou pensiez-vous que c’était le prolongement naturel de vos travaux ?
Au départ, le projet consistait en une performance scénique entièrement robotisée et non intégrée à une pièce de théâtre. Nous voulions faire quelque chose de différent, mais qui rejoigne nos centres d’intérêt. Comme nous possédions tous les deux une bonne expérience de la scène dans des domaines distincts, il fut assez simple d’en arriver là.
Qu’avez-vous retiré de vos expériences et de vos travaux avec des metteurs en scène de théâtre ou d’opéra comme Robert Lepage ?
Dans le contexte de « Zulu Time », Robert Lepage nous a pleinement fait confiance ; nous avons pu faire ce que nous voulions (ou presque). Quand « Zulu Time » s’est arrêté, nous en avons extrait « Le Procès » et l’avons présenté comme tel au public. Cette action demeurait plus proche de notre intention initiale, qui était de réaliser un spectacle sur scène avec seulement des machines.
Dans « Grace State Machine » de 2007, l’œuvre s’anime au contact de la danseuse. Est-ce un nouvel axe de recherche, une nouvelle définition du cyborg ?
En effet, j’explore un nouvel axe de recherche, mais il n’est pas lié à la création d’un cyborg. Il s’agit d’une recherche sur la relation homme-machine, sur le dialogue entre les deux. Mon intention est de construire un spectacle de robots auquel un être humain s’intègre. Ce nouveau projet rejoint les problématiques évoquées dans les installations comme « La cour des miracles » ou les « Hysterical Machines » dans lesquelles les machines interagissent avec les visiteurs. La danseuse, Emma Howes, est équipée de plusieurs capteurs (gyromètres, accéléromètres, système de fibres optiques sur différents points corporels pour contrôler les mouvements de la machine, etc.). Elle improvise pour construire cet échange riche en surprises avec la machine. Le contrôle n’est jamais donné dans un rapport de cause à effet. Par exemple si la danseuse plie le bras, elle ne va pas automatiquement engendrer le même mouvement de la machine. Celle-ci, qui n’est pas une sorte de marionnette, possède plusieurs réactions : certaines sont préprogrammées sur des mouvements spécifiques, d’autres sont aléatoires, d’autres encore sont déclenchées manuellement.
Grace State Machine, Bill Vorn, extrait, 2007 :
Depuis les « Prehysterical Machines » de 2002 jusqu’aux « Hysterical Machines » de 2006, vos œuvres se font plus dangereuses et menaçantes. Tentez-vous de rendre vos machines de plus en plus autonomes à l’aide des capteurs qui reconnaissent la présence du public ?
Non. Les machines ne sont pas plus autonomes ; elles en ont seulement l’air. Il s’agit avant tout d’un spectacle. Tous les moyens sont mis en œuvre pour produire une illusion efficace, le but ultime étant de faire croire à des créatures vivantes et donc à leur autonomie.
Pourriez-vous sommairement retracer les grandes évolutions de la robotique et des capteurs que vous avez utilisés dans vos œuvres ?
Je n’emploierai pas le terme d’« évolution » mais plutôt celui d’« exploration ». Nous avons utilisé bon nombre de systèmes asservis (servo-moteurs), mais notre mécanique privilégiée demeure la pneumatique : simple, rapide, efficace et robuste. Quant aux capteurs, nous en avons utilisé une large gamme. Nous avons employé des accéléromètres, des gyroscopes, des GPS, etc. Nous avons même fabriqué plusieurs types de capteurs, par exemple, pour « Grace State Machines », le système de fibres optiques qui permet la détection du mouvement.
Quelles relations vos machines entretiennent-elles avec les êtres humains ? Bien que vos machines, vos robots ne soient pas anthropomorphes, ils conservent des liens étroits avec le monde animal.
Je ne fais pas de représentation visuelle particulière ; je travaille avec des formes abstraites, qui parfois peuvent évoquer une chose ou une autre. Tout se passe dans la tête des spectateurs : ce sont eux qui imaginent des insectes, des animaux, des danseurs. Mon attention se fixe sur les comportements de la machine, car ce sont eux et non le design de la machine qui vont créer telle ou telle impression.
Sur quels projets travaillez-vous ? Etes-vous toujours intéressé par la vie artificielle ?
J’ai toujours eu un certain intérêt pour la vie artificielle, même si je trouve que l’engouement pour cette discipline s’estompe avec le temps. Je suis toujours curieux de découvrir les inventions dans ce domaine, comme du reste dans tous les autres domaines scientifiques, afin de voir si je pourrais éventuellement en détourner l’usage.
Actuellement, je travaille sur plusieurs nouveaux projets dont « Partie de chasse », une installation mettant en scène un bras de robot industriel sur lequel est attachée une tête d’orignal moulée en aluminium. Je m’attelle aussi à « DSM-VI », une installation comparable à « La cour des miracles », mais dont le thème serait la « psychose des machines », en lien avec l’ouvrage « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » (le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, un ouvrage de référence édité par l’Association américaine de psychiatrie, ndlr).