Composition de Gilles Beaujard pour Poptronics. © DR
< 29'10'11 >
Un « Monstre » meneur de revue sur Poptronics
Plus de visibilité, plus de diversité, plus de culture… la scène LGBT (lesbienne, gay, bi et trans) se porte-t-elle bien ? Alors que s’achève ce week-end Jerk Off, dix jours de programmation cinéma, musique et performances arty à Paris, avec, en bouquet final, une soirée Klaus Nomi ce samedi aux Trois Baudets, figure d’une certaine idée de la culture gay, Poptronics, qui n’a jamais hésité à mettre en avant les franges les plus radicales de cette scène, a décidé d’ouvrir ses colonnes à « Monstre ».
Cette « revue gay » assumée comme telle (le numéro 4 sortira mi-décembre) affichait à sa naissance une profession de foi qui avait tout pour nous plaire : « Back to the closet ». Entendez un retour à la « douceur » toute relative (années sida obligent) de la marge, de l’underground, de la transgression, du placard. Chez « Monstre », on dit choisir « l’expérimentation, l’excès, la folie ». Alors, avant de laisser les gentils Monstre croiser leurs points de vue sur Poptronics, nous sommes allés, au cœur de l’été, rencontrer Tim Madesclaire (directeur de la rédaction) et Gilles Beaujard (directeur artistique), deux des fondateurs (ils étaient cinq à vouloir de cette revue « à contre-courant »). Pour vous faire entrevoir, on l’espère, la proximité des visions de l’art, des genres, du monde, entre eux et nous. Ils seront sans doute à la Nomi Party, entre « truc de mémoire » et envie de « faire la fête avec les mix de Patrick Vidal, avec qui tout un pan de la culture danse/alternative te tombe sur la tête » (Gilles Beaujard).
Un premier bilan de « Monstre » ?
Gilles : L’intérêt de « Monstre », c’est d’arriver à positionner un objet très à contre-courant par rapport à la presse et aux tendances du moment, pas forcément axé nouvelles technologies. Du coup, à condition de ne pas vouloir être hégémonique, on peut avoir une vraie place. Je suis étonné par l’écho qu’on a auprès des artistes et par l’enthousiasme qu’ils montrent.
Tim : On a une exigence morale sur la qualité des textes et des port-folios. Aujourd’hui la situation des gays est compliquée, il y a du négatif et de la récup’, même certains, dans l’actuelle majorité, disent défendre les droits des gays tout en tenant un discours de refus du mariage homo au prétexte qu’un des rôles du mariage est de protéger les plus faibles, en l’occurrence les femmes… Cette instrumentalisation de la cause homo, on ne peut pas la laisser faire et encore moins tomber dans le panneau. Prenez Marine Le Pen qui dit que c’est scandaleux de ne pas pouvoir être juif homo noir dans une cité et qui dit dans le même temps qu’elle sera toujours contre le mariage gay…
« Monstre » est-il une façon de faire de la politique ?
Tim : Situons-nous politiquement : nous sommes pour le droit au mariage, pour l’accès à la procréation et l’égalité des droits, contre l’idée d’imposer dans le monde entier les mêmes présupposés, pour qu’on mette en place les lois qui punissent l’homophobie au même titre que le racisme et le sexisme. Je ne suis pas forcément convaincu du continuum racisme homophobie, non pas qu’il n’y a pas de rapport entre ces deux formes de discrimination, mais plutôt qu’elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et que selon les contextes, elles ne relèvent pas des mêmes mécanismes. Il y a un racisme des gays, il y a une homophobie des personnes racialisées, et quelquefois les uns et les autres se voient imputées ces positions à leur corps défendant. Tous les musulmans ne sont pas homophobes, tous les gays ne sont pas islamophobes. Et nous n’appellerons pas à voter pour qui que ce soit en 2012.
C’était quoi le point de départ pour créer « Monstre » ?
Tim : On voulait faire une revue « gay », ce terme qui ne veut plus rien dire, qui a été dévitalisé, qu’on n’a plus le droit de dire. On voulait s’inscrire dans la culture homo et faire un journal qui soit le plus éloigné possible du ryhtme de la presse. Côté presse gay en tant que telle, sur papier ou sur l’Internet, l’acccès à l’info est saturé, nous sommes bombardés d’une imagerie exclusivement pour garçons. Il ne s’agissait pas de parer à un problème d’accès. La représentation même positive de l’homosexualité, malgré ou du fait même de cette visibilité, fait que l’absence de droits continue d’être problématique. Cette absence de droits provoque des réactions contre les gays qui sont toujours les mêmes ; quand t’es PD, tu te fais insulter tous les jours, l’homophobie de base a toujours lieu. Jusqu’à l’homophobie du outing, ceux qui disent que les gays ont basculé dans le camp des dominants, que l’image du gay, c’est CSP++, c’est bourgeois… Cette image n’est pas fausse mais elle cache le fait que le gros de la culture des gays reste une culture populaire et trash. Dans son format, la revue est très pointue en ce sens qu’elle ne reprend pas les codes systématiques, ni d’arc-en-ciel ni de porno, on estime que tous ces clichés sont suffisamment traités pour ne pas avoir à le faire.
