Après-coup sur Panoramas2010, biennale d’arts numériques et de loisirs « alternatifs » au parc des Coteaux, à Bordeaux, conçue par Bruit du Frigo/Lieux Possibles et Médias-Cité sur 48 heures, les 2 et 3 octobre derniers.
L’installation décalée d’Anne-Laure Boyer en pleine nature, faite de meubles de récup qui racontent la mémoire collective. Une des belles surprises de cette première biennale Panoramas2010 de création numérique et de loisirs alternatifs à Bordeaux. © DR
< 14'10'10 >
L’art bucolique et numérique en Panoramas, à Bordeaux

(Bordeaux, envoyé spécial)

Un pied sur le rebord de l’embarcadère, l’autre dans le canoë, l’eau sombre en dessous et la nuit épaisse tout autour, on se demandait un peu ce qu’on faisait là. Quelques dizaines de mètres plus loin, sur une barge instable, nous attendait la comédienne Anne Steffens, habituée des films de Benoit Forgeard et de la romancière Chloé Delaume, dont elle nous dit, dans une sorte d’intimité perturbante, un texte consacré au suicide. Le déséquilibre prit dès lors une tournure différente et le tangage, une force qui dépassait le simple souci de ne pas se mouiller. Chloé Delaume envisage dans « Eden matin midi et soir » les différentes options pour en finir, avec une précision à la fois esthétique et juridique. Dans cette situation de fragilité nocturne, le texte prit une épaisseur qu’on ne lui connaissait pas dans ses adaptations scéniques ou plus récemment radiophoniques.

Cette performance était l’une des multiples propositions de la Nuit Verte, segment nocturne de Panoramas, biennale d’arts numériques et de loisirs « alternatifs », sise dans le parc des Coteaux, sur la rive droite de l’agglomération bordelaise. Comme toute ville d’eaux, prospère qui plus est, Bordeaux connaît un clivage entre deux pôles, l’un historiquement bourgeois et centralisé, l’autre tentant de rattraper son retard, empêtré dans son passé industriel et son image de zone pas très raccord avec l’ambiance très proprette du centre-ville. Cette biennale est donc l’un des premiers projets en Aquitaine à mêler politique de la ville, à l’échelle de quatre communes périphériques dites « difficiles » (en réalité juste délaissées par les pouvoirs publics durant des décennies), et démocratisation des cultures numériques, avec la volonté affichée de pondre du lien social comme d’autres pondent des applications pour portable. Une démarche passionnante sur le papier (présenter et parfois commander des œuvres à des artistes, architectes, paysagistes, dans un souci de brassage des populations) mais qui sentait un peu trop son « plan comm’ ». Avec néanmoins un confortable budget pour une première édition : 400 000 euros (de la ville à l’Europe, tout le monde s’y est mis).

Panoramas 2010 est donc la première d’une série de biennales (il y en aura quatre, étalées jusqu’en 2016) dont le but est de réinvestir un territoire à la fois verdoyant et décati, encadré par une autoroute et des zones urbaines en pleine réhabilitation, permettant ainsi une relecture de ce parc des Coteaux, composé lui-même d’une dizaine de parcs, sur une surface de 400 hectares. Ce joli terrain de jeu, méconnu des Bordelais, a été confié aux bons soins de Bruit du frigo pour la programmation artistique et de Médias-Cité pour son prolongement numérique et virtuel, le tout étalé sur deux jours et une Nuit Verte le samedi soir.

On retiendra avant tout la poésie des lieux, que Ballard n’aurait pas reniée. Un lacis de verdure serpentant entre asphalte et zone suburbaine, voilà qui peut créer des décadrages, des surprises gonflées de poésie et de hors-champ, comme un jeu de regards sur l’histoire d’un territoire. C’est précisément ce qui vint à l’esprit des visiteurs en découvrant, après une courte promenade à travers bois, l’appartement d’Anne-Laure Boyer. Cette jeune artiste, photographe et vidéaste passionnée par les questions d’urbanisme et de ruralité, travaille autour de la mémoire, autant celle des habitants que des lieux. Après trois années passées à collecter les reliquats de divers déménagements de ses voisins ou des gens de son quartier, et à photographier et filmer leurs intérieurs, Anne-Laure Boyer a décidé de reconstituer un appartement au milieu du parc des Coteaux, de bric et de broc, comme un étal vintage en diable de meubles et de bibelots. Il est question, dans cette œuvre-monde toute simple en apparence, de mémoire collective et individuelle, de cette zone floue où les souvenirs s’estompent et où l’on se raccroche à une table ou à une vieille photo dans son cadre en stuc, qui parfois constituent les seuls pans d’une mémoire familiale en miettes. Une installation très loin des univers numériques.

