Devant la cabane de Lo Secadoz, dans la ZAD, « les tracteurs vigilants » montent la garde. © DR
< 13'05'14 >
Chroniques du Zadistan (6) : des bottes dans la gadoue
Alors que Jean-Marc Ayrault n’est plus Premier ministre (l’ex-maire de Nantes était l’un des plus fervents partisans de l’aménagement aéroportuaire), les zadistes se sont remobilisés, contre les pandores à venir (mais pas venus). Où l’on retrouve le double regard de l’embeddé Alain Le Cabrit et du Nantais Francis Mizio sur le Zadistan, ce territoire de lutte écolo contre l’aéroport de Nantes.
(Nantes, correspondants)
Chronique du dedans, par Alain Le Cabrit
Tenons ferme !
« Passe. La bêche sidérale autrefois là s’est engouffrée. Ce soir un village d’oiseaux très haut exulte et passe. » René Char, Fureur et mystère.
22 avril. La rumeur enfle et boursoufle avant d’exploser comme une vesse-de-loup. Poussières de fumées sur la ZAD. L’expulsion et la destruction de la nouvelle ferme ouverte à Saint-Jean-du-Tertre semblent imminentes. Sonnée à l’unisson sur les lieux, la mobilisation apparaît à tous comme une répétition générale. Pendant la nuit plusieurs barricades sont érigées. Jusqu’au petit matin, paysan-ne-s, occupant-e-s, renforts venus de Nantes et de quelques villes environnantes vont se presser sur le terrain. On songe à ces vastes manœuvres postapocalyptiques dont raffolent aussi les autorités : simulation d’une attaque au gaz sarin à Lyon ou d’un raid terroriste dans la centrale atomique accidentée de Fukushima… A l’ère du simulacre, « la vigilance » prend vite l’allure d’un « exercice en grandeur réelle » lequel peut rapidement s’édulcorer en une guerre de communiqués, en une stratégie de dissuasion déployée de part et d’autre, jusqu’à figer l’assaut dans sa représentation et son exclusive forme fantasmée. S’agit-il là d’un nouveau « chantage au réel » dans la lignée des tute bianche et autres disobbedienti ou bien faut-il voir derrière ce nouvel épisode de la geste zadiste l’opportunité réelle pour les opposants de se constituer en une véritable communauté de lutte ?
L’empire de signes
Un Ford 3000 et un John Deere 710, deux engins agricoles d’un autre âge, montent la garde. Les bras aux cieux, devant la cabane de Lo Secadoz, « les tracteurs vigilants » dialoguent dans un sabir digne des meilleurs échanges de D2R2 et C3PO. En vain… On attendait « L’Empire contre-attaque », on joua plutôt « Mais où est donc passée la septième compagnie ». Quand on ne craint plus les clichés, on dit qu’en haut lieu un ordre est descendu. Dans un souci d’apaisement, Monsieur le préfet a proposé « un cadre de résolution globale de la situation » et a rappelé les escadrons en route dans la nuit.
Sur tous les chemins d’accès, les barrages sont toujours dressés : bienvenue dans une aire peuplée de signes. Un pylône électrique couché au sol barre la route du Temple. Surmonté de monticules de terre, de débris divers, de troncs sectionnés et de pierraille, il fait barricade. Personne. Un monceau de panneaux entassés, où s’entremêlent des branches d’arbres et du grillage, jonche la chaussée. Plusieurs remorques chargées de pneus sont prêtes à l’acheminement. Personne. Des amas de tôles ondulées sifflent d’un son stridulent sous le souffle du vent. Derrière un filet grillagé, des chaînes, des barbelés et des cordes sont tendus en travers de la route. Tout obstacle susceptible de ralentir l’éventuelle progression des gardes mobiles fait office. Le ton est donné par un tag comminatoire : « Tant qu’il y aura des flics, il y aura de la chicane. »
Le sol fangeux auquel à chaque pas il faut s’arracher fait consister la présence à soi et au territoire… On entre alors dans la surenchère des mythes originels de la résistance. L’arrivée à un improbable check-point découvre un dernier sentier boueux qui serpente à travers bois et taillis jusqu’aux lieux reconquis. Il y a là quelques âmes vives qui entretiennent un petit brasero. Parmi celles-ci se trouve l’un des quatre nouveaux occupants de la maison-ferme. Vieilles images ressurgissantes d’un maquis ou rétrospection hystérique ? « Flamme éternelle » ! Les visions actives du Zadistan se télescopent avec les derniers mirages proposés quasi synchroniquement par un Thomas Hirschhorn au Palais de Tokyo. Dans l’enceinte du bâtiment parisien, le 23 avril, l’artiste a installé un simulacre de zone pirate, entre Maïdan et squat genevois. Empilements de pneus, odeurs de caoutchouc cramé, banderoles tendues avec des slogans sans appel : « La production est possible –ici et maintenant– car il y a Présence. La production n’est pas possible sans Présence. »
Sur la zone, les talkie-walkies crépitent d’un point à l’autre. Le sous-préfet chercherait à joindre un interloctueur. On exige une résolution qui stipule « qu’il n’y aurait aucune expulsion sur l’ensemble de la ZAD d’ici la fin des recours engagés ». Electrolocution, le courant passe en alternatif. Ce n’est pas du goût des autorités qui exigent un préalable aux discussions : la réouverture de la route du Temple, principal objet de litige.