Donc c’est une revue gay qui n’affiche pas les codes gays ?
Gilles : Après un débat en interne sur la représentation du corps dans « Monstre », nous avons voulu nous détacher de cette esthétique balancée partout.
Tim : On a un peu du mal à faire ce fameux nu masculin homo érotique. Le porno gay est de très bonne qualité, on ne fera pas des trucs plus jolis que la boîte de production allemande Cazzo, à l’esthétique sublimissime. Du coup, on s’est un peu sacrifiés sur l’autel de l’austérité… On s’est arrêté sur le terme « Monstre », pour son lien de parenté avec le queer, et son double sens de « freak » et de « montrer » en italien. A la question « est-ce qu’on est une revue gay, homo, queer, etc. » », il y a toujours une discussion : revue PD, ça peut être mal pris, queer, Gilles adore l’art queer, pour moi, qui ne m’identifie pas comme quelqu’un de queer, ce terme se rapporte plutôt à une technique d’analyse ou une pratique d’insubordination de genre. Une indéfinition peut finir par faire un principe : transexuel c’est clair, lesbienne c’est clair, PD, pas assez…
Evidemment, cette discussion nous a conditionnés. Nous n’avons pas une ligne éditoriale très rigide, mais plutôt que de parler à la place des autres, je parle en tant qu’homme gay. Cette position, nous l’avons tenue sur les premiers numéros, pourtant, les contenus ne sont pas limités aux hommes gays, le prochain numéro n’est quasi composé que de filles. Et on s’en fout ! Sauf dans l’édito, où il est toujours important de signaler qu’on a un point de vue d’hommes gays.
D’où cette première couverture très rentre-dedans, ce « retour au placard » ?
Tim : L’idée, c’était de revenir cultiver notre jardin. Depuis 1969, la politique gay est construite sur la visiblité. « Sortir du placard » était l’arme permanente des années 80. Cette injonction, bien que toujours nécessaire, n’est pas tenable pour certains et n’est pas forcément souhaitable : on peut aussi être un très bon homo en étant dans le placard. On en revient à la tentation du gay blanc powerful, à l’homonationalisme, et aux critiques sur l’hégémonie des blancs homosexuels occidentaux. De vraies critiques sur le principe, même si elles sont un peu fortes en ce moment. La notion d’homosexualité est différente d’un pays à l’autre…
Le point de vue de « Monstre » est aussi très engagé artistiquement, visuellement et graphiquement. Comment s’articule ce mélange ?
Gilles : Le côté bicéphale de la revue, qui se départage à 50/50 entre texte et image, c’est nous deux, moi pour l’art et Tim pour la théorie. Pour se démarquer, la presse a trop tendance à faire des petits trucs super rapides au prétexte que le lecteur n’aime pas lire et qu’il n’y a donc pas la place pour publier des textes hyperlongs et forcément hyperchiants (le syndrome « un poster-un post-it »). On avait dans l’idée de ne jamais illustrer les articles, une idée un peu radicale… comme de ne pas publier de portraits des artistes invités ou auteurs. Et au contraire de donner des cartes blanches à des artistes qui puissent aborder les thématiques à leur façon, comme Fabrice Hybert avec « indétectable » dans le numéro 3.
A propos de thématiques, vous fonctionnez avec une entrée par numéro (« Back to the closet » pour le n°1, « Global Gay » pour le n°2, « Indétectable » pour le n°3…). Pourquoi ?
Gilles : On s’en sert comme d’un outil de travail, ça nous permet de marquer le numéro et de contacter des artistes autour d’un mot tout en les laissant libres d’intervenir comme ils le souhaitent.
Tim : C’est toujours une problématique d’actualité gay, qu’il s’agisse donc du « placard » ou du gay international, le gay global théorisé. C’est une façon d’aborder les problèmes de société, le placard rebondit sur l’idée de la transparence, l’indétectabilité évoque le côté casse-gueule de la donne sur le sida, de cette charge virale qui n’est pas contaminante. De ce point de vue, les enjeux entre épidémiologie dure et sciences sociales sont énormes, qui font émerger des monstres épistémologiques. Prochain thème : la testostérone. Dans la critique de l’homonormativité, il y a un continuum entre violence, agressivité et domination. Chez les PD, tout ça n’a pas tout à fait le même sens que dans la société. C’est plus compliqué que de dire que les mecs aux représentations hyper masculines ont tous une volonté de domination. Hocquenghem évoquait une visibilité liée à une dévirilisation de la société. Il y a aussi cette sociologue trans en Australie, R. W. Connel, qui a mis en place un concept de masculinité hégémonique. L’hégémonie masculine ne se définit pas forcément en relation avec les femmes mais à l’intérieur même des mecs, avec les homos toujours en bas.