Eric La Casa et Jean-Luc Guionnet, deux artistes sonores, choisirent quant à eux d’épouser très précisément les enjeux de cette biennale en investissant une courbe du parc de Séguinaud, face à une zone pavillonnaire (Bassens) qui surplombe elle-même une autoroute surnommée « La pénétrante ». Ambiance ambiance. Installant le spectateur/auditeur sur un canapé défoncé, face au à la courbe de l’autoroute, ils lui font écouter les réponses d’enfants à des questions sur la biodiversité et la nature (« qu’est-ce qui est naturel ? » - « un trognon de pomme, pardi ! », un dispositif que ne renierait pas la bande d’Arte Radio). Les réponses des marmots, souvent déroutantes, mêlées aux hurlements (enregistrés en studio) d’autres enfants du quartier, en provenance de six hauts-parleurs disposés sur le bord de l’autoroute, créaient un heureux mélange de candeur et de douleur, tout à fait réussi. Un rapport de focale sonore qui fait écho aux distances - à la fois géographiques et sociétales - entre des quartiers pourtant pas très éloignés.

La nuit (verte) venue, on fut très heureux d’envoyer des sms idiots à la machine à mots « Expression(s) » créée par 2Roqs, ou plutôt, à « l’application collaborative utilisant le paysage comme surface de projection ». On envoie un sms (à un numéro non surtaxé, précisent les artistes !), qui apparaît sur un immense écran, sous des formes géométriques qui s’agrègent et se disloquent comme dans un Tétris conceptuel. Une accumulation très graphique qui s’agite sur l’écran. Résultat : de nouveaux sens se dégagent des enchevêtrements ainsi créés, même si cette installation, comme la plupart de celles vues à Panoramas, évacue toute critique sociale ou regard décillé sur le monde, se justifiant uniquement par sa prouesse technologique. Un travers qui n’épargne pas le duo Electronic Shadow, avec sa pièce « SuperFluidity » : le public était appelé à intéragir avec un dispositif, à la fois physique (un cube high-tech bardé de tablatures en 3D se reflétant dans l’eau lac, en stries fluorescentes du plus bel effet) et online, grâce à une application pour téléphone portable. Métaphore limpide des multi-couches d’informations auxquelles nous sommes confrontés tout en les générant, liée à une fascination avouée des artistes pour la physique quantique, cette installation détonnait dans la Nuit Verte. On cherche encore une aspérité un tant soit peu critique. Geek et politique, deux sphères qui se cherchent et se trouvent parfois.

C’est donc avec plaisir qu’on s’abandonna au concert de Theremin de Laurent Dailleau, accompagné pour l’occasion de trois performers, Anahata, qui manipulaient des costumes du 3ème type reliés à des capteurs par une manette de Wii. Trente minutes d’oubli et de sons qui enflaient comme des vagues, en plein milieu des bois et de la nuit, pour un décadrage épatant du moment et du lieu de l’écoute (de la Nuit Verte à la Nuit Bleue, il n’y que quelques centaines de kilomètres...).

Extrait du premier live d’Anahata à Bordeaux, en 2007 :

Voilà l’une des réussites de cette première Biennale, hélas peu fréquentée, mais dont on espère qu’elle réussira à affiner sa ligne et ses envies, dans deux ans, sans omettre de questionner le réel et la société, bien absents lors de ce week-end aquitain.

benoît hické 

votre email :

email du destinataire :

message :

< 1 > commentaire
écrit le < 06'11'10 >
Une biennale peu fréquentée certes, mais qui valait vraiment le détour. Pour ma part, le détour n’a pas été utile, puisque je réside dans ce territoire. L’expérience, qui se renouvelle par définition dans deux ans, ne peut qu’intéresser un public de plus en plus large. Le bouche à oreille et les avis positifs liés à panOramas2010 feront le reste.