"N.O. Body" (2008) de Pauline Boudry et Renate Lorenz, remise en scène d’une photo de la femme à barbe Annie Jones, qui vécut aux USA entre 1865 et 1902. © DR
< 28'05'09 >
L’autre histoire de l’art (gay, féministe, trans, post-porn) à Barcelone

(Barcelone, envoyée spéciale)
Pourquoi l’opération « Subjectivités visibles, histoires visuelles », un colloque de deux jours au Musée d’art contemporain de Barcelone, les 8 et 9 mai derniers, nous a-t-elle laissé une impression si jubilatoire, prolongée à son issue par un séjour au bar queer « Le Peignoir matelassé » en guise de prolégomènes à la nuit barcelonaise ? Certes, il n’est pas tout à fait anodin qu’un musée dit sérieux, pourvu d’une collection importante, et non un centre d’art expérimental, s’expose autant aux questions féministes, gay, lesbiennes, queer, trans ou aux sexualités « post-porn ». Ce terme popularisé par la travailleuse du sexe et performeuse Annie Sprinkle pour défier le X hétéro-normatif a depuis été repris par la théorie queer via Beatriz Preciado ou Marie-Hélène Bourcier. Il signifie de nouveaux genres, de nouvelles formes de pratiques ou de jeux, mais également de nouveaux modes de production-réalisation-distribution à l’âge d’une subjectivité trans, de la dé-sidentification et du cyberespace. La jubilation n’a pas tenu, ici, qu’au frisson de la transgression. Sous la houlette de Beatriz Preciado, l’auteure du récent « Testo Junkie », ce colloque, tenu en direction du cursus d’« Independant studies » du Macba et ouvert au public, a en effet assez joliment parcouru une gamme d’interventions émanant de subjectivités visiblement diverses et parcouru les histoires visuelles sur plusieurs continents et générations.

Révolution noire
D’abord, un bain de militantisme. 1967, les émeutes de Newark et de Detroit et les révoltes urbaines des Noirs américains furent également une révolution culturelle, comme l’a induit l’exposé de Lisa Gail Collins (prof d’histoire de l’art à l’université Vassar, proche de New York), consacré au moment utopique d’une recherche plastique connectée à l’émancipation. Ainsi, parallèlement aux écrits de James Baldwin et d’Amiri Baraka (alors connu sous le nom de Leroi Jones), les prises de positions plastiques de Faith Ringgold, qui réinterprète l’iconographie du drapeau américain en le faisant saigner. La place des plasticiens noirs comme celle des femmes, avec leurs rapprochements mais aussi leurs divergences, est au cœur de ses combats (Faith Ringgold est aussi la mère de l’écrivaine militante Michele Wallace).
Autre exemple, celui du « Wall of Respect » de South Chicago, fabriqué en 1967 et détruit en 1971 : positionné comme corollaire du Black Power, il tentait une approche collective des « héros noirs » et un rapprochement avec les gangs, mais fut mis sous surveillance par le FBI et se termina brutalement, après qu’un cadavre a été laissé sur le trottoir.

A l’Est, du nouveau
Puis, Marina Grzinic, théoricienne slovène qui enseigne à Vienne, a posé comme principe une histoire du féminisme qui échappe à la domination anglo-saxonne et au « parler anglais », puisque située dans ce qu’elle appelle le « Second World » (par différenciation avec le Tiers-Monde), celui de l’Europe de l’Est. Comment se positionner contre la « matrice spéculative » -le terme de spéculation s’accrochant à la fois au monde de la finance et à celui de la philosophie ? Dans cette généalogie d’un « Deuxième monde », coincé entre chute du Mur et adhésion à l’Union européenne, elle a organisé les images de résistance selon trois moments : « la dramatisation de la femme hétérosexuelle, la dramatisation de la féminité dans la culture gay, la dramatisation de la masculinité dans la culture queer ». Nous passerons sur notre intervention...

Warhol, l’autre
Le lendemain matin était consacré à Warhol. Pas celui de l’exposition et des débats Saint-Laurent/Pierre Bergé, pas celui des « people » dont on se repaît à Paris. Mais un Warhol queer, revu et corrigé par la découverte post-mortem d’une « collection privée » de milliers de bandes magnétiques, photos et vidéos et par la restauration des films qu’il a tournés entre 1963 et 1969. Richard Meyer (prof d’histoire de l’art à l’université californienne USC) faisait une communication hilarante sur l’itinérance, via une agence fédérale tout à fait officielle de Washington, d’un Warhol homosexuel destiné à édifier les pays du « Deuxième monde » de l’Est européen. Juan Antonio Suárez (prof à l’université espagnole de Murcia) s’intéressait à la « période splendide » des amphétamines comme « production pharmaceutique d’une subjectivité critique de la modernité ».
Enfin José-Esteban Munoz (prof de « performance studies » à l’université de New York) se consacrait à la figure de Fred Herko (« A Jeté out the Window : Fred Herko’s Incandescent Illumination ») danseur aux mouvements excessifs dans l’approche post-minimale du fameux Judson Dance Theater, acteur dans les films de Warhol et qui finit en passant par la fenêtre d’un appartement new-yorkais : anti-héros, Fred Herko pourrait bien incarner, pourtant, une « culture queer de l’échec », où l’on ne laisse comme archives qu’un curriculum vitae trop raturé.

Invisibilité et exclusions
A propos d’archives, Catherine Lord (professeur à l’université de Californie, Irvine) a laissé tout le monde bouche bée par son usage, lyrique, poétique et structural des dédicaces produites dans les romans ou les essais lesbiens, comme un « lire entre les lignes » d’une invisibilité lesbienne, qui dévoile ainsi son envers du discours amoureux. Frank Wagner, activiste gay de Berlin depuis la fin des années 1970 et curateur, a raconté sa plus grande exposition muséale à ce jour, « The Eight Square » au musée Ludwig de Cologne. Enfin Tim Stüttgen, l’un des créateurs du « Post-Porn Festival » de Berlin, intervenant en « drag », a ouvert avec Sun Ra, dans « Space is the Place », film afro-futuriste de 1974, un débat sur la précarité, les inclusions et les exclusions du « capital corporel ».

elisabeth lebovici 

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