Est-ce pour cette raison que vous abordez dans le numéro à paraître la question des hormones ?
Tim : On a genré les hormones, mais assez rapidement on a constaté qu’elles n’étaient pas forcément liées au sexe, on considère que la testostérone est une hormone mâle mais les femmes en produisent aussi et ses effets ne sont pas forcément masculins, voir à ce sujet les effets féminisants de la testostérone sur les bodybuiders… On voit aussi la masculinisation des corps sportifs (les instances sportives excluent les femmes qui ont « trop » de testostérone), comment le sport de compétition a abouti à une aporie complète dans la séparation des genres : on est aujourd’hui incapable de définir un homme uniquement par son ADN. Je fais référence notamment à cette recherche sur les prisonniers aux Etats-Unis selon laquelle une bonne proportion d’entre eux, selon leur structure ADN, sont XX, donc sensément des femmes…
Comment les questions de genre vous permettent-elles d’intéresser la communauté, dont on constate tous les jours les divisions, sur le Web notamment…
Tim : Je suis atterré par la violence des propos sur Facebook à propos de l’affiche de la gaypride (un coq affublé d’un boa rouge qui a été retiré suite à la polémique, ndlr), de la violence des invectives entre trans, gay, lesbiennes, autant que j’ai été atterré par l’affiche ! Dans le même temps, on ne s’inquiète pas de la survalorisation de la violence dans les jeux vidéo, au cinéma et jusqu’au jeu politique. Je trouve que notre époque survalorise la violence.
Donc vous êtes OK avec cette critique qui vous est faite selon laquelle vous et votre génération (en gros, celle qui a combattu pendant les années sida) est celle des « fantômes » ?
Tim et Gilles (souriants) : Oui, on est vieux, mort aux jeunes !
Tim : Je suis vieille et je t’encule ! Je suis séropo depuis 1986… C’est juste ce que j’attendais pas il y a 30 ans, donc autant y aller... On a tellement été dans un truc de mort, dans cette idée qu’on vieillirait pas, c’est plutôt rassurant/étonnant qu’on puisse faire un clivage jeune/vieux.
Gilles : Quasiment aucun des artistes qu’on montre n’a eu de port-folio dans une revue gay. Quand la culture gay est apparue dans les 70’s, c’était une culture jeune. Quarante ans plus tard, elle a vieilli.
Tim : C’est la première fois que plusieurs générations se succèdent sans rupture ou changement de système (révolution ou répression). Pour la première fois, quatre générations de gays se parlent, une nouveauté qu’Internet renforce.
Gilles : Nous ne choisissons pas les artistes parce que ce sont des lesbiennes ou des gays qui définiraient leur sexualité par leur art, mais des artistes comme Clarisse Hahn ou Claude Lévêque, dont le travail est un reflet du gay en général ou qui s’inscrivent dans une histoire qui vient des 70’s, des féministes, qui sont dans les questions d’identité gay ou trans. A cause du sida, la perception de la mort a perturbé le rapport à l’existence que les gays commençaient à développer dans ces années 70, après deux décennies, 50’s et 60’s, où l’esthétique culturelle était morbide et violente. On a si longtemps été persuadés qu’on ne pouvait pas se reproduire…
Au fond, vous seriez la première génération gay à pouvoir transmettre aux suivantes votre culture ?
Tim : Comment une communauté qui n’est pas censée se reproduire peut se reproduire, comment transmettre dans « Monstre », c’est une idée qu’on voudrait travailler… C’est ce débat, à travers les port-folios, qu’on a entamé avec les jeunes artistes gays qui s’inscrivent dans une esthétique de la citation littérale et reviennent au porno des 70’s. Cette esthétique était extrêmement positive et intelligente, jouait avec les codes de la masculinité qu’elle détournait avec une grande aisance. Ce qui nous gêne, c’est qu’ils zappent toute la culture artistique de la période sida, des gens comme Mark Morrisroe, mort du sida à la fin des 80’s…
LGBT pas une seule fois dans notre conversation, c’est un signe ?
Tim : On n’a pas toujours les mêmes causes à défendre, si on met tout sous le même dénominatif, c’est la seule majorité visible, soit les gays, qui seront vus. Quand Lalla dit qu’elle ne veut plus être assimilée à un gay, il faut l’écouter, même si ça n’est pas plaisant. La force de la communauté, c’est que chacun s’occupe de sa lutte mais aussi se retrouve ensemble sur des choses précises. Nous n’allions pas tous mourir mais nous avons tous fait des die-in (manifs où tout le monde s’allonge à terre, mimant la mort, ndlr). Le terme LGBT fait un peu collier de nouilles : on y rajoute une lettre à chaque fois que théoriquement ou intellectuellement on aboutit à une aporie, qu’on se heurte à une question politique, qu’on rajoute une identité.
Recueilli par annick rivoire
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