Non loin du plan d’eau géré par les « Martins-pêcheurs nantais », une large fosse s’est ouverte comme une plaie béante sur la route qui mène à Saint-Jean. Une eau jaunâtre y stagne. Les fourgons de la maréchaussée ne passeront plus. La tranchée conserve l’empreinte du monstre à la mâchoire d’acier qui a croqué sa part de bitume. Sont-ce les bétonneurs qui seront mangés ? La mécanique du T-rex s’est déréglée et le schème de la dévoration s’est inversé. Après « Mad Max »… « Jurassic Park » ? On joue toute la gamme des imaginaires saturés avec le retournement significatif, hollywoodien et jubilatoire, mais aussi avec la conscience obscure de ce qui pourrait advenir : « le devenir parc » guette toujours nos lieux d’attractions. Les puissances infernales de la réification rôdent et le poids de la nuit de veille pèse. Alors, on cauchemarde le Zadistan figé dans son jus… de betterave ou de pomme. On essuie déjà une larme à l’inauguration du « Musée des luttes victorieuses », édifié dans une annexe de l’écovillage, où « Plogoff Des pierres contre des fusils (1980) passe en boucle.
Rester sur la brèche
Au carrefour du « Chêne des Perrières », la barricade ferme la route mais ouvre la voix : « Nous sommes venus là pour vous soutenir. » Huit à dix personnes se relaient ici depuis 12 heures. Ça discute ferme du devenir des lieux, de « l’après ». Ambiance thermos, polaire et mitaines rouges. On se raconte les histoires de la prise de la bâtisse et de ses hangars, juste après le départ des anciens résidents et le passage des huissiers. On rit encore de l’embarras et du désarroi précipité des employés mandatés par Vinci pour parer à l’occupation des lieux, pour sécuriser le site. On plaisante de leur puéril système de vidéo-surveillance, du faux boitier laissé là tel un leurre attrape-nigauds, du petit équipement actif grossièrement dissimulé dans les moulures de bois du mobilier aménagé de la cuisine. Soyons sérieux, tout le monde ici a sa cagoule !
Enfin, on s’extasie à nouveau devant la fosse creusée. Là où trois jours de pioche et de sueur venaient à peine à bout de l’ouvrage, en moins d’une heure, le tractopelle du Zadistan a fait brèche. Une brèche qui a ré-ouvert singulièrement le chemin de la re-mémoration, celle d’une expérience que tous ont vécue dans la fièvre des moments de la ré-occupation, en novembre 2012. Mais le souvenir ne restaure pas seulement le passé, il révèle un sens nouveau né de ces ré-miniscences, le sens que la réalisation collective peut porter dans le présent immédiat et projeter vers le futur. On joue là comme un accord en ré-majeur et surgit soudain l’image mythologique d’Amon-Rê et de son bestiaire : le bélier et l’oie accompagnant le dieu fécond qui restaure le jour !
Il s’agit alors de renouer avec la mémoire des gestes, non pas pour les rejouer dans un guignol dégradé ou dans un éco-musée, mais bien de raviver les mémoires mortes et les espaces désertées. L’occupation de Saint-Jean n’est pas une conclusion triomphante mais une anticipation : « Nous avons le projet dans un premier temps de remettre de la vie dans ce lieu, en ayant une basse-cour avec des volailles et des cochons... » proclament collectivement les quatre nouveaux résidents du site.
A la ferme, un agneau noir est né lors du week-end pascal. Bientôt, ce sera un « mouton noir » qui paîtra là. Tout un symbole, mais un symbole qui court sur quatre pattes et bêle à qui mieux mieux. Jadis condamnés à la ferraille ou à l’exclusive admiration béate des enfants durant les fêtes des battages à l’ancienne, les vieux tracteurs eux-mêmes ont repris de l’actif. Ici, la vie joue la course contre le temps représenté.
