Joakim Bouaziz, DJ, producteur, pionnier des sites musicaux, fête les dix ans de Tigersushi.com à la boutique Tigersushi Furs ce soir (apéro spécial) et demain au Point éphémère. © DR
< 27'05'10 >
Joakim : « Internet, c’est la jungle ultralibérale »
Tout a commencé par le réseau et se terminera peut-être là. En 2000, Joakim Bouaziz, jeune DJ et producteur parisien, lançait Tigersushi.com, un site précurseur du Web sauce 2.0 (l’internaute pouvait partager ses playlists). Sous son esthétique Légo, ses briques de couleurs recelaient des mines d’infos, un peu à la manière du All Music Guide, touche de folie en plus. Après quelques années, le site mue en label. Joakim se lance dans la production de compilations érudites (dont « How To Kill A DJ » signé Ivan Smagghe, qui aboutira à la création du label Kill the DJ), d’albums perso (dont le superbe « Fantômes », en 2003), et d’artistes électro-rock : Poni Hoax, le carton du label, les Chiliens Panico !, ou Principles of Geometry et leur univers à la Carpenter. Avec la crise, Tigersushi tente la diversification, avec Tigersushi Furs, des vêtements sous inspiration nippone.
Dix ans plus tard, pour fêter ça, c’est apéro ce soir à la boutique (27 rue de Saintonge, Paris 3e, de 17h30 à 21h), c’est double compilation « More G.M.D. X » et c’est soirée demain 28 mai au Point éphémère, avec Principles of Geometry, Panico !, Joakim, Krikor, DyE et le Tigersushi Bass System. Et c’est, pour poptronics, last but not least, un Joakim livrant sa vision plutôt noire du Net (et néanmoins recueillie par mail).
Quel rapport avez-vous à l’Internet ?
C’est un rapport amour/haine. Ou plutôt utilité/haine. C’est évidemment un outil incontournable pour travailler et le vecteur principal de la musique aujourd’hui. D’ailleurs, Tigersushi a démarré comme un site destiné à faire découvrir de la musique aux internautes. Mais je ne vais pas parler des aspects positifs, tout le monde s’accorde pour dire qu’Internet c’est génial. Un des problèmes majeurs est qu’il en découle une sorte de nivellement par le bas parce qu’il n’y a pas tellement de tri des infos sur Internet ou de subjectivité, et malheureusement les utilisateurs d’Internet ne font pas tellement la démarche de trier puisqu’ils préfèrent en général accumuler.
C’est une pure intox que de dire que les internautes ont accès à toute la culture et que du coup toute la culture trouve son public, qu’Internet permet à tous les artistes de se faire une place. Internet n’est pas égalitaire, Internet c’est la jungle ultralibérale. Le résultat est que la différence entre le bon et le mauvais (artistiquement parlant) est de plus en plus floue, une sorte de mise en parallèle du pire et du meilleur, tout se vaut, et ce qui compte c’est le bruit (le buzz). En quelque sorte, sur Internet, Make The Girl Dance = Metronomy, pour prendre deux groupes récents dits électro-pop. Les premiers, malgré un niveau musical proche du zéro, ont réussi à créer un buzz énorme avec une vidéo racoleuse. Ça, c’est un problème car je déteste l’adage qui veut que « tous les goûts sont dans la nature ». Ça implique aussi un culte de la performance, similaire à la TV avec l’audimat sauf que sur le Net c’est le nombre de clics, de fans, de views, etc. Il n’y a pas longtemps, un tourneur m’a envoyé le lien d’un site qui mesure le nombre de lectures Myspace, de lectures Lastfm, etc. On entre le nom de plusieurs artistes et on a des courbes qui « comparent » les artistes, comme l’audimat du JT en somme, d’une manière totalement décorrélée de leur talent.
Autre point qui me chagrine, c’est l’absence du texte, en musique en tout cas. Pour moi, la critique musicale va avec le texte, qui est l’expression de la subjectivité de l’auditeur/journaliste. Or la musique sur Internet, c’est des liens, des blogs, des listes, des players, etc., mais pas de littérature.
Comment le réseau influe-t-il sur votre manière de travailler ?
Je ne pense pas que ça influence directement ma manière de faire de la musique, si ce n’est que le réseau étant la principale cause de la crise de l’industrie musicale (je suis toujours surpris qu’il y ait encore des neuneus pour penser le contraire), je me pose des questions sur le format et le mode de diffusion de ma musique, comme tout le monde. L’album ? La gratuité ? Contre quoi ? Au niveau de Tigersushi et même de mon « auto »-promotion (car c’est une des grandes nouveautés d’Internet, les artistes ne peuvent plus vraiment couper à l’auto-promotion de leur travail via les réseaux sociaux, blogs, etc., sauf à être déjà starifiés), le réseau a changé la manière de (se) promouvoir et communiquer (sur) la musique.
Et en tant qu’artiste, ça change quoi ?
Ça me permet de gérer ma promo en direct en quelque sorte, plus besoin d’intermédiaire, via Facebook, Twitter qui permet aussi de créer une sorte d’émulation virtuelle (tu fais non seulement ta promo mais aussi celle de tes amis musiciens et vice versa) ou Myspace, on parle directement aux fans et on les informe tout en tissant un rapport qui peut avoir l’air plus « intime ». C’est à double tranchant. Evidemment c’est agréable d’être en contact direct avec ses fans, ça rassure, tout en rendant beaucoup plus paranoïaque, car cette relation a un caractère très volatile. Et ça démystifie aussi la musique et les artistes. On vit dans un monde de plus en plus démystifié et cynique, ce qui me chagrine un peu.
De quelles évolutions rêvez-vous ?
Je ne pense pas qu’il faille attendre d’évolution dans le réseau, mais plutôt dans l’utilisation qui en est faite. Les utilisateurs définissent Internet, ce qui est génial et dangereux. Je ne crois pas que Facebook ou Google vont prendre le contrôle de nos vies à nos dépens. A la télé, il y a toujours eu ce débat : « Est-ce que TF1 rend con, ou est-ce qu’on regarde TF1 parce qu’on est con ? » J’opte pour la seconde option parce que je crois au libre arbitre. Et c’est quand même plus facile d’être con. Donc à nous de créer un réseau meilleur.
recueilli par benoît hické
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