A l’extérieur du centre Pompidou, des vendeurs à la sauvette de DVD de la collection Nouveaux Médias du centre… Une action signée Tania Bruguera, avec l’aval des artistes "piratés" et des autorités du Centre. © DR
< 11'09'10 >
Le « non-musée » utopique de Tania Bruguera
Intérieur musée (centre Pompidou), sous-sol. C’est là, au niveau -1 du Forum, que Tania Bruguera plante, pour cinq jours, son « petit » musée. L’artiste cubaine, actuellement enseignante aux Beaux-Arts de Paris et qu’on retrouvera début octobre au Plateau/Frac Ile-de-France pour un projet collectif intitulé « Capitalisme générique », enfonce un coin, avec « IP Détournement », dans la toute nouvelle programmation des « Rendez-vous au Forum » du centre Pompidou. « IP » pour « Intellectual Property », « Détournement » pour la mise à mal de la notion de propriété intellectuelle telle qu’elle est si peu abordée (ou affrontée) par le monde de l’art et, en premier lieu, par les artistes eux-mêmes. Un détournement qui pourrait s’accorder au pluriel, tant le dispositif conçu par Tania Bruguera outrepasse les sigles et le sens de copyright/copyleft pour aller jusqu’à contester l’idée même du musée, de l’exposition, de l’accrochage et de la réception de l’œuvre.
Si le « projet » IP est éphémère (et confiné dans un sous-sol, enfin presque), il est aussi et surtout utopique, politique et généreux… et interroge en une donne actualisée par l’artiste la communauté artistique en ces lieux consacrés (musées, galeries), dans ses pratiques et dans ses formes conservatoires (la collection), dans ses modes d’acquisition et de monstration, dans ses stratégies de diffusion et de réception. Et interroge ses acteurs et leurs comportements : les artistes, les institutions (publiques ou privées), les commissaires, les visiteurs, dans leurs rapports croisés – clairement énoncés ou souterrains –, rapports codifiés, légalisés et muséifiés.
Intérieur musée/la correspondance. A été mis à la disposition de Tania Bruguera l’ensemble des vidéos d’artistes de la collection Nouveaux médias du musée d’art moderne. Que faire ? Que faire avec ? Que faire avec une collection, alors même qu’on en conteste l’idée et le process ? On dit : on la montre, on l’expose, on la diffuse. Comment ? Dans la blackbox des centres d’art, sous contrôle de son propriétaire acheteur (en l’occurrence le centre Pompidou), dans un confort de vision, de qualité de l’image et du son irréprochables. Dans l’une des rares versions copyrightées ?
Tania Bruguera instaure un autre processus – qui en appelle à toutes ses pratiques : l’installation, la performance ou l’action, la participation, le protocole. Cela débute par une correspondance qui est affichée sur les murs du Forum niveau —1. Tania a, par mail, durant l’été, demandé à une centaine d’artistes de la collection l’autorisation de reproduction et de diffusion de leurs vidéos ou DVD. Vidéos ou DVD diffusés à l’intérieur d’un dispositif encore muséal, et diffusés aussi à l’extérieur du musée, proposés à 1 euro (peut-être ce fameux 1 euro symbolique des cas de litige) par des vendeurs (des étudiants des Beaux-Arts qui en gardent la recette). Ce qui implique la duplication en nombre de ces œuvres vidéo, une multiplication du nombre d’exemplaires frappés du sigle Creative Commons (les licences inspirées des logiciels libres qui autorisent la circulation des œuvres). Ce qui implique que les artistes cèdent pendant le temps de l’action leurs droits d’auteur.
Les échanges de mails entre Tania Bruguera et les artistes sont répartis en deux zones. Ceux qui ont répondu oui, ceux qui ont refusé. Les oui l’emportent. Ce qui frappe dans cette correspondance, qui sera accessible bientôt sous format PDF sur le Net (et que poptronics se fera un plaisir de proposer en téléchargement), c’est l’enthousiasme des artistes, leur adhésion au projet, leur ironie, leur désir de diffusion hors des sentiers muséaux. On note les détails techniques, les argumentations sur le projet de Tania. Martin Le Chevallier qui se dit que celui-ci n’est peut-être qu’un leurre, une plaisanterie. Passionnante et longue, la réponse de Michael Snow : « I thought that if anyone can vandalize my work it should be me. Unlike the original film “WVLNT…” can be shown that way you want on any machine. Please do so. » Et d’autres noms, comme ceux de Judith Kurtag, Jordi Colomer, Philippe Terrier-Hermann, Thomas Hirschhorn, Akram Zaatari, Mona Vatamanu & Florin Tudor, Sanja Ivekovic… Il y a les refus dont on ne connaîtra pas les noms, rayés au marker noir. Non, par rapport à leur galerie, non, par rapport à l’idée que l’artiste se fait de son œuvre et de sa monstration. Non tout sec aussi.