Chronique du dehors, par Francis Mizio
Chansons à la con
« Tu verras bien qu’un beau matin fatigué, j’irai m’asseoir sur le trottoir d’à côté. » J’y songe, à cette traversée de rue, et non pas pour aller lécher l’énième vitrine de la rue Crébillon, à Nantes. Voire. S’asseoir, ce ne serait que sur son cul, et il faudra qu’urgemment je le bouge. Alors je songe qu’un jour il faudra tout lâcher, car il semble bien que tout lâche alentour. J’irai rejoindre la troupe des va-nu-pieds, des babos à dreads, des punks à chiens et des idéalistes ruraux en version post écolo des prêtres ouvriers. Soudain convaincu, je hocherai la tête humblement aux préceptes des Saints Trieurs et des Cassandre Sociétaux, Je brûlerai nos croyances claquantes en drapeaux frappés des sigles des monnaies, et piétinerai les portraits des grands laudateurs de ce monde.
Parce que j’aurai faim.
J’irai retrouver la ZAD, y construire ma cabane branlante et arty, semer de ces foutus légumes, me peler les bulbes et planter des oignons, me laver au seau, pousser des brouettes, mâcher des navets peu cuits, trier du compost de compost, et chier dans les bois à la façon de Kathleen Meyer. Je serai sans doute dans la détestation, mais le ferai car j’y serai contraint. Je ruminerai les actes de mes prédécesseurs qui m’auront gâché la planète et les espoirs. Un jour je claquerai ma porte sur mon salon personnel de l’art ménager à la Stark, sur les yeux rouges des machines qui clignotent en veillant dans le noir car je ne pourrai plus payer leur service loué en réseau, sur ma dalle plasma et mes kilomètres de câbles et mes kilos de chargeurs. Non, je ne serai pas devenu viridian design à la Bruce Sterling, pas greenpunk, pas zadiste, pas autonome, pas alternatif, pas décroissant, pas bio écolo, pas green warrior à la Neal Stephenson de Zodiac, pas ceci pas cela...
Je serai un réfugié, un demandeur de l’asile apocalyptique, misérable et geignant, esseulé, abandonné par le Konfort dans un système effondré. Je serai une ombre mendiante dans un monde devenu feu la cité de Détroit, phagocyté par l’entropie. Car sous mes baies vitrées se dessine, imperceptible, le post-apo et je sais qu’il me faudra bientôt préparer mon sac, tel un survivaliste.
Alors oui, j’irai m’asseoir sur le trottoir d’à côté, mais sans doute peu de temps avant que la faim ne me fasse hurler, avant de me relever pour aller gratter des sillons boueux dans la zone humide. Je n’aurai pas le choix.
Aucune ZAD ne porte la révolution en elle, car sujette aux gueules de bois issues de barils d’Histoire absorbée par shooters innombrables, toujours plus violents et désillusionnants. Toute ZAD est percluse paradoxalement d’un manque de perspectives politiques sous des explosions d’expression d’imaginaires rural ou sylvestre, mais elle n’est que produit d’un rejet, substitut, pis aller car la Révolution s’en est allée et la société atomisée. Christian Losson écrit à propos de l’ouvrage « Constellations » que nous sommes face à des « grains de sable dans les rouages d’un monde formaté ». Ces « néodésobéissants [qui] brassent des poussières d’un autre monde possible. Qu’elles soient micro révoltes éphémères et libertaires et maxi résistances durables, personne ne peut dire qu’elles ne préfigurent pas d’autres modes de vie sur une planète environnementalement en sursis, politiquement en souffrance, économiquement en obsolescence ». Ma ZAD est de ces poches.
Ma ZAD, je dis « ma », parce qu’il va falloir qu’elle devienne mienne, parce que je sens qu’il faudra un jour me raccrocher aux branches des arbres hantés par des cabanes qui la peuplent ; ma ZAD donc serait là pour m’attendre, un jour m’accueillir, demain m’enterrer. Et au lieu de bouffer du mètre carré urbain et de polluer la nappe phréatique de mon cadavre imputrescible d’avoir absorbé tant de conservateurs, je ferai dans un futur que j’espère lointain et indolore terreau pour sa prochaine journée de semaison.
