Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé, les deux démiurges de l’opéra pour lapins communiquants, au milieu de leur "clapier" aux Arts décoratifs, à Paris. © Jean-Jacques Birgé et Antoine Schmitt A.P.R.E.
< 24'07'09 >
Nabaz’mob, le coup des lapins
Explorer le chaos et l’ordre sur scène à l’aide d’une batterie de lapins numériques. Etablir des rapports subversifs avec cent Nabaztags, ces robots wifi à l’effigie du rongeur aux grandes oreilles plutôt estampillés kawaï. Traiter de la démocratie en concevant un opéra alétoire contemporain, musical et lumineux. « Nabaz’mob », l’opéra pour 100 lapins communicants des deux Français Jean-Jacques Birgé et Antoine Schmitt, explore toutes ces dimensions sous le faux nez plutôt inoffensif de robots de 23 centimètres de haut pour 418 grammes. Reliés à l’Internet par wifi, équipés de diodes lumineux et de capacités sonores quasi-illimitées, le troupeau hi-tech interprète une pièce contemporaine, créée par les deux designers et artistes pour la première fois en 2006 au Web Flash Festival et qui vient d’obtenir un Award of Distinction, prix émérite de musique digitale pour l’édiion 2009 de l’Ars Electronica Festival de Linz, en Autriche. Mais ils sont aussi les vedettes permanentes de l’exposition « Musique en jouets » au Musée des Arts décoratifs. Bref, le « clapier » comme dit affectueusement Jean-Jacques Birgé, ne chôme pas.
Les 100 lapins côtoient à Paris la machinerie musicale brindezingue de Pierre Bastien, les jouets musicaux de Pascal Comelade ou encore un échantillon de la collection de synthé-jouets d’Eric Schneider), après avoir faits les zouaves à Mons (Belgique) en avril pour le festival Robotix’s et d’enchaîner le 6 septembre prochain à la soirée musique contemporaine du festival Ars Electronica de Linz. Au-delà de l’image « kawaï » du Nabaztag, ce qui fait le succès de cet opéra pas comme les autres, c’est qu’Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé sont parvenus à explorer l’autre face des gentils lapins. « Il y a clairement une dimension de subversion quant à l’objet lui-même, dit Antoine Schmitt. Un lapin c’est gentil, mignon et bobo, mais quand on en met 100 sur une scène, ce n’est plus si gentil que ça. »
« Une paraphrase de la démocratie »
Derrière leur vitrine à l’ancienne et le joli rideau de scène brillant du musée des arts décoratifs en effet, nos 100 lapins communiquants ont tout d’inoffensifs jouets techno du début XXIème : ils bougent des oreilles, leurs 5 leds de couleurs vives et leurs sons (128 en base MIDI, pour la première génération de lapins qui a servi à la composition de l’opéra) rappellent davantage les clochettes que les scies électriques. Mais si les « oh » et les « ah » de fascination ne sont pas rares (les enfants adorent), Nabaz’mob parvient à dépasser la simple installation ludique. La synchronicité qui n’a rien de mécanique intrigue d’abord le spectateur, tout comme le ballet d’effets du design lumineux qui creuse une tension entre l’apparente communion de l’ensemble (on songe aux ballets de gymnastes chinoises) et le comportement individuel humanisant (une oreille asynchrone, une couleur décalée…). « Nous avons décidé de pervertir l’objet, d’en faire quelque chose d’un peu effrayant », dit Jean-Jacques Birgé, qui rappelle : « Nous sommes tous les deux intéressés par les concepts du chaos et du contrôle. Nos 100 lapins sont une paraphrase de la démocratie ».
Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé avaient déjà travaillé ensemble en 1998 sur « Machiavel », un CD-Rom avant-gardiste qui faisait appel à l’interaction du spectateur via un scratch vidéo, creusant le rapport singulier de l’homme à la machine. Avec Nabaz’mob, c’est le rapport machine/machine que le duo explore. Tout a commencé par un travail de design industriel pour la société Violet. Antoine Schmitt est appelé à la conception du Nabaztag (lapin en arménien, la langue natale de l’un des deux cofondateurs, Rafi Haladjian) pour le design comportemental du lapin, tandis que Jean-Jacques Birgé, lui, en développe le design sonore. Le Web Flash Festival au centre Pompidou demande à Violet de produire quelque chose autour du Nabaztag, Violet s’adresse alors à Antoine Schmitt qui pense à un opéra à partir des lapins qu’apporteraient leurs utilisateurs… Un projet utopiste sur fond de Flashmob, ces mobilisations éclair sur un prétexte ou un autre via l’Internet, un projet minimaliste aussi (« tout passe par le synthétiseur Midi et pas par des Mp3, avec trois portées, la chorégraphie des oreilles, la chorégraphie des 5 leds et la composition musicale », explique Jean-Jacques Birgé).
Le choix du lapin
« Comme dans une partition de John Cage, qui joue de l’inconnue du comportement humain (l’interprète choisit telle ou telle sous-section de la partition), explique Antoine Schmitt, le lapin aussi, avec son petit ordinateur interne, peut choisir. » L’autonomie de chaque lapin est comme le grain de sable et de génie dans la composition. Un éditeur de partition 8 pistes, un petit lecteur de chorégraphie des oreilles et un simulateur de 100 lapins génèrent la partition des trois mouvements (et demi) en langage lapin. L’aléatoire qui insuffle une forme d’humanité hybride à ce concert de lapins technos, ce sont les 10 secondes de délai entre le premier qui lit la note et le dernier. Toutes les dix secondes, chaque lapin allumé se connecte au serveur et demande s’il peut démarrer (et donc jouer sa partition). Mais les 100 lapins ne posent pas tous la question en même temps, débit du réseau oblige. Ce dixième de seconde de décalage, limite technique qui aurait pu être levée, « était une contrainte de composition géniale, que nous avons gardée », ajoute Antoine Schmitt. Ces dix secondes donnent une « forme nuageuse à la matière sonore et lumineuse, créent des grumeaux et des formes de ralentissements » qui font la saveur de l’opéra et lui donnent sa qualité musicale à la Steve Reich ou György Ligeti.
Zéro licenciement
Le prix décerné à l’opéra dans la catégorie musique digitale par l’Ars Electronica est d’autant plus savoureux que « le lapin fait un bruit de boîte à musique, les micros ne font que sonoriser, ce sont 100 petits hauts-parleurs dans leur ventre qui font de la musique contemporaine mezzo-voce », explique Jean-Jacques Birgé. Et le tout sans que jamais les représentations ne se ressemblent. « Comme ils sont 100, on ne sait jamais dans quel ordre ils vont jouer. Si un moteur d’oreilles est grippé, on se fait la réflexion qu’il ne faut plus de comique dans l’orchestre à la prochaine représentation. Ils ont une bien plus grande latitude d’interprétation que des humains : les humains seraient virés, alors que nos lapins sont simplement réparés », dit en riant Jean-Jacques Birgé. « C’est complètement fou le rapport qu’on a avec eux, ajoute-t-il. A chaque installation, ils sont très très vite humanisés. Ils sont pourtant tous pareils mais rien à faire, comme dans une organisation sociale, on aime que ça merde un peu. »
Depuis qu’ils ont traversé l’Atlantique, les 100 lapins se sont multipliés et avec la version installation au musée des Arts décoratifs de Paris, ils sont aujourd’hui environ 300. Il n’est pas rare que des utilisateurs lassés des prouesses de leur lapin domestique en fassent cadeau aux artistes. Le Nabaztag 2009 a bien entendu évolué : la version 2 comporte puces Rfid et mouvement d’oreilles ultra-rapides, streaming et sons plus « performants ». Mais Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé se sont émancipé de la société Violet pour faire durer cet opéra qui, ont-ils décidé, n’aura pas de version 2. « Nous avons été un peu froissés du succès de Nabazmob, confesse Jean-Jacques Birgé, parce que notre travail est plus sérieux. La prochaine œuvre sur laquelle nous travaillerons ensemble fera le lien entre Machiavel et Nabaz’mob, en creusant le rapport des machines aux hommes. Il s’agira d’une œuvre monumentale où les machines programmées contrôleront une foule ». Une autre œuvre politique, en somme.
annick rivoire
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