Tania Bruguera introduit soudain dans le monde de l’art la réalité d’un débat que connaissent bien les musiciens, les cinéastes, les auteurs-compositeurs, les scénaristes… et les internautes. Quid de la propriété intellectuelle dans une société de flux et de circulation, de téléchargements et de piratages ? Quid de l’œuvre dans une société qui se nourrit du Net ? C’est toujours « l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » comme disait si définitivement Benjamin, c’est aussi « l’œuvre d’art à l’époque de sa diffusion démultipliée et parcellisée ».
Intérieur musée/le « non-musée ». Ou « stockage » selon la signalétique au sol. Le/la visiteur/trice pénètre dans… un entrepôt ? Une boutique ? C’est un parfait « foutoir » qu’installe Tania Bruguera. Palettes de bois, meubles de bureau métalliques enchevêtrés, chaises de bois, tables d’écolier des années 70, moniteurs vieillots, écrans de mauvaise définition. On voit sans voir, on tente de voir des images. Les fameuses vidéos d’artistes de la collection Nouveaux médias du musée d’art moderne. Sauf que rien… On ne sait pas de qui sont les bandes – pas de titres, pas de cartels, pas de dates, pas de noms. Le visiteur s’adapte, s’arrête un temps pour regarder des images parfois floues, parfois rayées. Les choses se passent comme si Tania Bruguera voulait nous faire bien comprendre que nous sommes passés dans un temps d’après le musée, un temps d’après la collection, un temps d’après l’exposition. L’accès aux œuvres – vidéos ou autres – se fait ailleurs. La magnifique salle moquettée de rouge qui jouxte le capharnaüm de mobilier déglingué et d’écrans sans qualité est barrée par un cordon : no trepassing. Il n’y a pas de belle et confortable vision d’une œuvre.
Tania Bruguera matérialise et défend sa conception de « non-musée ». Ainsi qu’elle l’a développé dans un article du numéro d’été d’« Artforum » : « I would like a museum in the not-so-new XXI century that abandons the idea of looking for the idea of activation ; one that is not a building or even a fixed space but a series of events and a programm (…) One where things are not exhibited but actived, given use-value instead of representing it. One that is not a structure but a moment ; that is not a place to visit but a presence. A museum that is more a part of Internet, open-source, and Wikipedia culture. » Ou, dit autrement le jour de l’ouverture : « C’est dehors, là, sur le parvis, sur le net, que l’art doit être. »
L’ouverture vers son utopie de libre circulation, elle se fait en effet à l’extérieur du centre Pompidou. Nous y conduit, placé comme un appât à notre désir de voir, d’accéder à… et d’acquérir, un vendeur de copies des DVD d’artistes dont nous n’avons rien pu voir. Nous sommes toujours à l’intérieur. Il nous montre les pochettes, nous fait l’article, mais ne peut pas les vendre dans le cadre même de l’institution. Dehors, les échanges se font dehors.
Extérieur musée/le visiteur-acquéreur. 1 euro, donc. Pour 1 euro, à la sauvette, le visiteur va pouvoir satisfaire son désir d’images et d’œuvres. Pour 1 euro, 1 copie DVD. À regarder chez soi. Notre musée personnel en train de se fabriquer. Tania Bruguera pointe aussi les comportements des spectateurs. Loin du musée, le spectateur vit avec Youtube, la possibilité de télécharger des films, des musiques. Il vit dans une circulation accélérée des biens et des images. Dans une liberté, clandestine. Mais dans ce système de vente sauvage, restent bien des ambiguïtés. À l’issue de la première journée, les vendeurs disaient avoir vendu plus d’une centaine de DVD. Certains artistes ont été emportés plus que d’autres. Nouveau critère de valeur de l’œuvre ? Valeur marchande réactivée par un autre marché, celui du visiteur consommateur ?
La proposition de Tania Bruguera configure un moment possible des échanges, des usages et des valeurs… Une utopie critique dans toutes ses implications. Et tout reste ouvert...
marjorie micucci-zaguedoun
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