Oui, depuis mon immeuble climatisé, j’ai compris, enfin, l’usage de la ZAD ; celle-là qui m’agaçait par son prosélytisme affichiste et graffeur, par sa présence dérangeante et obscène, par sa violence pavée ou son indolence non-productiviste, incongrue ou anachronique. Ce caillou dans ma chaussure de quidam des quartiers piétonniers n’aurait jamais eu pour vocation de faire écrouler Babylone, mais simplement d’exister lorsque l’Empire connaîtra son big crunch. Oui, l’avenir est une façon de roman post apocalyptique hardcore entre « The Postman » de Brin et « Un cantique pour Leibowitz » de Miller. Des communautés indistinctes et de prime abord incompréhensibles qui se côtoient et se téléscopent dans leurs comportement, vision du monde, idéologie. Un retour aux communautés moyenâgeuses –à moins que ce ne soit le Bar des Etoiles de « Star Wars », avec toutes ses espèces bizarres.
J’ai longtemps cru que la ZAD me faisait injonction de révolution. Il n’en était rien. La ZAD est et n’est rien d’autre. Elle même se trompe sans doute en s’attribuant, dans sa propre publicité, une ambition révolutionnaire. Le but de la ZAD est d’être Zone d’Accueil des Déshérités quand nous n’aurons plus d’autre choix que de reconnaître ses vertus de refuge, quand nous aurons besoin d’elle, penauds de l’avoir observée du haut de nos étages et nos fallacieuses convictions, avant d’être dénutris et frissonnants. Et j’espère qu’elle ne nous repoussera pas, qu’elle ne sera pas devenue ferme fortifiée, forte de ses antériorités et par là, prérogatives. Et c’est ainsi que désormais je la vois, la souhaite, l’espère car conditionné à être personnellement satisfait, il ne saurait égoïstement y avoir d’alternative : la ZAD sera mon soin, mon care. J’attends d’elle qu’elle fasse société de consolation.
Mais il faudra se baisser, porter, se salir. Avoir froid, être mouillé, sentir la sueur et le travail manuel. Alors j’imagine en craignant ce qui m’attend.
La façon la plus douce serait celle pastorale et totalitaire de Barjavel dans « Ravage », ou celle des ouvrages qui firent les beaux rayonnages des éditions de l’Encyclopédie des nuisances à coup de Jaime Semprun et de ce luddite de René Riesel : du rural sous l’odeur chaude des moissons et de la crotte de bique, dans les effluves de la terre humide et grasse, sous les ardeurs d’un soleil qui vous brûle les mains crevassées par des travaux qu’elles n’avaient jamais connues. J’irai donc vivre mais surtout subir cela, car c’est inéluctable. Ça fait chier, mais j’en serai, car j’y serai acculé. Et acculé, comme dirait l’expression, toi-même.
Somme toute, j’ai eu la chance d’avoir ce projet décadent d’aéroport près de ma ville : la poche de résistance (résistance à quoi déjà ? on ne sait plus à force), m’est servie sur un plateau pour le Grand Soir, non pas celui rouge Pantone 1917, mais couleur feu de l’immolation de la civilisation par elle-même. Ni TAZ, ni République de Fiume, ni quoi que ce soit, ils expérimentent, ils testent, ils attendent, construits dans le rejet de l’existant. Seul hommage à leur faire : dans leur ZAD de partout, ceux-là vivent déjà l’après –qui est mon probable lendemain.
« Il suffira d’un signe, un matin. Un matin tout tranquille et serein » alors que gavé de jeux vidéos et de DVD je n’aurai lu aucun livre, certes pas « Constellations », et que l’after sera triste, je fermerai la porte de mon appartement et prendrai le chemin du bocage, l’âme meurtrie, l’égo chouinant. Nourri de stupides chansons orwelliennes pour prolétaires, n’ayant plus porté depuis des lustres attention à toutes les diatribes lyrico-testostéronées des plagieurs de Vaneigem, je me résoudrai dès que la dernière barre de voyant de la batterie de mon smartphone aura disparu à jamais à cause de l’écroulement du monde à aller « déchirer mes guenilles de vaurien ». De « vaurien urbain ». Et, comme le chante l’autre, « nous ferons de nos grilles des chemins, nous changerons nos villes en jardins ».
Haha.
Et dites-vous que si ces paroles de bluettes, ridicules, ne valent rien, elles ne se haussent pas davantage que ces vies futures prétendûment meilleures parce qu’au grand air et loin du CAC 40. Parce qu’en vérité aucune de nos vies n’aura été réellement choisie.
Alain Le Cabrit et Francis Mizio
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